Hollywood, Pico Boulevard, Fox Studios, 31 mai
1962
Marilyn disparut pendant trois jours. «C'est
peut-être le week-end le plus mystérieux de sa vie, expliqua
ensuite Henry Weinstein. Plus déconcertant encore que celui de sa
mort. Quelque chose de terrible avait bouleversé son psychisme. Je
m’en suis rendu compte et je me reproche de n’avoir pas appelé
immédiatement le Dr Greenson pour lui demander de rentrer. »
Mais elle revint encore. Elle revint à elle, comme
on dit après un évanouissement. Le lundi 28 mai, Cukor avait prévu
une scène de huit minutes avec Marilyn, Dean Martin, Cyd Charisse
et Tom Tryon. Lorsqu’elle mit le pied sur le plateau, on aurait dit
un objet en cristal sur le point de se briser. Tous ses gestes
étaient incertains, hésitants. Pour la première prise, elle n’avait
que deux mots à dire : « Nick, darling
». On eut beau recommencer, elle n’arrivait pas à les dire
correctement. Pour les prises suivantes, elle finit par bégayer et
Cukor la traita avec une impatience croissante. Elle quitta le
plateau en courant, fonça dans sa loge, prit un rouge à lèvres
écarlate et griffonna sur la glace : « Frank, aide-moi ! Frank, je
t’en supplie, aide-moi ! » Puis elle s’effondra. Toute la journée,
entre les prises, elle avait essayé de joindre Frank Sinatra. Mais
dès le lendemain, elle étonna tout le monde en tournant avec
entrain les scènes prévues. À l’exception de ce lundi fatal, elle
travailla neuf jours pleins du 21 mai au 1er juin.
Les dernières images de Marilyn Monroe gravées sur
une pellicule le 31 mai 1962 sont muettes. Il n’existe que
trente-cinq minutes de Quelque chose doit
craquer. Ces images montrent un visage d’une beauté
indiciblement cruelle, un regard étonné et vaguement inquiet aux
pupilles insomniaques, une femme dans un dénuement radical, portant
comme un appel une robe éclatante de blancheur et de fleurs. Une
femme qui rentre chez elle après qu’on l’a crue morte. Elle a la
violence triste des réprouvés dans un monde dur et profond comme un
miroir. Elle joue sa vie, en direct sur le plateau 14 de la Fox.
Mais elle joue comme un fantôme. Ses cheveux semblent une perruque
laquée cassante, toute blanche. Elle est la doublure d’elle-même.
Marilyn parodiant Marilyn, comme si elle ne voulait plus être que
sa propre image, ou moins encore, n’être que son reflet dans les
yeux qui la regardent, n’être que l’eau bleu Technicolor de la
piscine et la vapeur de lumière qu’irisent les projecteurs. Le plan
se termine par un mot venu du hors champ, dit par le réalisateur :
« Cut! » L'actrice, qui jusque-là se
taisait, répète du bout des lèvres : « Cut!» Elle a l’air désolé mais pas furieux d’un
enfant qu’on interrompt dans ses jeux. Elle détestait ce mot que
lancent les metteurs en scène pour faire arrêter les caméras et qui
s’oppose à action. Ce mot qui revient
tout le temps dans le vocabulaire des studios et dans celui des
liens sentimentaux : To be cut off se
dit lorsqu’on est coupé au téléphone, ou largué en amour.
Le lendemain elle allait avoir trente-six ans.
C'était la dernière séance de prises de vues, le dernier jour où
une caméra changea Marilyn en son image. Deux mois plus tard, le
metteur en scène de son destin dira encore : « Cut! » Le fil, le film de sa vie sera coupé à
jamais. Et aucun assistant de plateau pour crier « Encore une !
Dernière prise ! ».
Marilyn mourut à quelques centaines de mètres du
5454 Wilshire Boulevard, où vivait sa mère lors de sa naissance. À
l’époque, Gladys travaillait aux studios d’Hollywood : elle était
monteuse pour la Consolidated Film Industries. Consolidated était
un des nombreux laboratoires qui développaient et tiraient les
épreuves du jour, rushes ou bouts
d’essai. Il s’agissait des bandes d’ébauches de scènes destinées à
être projetées aux producteurs, réalisateurs et cadres de la
compagnie, le matin suivant le jour du tournage. Gladys travaillait
six jours sur sept, avec des gants blancs pour protéger des mains
les négatifs. Monteuse en anglais se dit film
cutter. Gladys coupait des morceaux des films que les
directeurs des Studios avaient annotés, puis faisait passer les
morceaux à celles qui colleraient ensemble les différentes sections
dans l’ordre prévu pour le négatif final.
