Westwood, Fifth Helena Drive, 6 juin 1962
Greenson avait visité déjà la Grèce, Israël et
l’Italie. Il s’apprêtait à se rendre en Suisse. Marilyn, incapable
de parler, fit une liste de questions et demanda à Eunice Murray de
les téléphoner à son psychanalyste. Il comprit que les questions
comptaient moins que leur non-dit : « Quand allez-vous enfin
revenir ? » mais il ne voulut pas lui parler. Marilyn suspendue au
téléphone appela plusieurs fois par jour Lee Strasberg, Norman
Rosten et sa femme, Ralph Roberts, Whitey Snyder et Pat Newcomb.
Tous la trouvèrent désemparée, en quête d’elle-même.
Le lundi qui suivit son trente-sixième
anniversaire, Marilyn ne se présenta pas sur le plateau. Peter G.
Levathes, qui dirigeait la Fox depuis deux ans, était en Europe
pour affronter la débâcle de Cléopâtre.
Il annonça qu’il allait régler le problème Monroe. Anticipant son
retour, Marilyn se déclara « prête et impatiente de retourner
travailler ». Elle n’avait participé qu’à douze jours de tournage
sur trente-quatre. Le lendemain, l’actrice n’ayant pas rejoint le
plateau, après avoir renvoyé tout le monde, Cukor décida que si
elle ne venait pas le jour suivant, il arrêterait le film. La Fox
menaçait de dénoncer son contrat. Cukor envisageait déjà son
remplacement : il pensait à Kim Novak, Shirley MacLaine, Doris Day
ou Lee Remick. Contacté par Rudin à la demande de Marilyn, Greenson
promit qu’il reviendrait le plus vite possible et laisserait sa
femme dans sa famille.
Deux jours plus tard, à peine débarqué à
l’aéroport international de Los Angeles, malgré dix-sept heures de
vol, il se rendit directement à la maison de Marilyn et la trouva
dans un état comateux. Au moins était-elle en vie. On ne sait pas
ce qui se passa entre eux mais le lendemain un chirurgien plastique
de Beverly Hills, Michael Gurdin, reçut Marilyn emmenée par son
psychanalyste. Gurdin l’avait déjà opérée treize ans plus tôt. Il
lui avait refait le nez et les pommettes. La voix lourde et cassée,
les cheveux sales et emmêlés, elle portait des marques noires et
bleues sous les yeux, mal masquées par le maquillage. Le
psychanalyste dit qu’elle avait glissé dans sa douche. Le médecin
comprit qu’elle était sous l’effet de drogues, mais Marilyn
s’inquiétait surtout d’une séance de photos prévue et demanda si
son nez était cassé. « Si mon nez est cassé, combien de temps
faudra-t-il pour le réparer ? » Les radios permirent de constater
que les os et le cartilage étaient intacts. Elle prit le Dr
Greenson dans ses bras. Le psychanalyste répondait aux questions du
chirurgien. Gurdin exclut une fracture. Il était possible qu’elle
soit tombée, mais aussi qu’elle ait été frappée, car l’hématome
d’une blessure au nez s’étend facilement aux paupières.
Greenson téléphona aussitôt à Mickey Rudin pour
qu’il prévienne le studio que désormais il avait les choses en main
:
— Elle est en état, tant physique qu’affectif. Je
suis convaincu qu’elle pourra finir le film dans les délais.
Il demanda à Eunice Murray de ne rien dire de
l’incident ni à Engelberg, son médecin traitant, ni à la presse. Ni
aux représentants de la Fox, auxquels il annonça que désormais
c’était lui qui discuterait des choix artistiques pour le reste du
tournage : plans à tourner, modifications de scénario, tenues
vestimentaires... Lors d’un déjeuner à la Fox, le lendemain, Phil
Feldman, vice-président chargé des questions opérationnelles, dit
au psychanalyste que le Studio perdait 9 000 dollars par jour quand
Marilyn ne tournait pas et lui demanda de la conduire lui-même à
Century City.
— Si elle dépend tellement de vous,
qu’adviendra-t-il du film si elle vous jette? ajouta Feldman.
À cette question, Greenson ne répondit pas mais
fit valoir qu’il avait réussi à la ramener sur le tournage des
Désaxés après une semaine à l’hôpital
et qu’elle avait été capable de finir le film de Huston. Il pensait
pouvoir refaire la même chose.
Mais l’après-midi, quelques minutes avant la
fermeture du tribunal d’instance, la Fox réclama 500 000 dollars de
dédommagement pour rupture de contrat et annonça à la presse que
Marilyn ne faisait plus partie de la distribution. Greenson, de
retour de déjeuner, apprit la nouvelle de la radio de sa voiture.
Il se précipita chez elle et lui fit une injection de sédatifs par
voie intraveineuse.
Un peu plus tard dans la soirée, on annonça que
Marilyn serait remplacée par Lee Remick. Le lendemain matin, Dean
Martin fit savoir qu’il abandonnait le film. « J’ai le plus grand
respect pour Miss Lee Remick et son talent, et pour toutes les
autres actrices pressenties pour le rôle, mais j’ai signé pour
faire ce film avec Marilyn Monroe et je ne le ferai avec personne
d’autre. » Il n’avait même pas envie de faire ce film au départ,
avoua-t-il à certains, et avait accepté uniquement parce que
Marilyn le voulait, lui. Les tentatives de Levathes pour le faire
revenir sur sa décision échouèrent. Henry Weinstein dira de cet
épisode : « Tous les acteurs traversent l’angoisse, le malheur, les
peines de cœur, mais chez elle, c’était autre chose : la terreur
pure. »
Le soir, rentré à Santa Monica, malgré la fatigue
accumulée depuis son retour, Greenson ne trouvait pas le sommeil.
Il se releva. Deux heures plus tard, Hildi le trouva assis dans son
fauteuil soulevant les radiographies du crâne de Marilyn pour les
déchiffrer contre l’abat-jour orangé de sa lampe de bureau. Surpris
comme un enfant en faute mais indifférent comme un homme en prière,
il continua l’examen des clichés. Il ne cherchait pas des lésions,
mais parcourant les blancs indécis et les noirs sans fond, lisait à
travers les condensations irrégulières et les gradations d’opacité
les lignes secrètes de la beauté. L'ombre de la bouche s’ouvrait
comme pour parler.