Vingt-six ans après, par une belle soirée d’août,
cinq bandes vidéo originales comportant les séquences que l’on
croyait égarées du dernier film de Marilyn Monroe furent sorties
clandestinement des archives de la Fox dans Century City. Cachées
dans la voiture d’un employé du Studio, elles furent acheminées
immédiatement vers un immeuble de Burbank. Là, devant cent
soixante-dix personnes triées sur le volet, elles furent projetés
sur un immense écran vidéo. Ces scènes sans musique ni montage
étaient précédées d’un clap en gros plan avec le titre suivant :
BOBINE 17 Something’s Got to Give, 14
mai 1962. À part quelques plans très brefs dans un documentaire de
la Fox, toutes les images de ce dernier film inachevé avaient été
gardées depuis à l’abri des regards indiscrets. Un silence absolu
recouvrit la salle lorsque Marilyn apparut sur l’écran. Il dura les
quarante-cinq minutes de la projection.
Le film était flou, en certains endroits décoloré,
mais son contenu était bouleversant : Marilyn paraissait radieuse
et le monteur avait mis les séquences bout à bout de main de
maître, mêlant des extraits et des bribes de dialogue à quelques
scènes comiques. À la fin de la projection, il y avait la séquence
de onze minutes où Marilyn nageait dans une piscine la nuit. Les
yeux grands ouverts et la pointe des seins juste sous la surface de
l’eau, elle avançait vers le bord, avec une maladresse enjouée.
Puis, regardant la caméra de face, elle se hissait hors de l’eau et
se glissait dans son peignoir de bain bleu-gris. Le bleu de l’eau,
irréel. Le bleu de la nuit, tendre. Le bleu du vêtement, fragile.
Le bleu des yeux, perdu.
À l’instant même où la dernière bande s’achevait
et où l’écran s’emplissait de points scintillants, des
applaudissements éclatèrent, qui permirent à l’employé des studios
de ramasser les bandes sans prendre le temps de les rembobiner et
de les rapporter nuitamment aux archives de la Fox. Elles
disparurent. Malgré les demandes pressantes des admirateurs de
Marilyn, le Studio continua de nier l’existence de ce film, et
répondit que dix minutes seulement avaient été tournées et qu’elles
avaient déjà été montrées dans un documentaire intitulé
Marilyn, produit par la 20th Century Fox en 1963.
Au printemps 1990, les bandes réapparurent dans
des circonstances étranges. Henry Schipper, jeune producteur des
actualités Fox à Los Angeles, était en train de fouiner dans les
archives en vue d’un hommage à Marilyn quand certains indices le
mirent sur la piste de Quelque chose doit
craquer. Il eut plus de chance que les précédents chercheurs
d’images ou plus de méthode. Devant son ordinateur à Fox
Entertainment News il explora à sa guise l’un des plus grands
cimetières de pellicule du monde et découvrit que les caméras de la
Fox avaient suivi partout leur star favorite, depuis son premier
bout d’essai jusqu’à son enterrement au Westwood Cemetery. Mais pas
trace des dernières séances de tournage. Il ne savait pas encore
qu’il trouverait son bonheur dans les profondeurs d’une mine de sel
au centre du Kansas, au fond d’une galerie, une centaine de mètres
sous terre. Là, il découvrit toutes les bobines de Quelque chose doit craquer. La princesse de
celluloïd fut réveillée de son sommeil sans amour. Conscient
d’avoir mis la main sur une pièce maîtresse du puzzle qu’avait été
la vie de Marilyn Monroe, Schipper emporta les bandes dans la salle
de projection où il s’enferma pendant deux jours, captivé par ce
film à l’état de rushes et stupéfait de découvrir que presque
toutes les images étaient intactes, y compris certains plans
montrant le réalisateur en action. On y voyait surtout les prises
successives de Marilyn répétant la même scène jusqu’à vingt fois de
suite, commettant de rarissimes erreurs et sans jamais rater une
réplique.
Les responsables de la Fox avaient menti en
déclarant que le film était introuvable et en l’effaçant même de
l’inventaire de la société. Le Studio avait aussi prétendu qu’elle
avait joué des scènes dans un état second, gavée de médicaments, et
tout le monde considérait que son travail sur ce dernier tournage
n’était que la triste conclusion d’une brillante carrière. Ce film
apporte la preuve du contraire. Marilyn y apparaît au mieux
d’elle-même. Sa performance est au niveau du reste de sa carrière :
drôle, émouvante. Elle illumine l’écran.