Santa Monica, Franklin Street, 3 août 1962
Le soir, après avoir laissé Marilyn se rendre à la
Scala, Ralph Greenson écouta la deuxième bande. Il s’enferma sans
dîner et remit en mouvement le magnétophone bloqué sur PAUSE.
« Il faut tout de même que je reparle de Grace,
murmurait sous le souffle de la bande la voix de Marilyn. Grace
McKee, comme elle s’appelait à l’époque où ma mère et elle se sont
rencontrées. Ça devait être deux ou trois ans avant ma naissance.
Elles travaillaient dans un studio de cinéma et partageaient dans
West Hollywood un petit deux pièces sur Hyperion Avenue, dans le
quartier pauvre qui est aujourd’hui le Silver Lake District, à peu
de distance des Studios. Grace avait forcé ma mère – c’est terrible
cette gorge serrée qui ne veut pas laisser passer le mot
mère – ma mère, donc, à teindre en
rouge ses cheveux noirs. Elle était archiviste et ma mère monteuse
sur négatifs. Elles étaient ce qu’on a appelé dans
l’entre-deux-guerres des good time
girls. Sortir et boire étaient les deux choses qui
comptaient le plus pour elles. Elles ne vivaient plus ensemble
depuis quelque temps quand je suis née, mais draguaient ensemble.
Peut-être couchaient-elles ensemble, je n’en sais rien. Je n’étais
pas chez ma mère, qui m’avait placée très tôt chez les Bollender.
Je vous ai déjà raconté toute l’histoire : la pauvre orpheline
regardant par la fenêtre l’enseigne lumineuse des Studios RKO où
elle imagine sa mère s’abîmant les yeux à regarder les visages des
stars... Le dimanche, se tenant par la main comme des gamines,
elles m’emmenaient faire le tour des Palaces d’Hollywood. Je veux
dire, les palais de l’image : l’immense et somptueux Pantages
Theatre, au coin de Vine Street et d’Hollywood Boulevard, le
Grauman’s Egyptian Theater, sur Hollywood Boulevard, lui aussi.
C'est là qu’a eu lieu la première d’Asphalt
Jungle, mon premier vrai film. Je n’ai pas pu y assister.
Trop mal ! Trop ! Un peu plus à l’ouest, le Chinese Theater. La
semaine, ne sachant que faire de moi, elles m’envoyaient, avec
juste de quoi payer le ticket, regarder dans ces salles obscures
les mêmes visages de lumière qu’elles manipulaient toute la journée
sur leurs tables de montage. J’adorais être la petite fille du
premier rang, toute seule face au grand écran.
« Quand j’ai eu neuf ans – ma mère m’avait repris
avec elle depuis un an environ – elles se sont disputées, battues.
Ma mère a attaqué Grace avec un couteau. On a appelé la police et
Grace a obtenu que ma mère soit placée en institution
psychiatrique. Grace devint ma tutrice légale. Elle ne m’a pas
prise chez elle tout de suite, j’ai encore connu deux foyers
d’accueil. Mais elle venait me sortir et m’emmenait aux studios et
dans les cinémas. Elle répétait que quand je serais grande je
serais une star. »
« Un jour, elle m’a conduite à l’orphelinat.
J’allais sur mes dix ans. Elle s’était mariée et ne pouvait me
prendre chez elle, à Van Nuys. Elle payait ma pension, et le
samedi, elle m’emmenait déjeuner et voir un film. De temps en
temps, elle jouait à la poupée avec moi et m’emmenait dans un
beauty parlour sur Odessa Avenue. J’ai
une grande science en matière de cosmétiques. Pour Grace, le modèle
de la star était Jean Harlow. Elle voulait me persuader que c’était
par admiration pour elle qu’on m’avait donné mon deuxième prénom.
Moi, je savais que mon nom était Jeane, pas Jean. Harlow était tout
de même mon idole. Grace m’habillait comme elle, tout en blanc, me
maquillait, me poudrait en blanc, me passait les lèvres au rouge.
Pour les cheveux, j’ai échappé de peu au peroxyde blond platine. Je
n’avais que dix ans, ça aurait fait bizarre, une femme fatale
encore enfant. J’ai attendu d’avoir vingt ans pour changer ma
couleur et mon nom. Une semaine après mes onze ans, Grace m’a
retirée de l’orphelinat. Mais quelques mois plus tard, quand elle
comprit que son mari – pardonnez-moi, mais on le surnommait "Doc ”
– m'avait abusée sexuellement, elle me plaça chez une autre “ mère
”, Ana Lower. Celle-là, elle était cardiaque et me délaissait pas
mal, mais je l’aimais bien. Pendant cinq ans, j’allais de l’une à
l’autre, confuse et hésitant toujours avant de répondre à l’école
quand on me demandait qui était ma mère et où j’habitais. À Noël –
je crois que j’avais treize ans – Grace m’a offert mon premier
gramophone portable Victrola. Le ressort du mécanisme à main était
si poussif que la fin des 78 tours sombrait dans un pleurage
infâme, mais j’aimais écouter dans le noir mes voix
préférées.
« Un jour, Grace et son mari quittèrent la
Californie et elle me maria au fils des voisins, James Dougherty.
J’avais seize ans et je ne voulais plus retourner à l’orphelinat.
Vous m’avez demandé il y a longtemps déjà ce que le mariage
représentait pour moi. Voilà ce que je pourrais vous répondre : “
Une sorte d’amitié douloureuse et folle, avec des privilèges
sexuels. ” Voilà, je vous ai raconté ma vie. Enfin, si on peut
appeler ça comme ça. Ce sera tout pour aujourd’hui, comme le disait
le Dr Greenson dans les débuts. Bonne nuit, Doc ! »
Greenson enclencha la touche PAUSE. Il ne saurait
jamais comment s’était terminée son histoire avec Grace. Car
lorsque après avoir fait quelques brasses dans sa piscine, il
revint écouter la fin de la bande, Marilyn était passée à autre
chose. « Je vous ai parlé de ma crise il y a dix ans quand je
tournais Don’t bother to knock. Il y
avait quelque chose dans le scénario que je n’arrivais pas à jouer.
Je n’ai compris qu’avec vous ce qui se passait à ce moment-là. Je
ne sais pas s’ils l’avaient fait exprès, Baker ou son scénariste,
mais quand Nell disait : “ Au lycée je n’ai jamais porté de jolies
robes à moi ”, quand elle disait qu’elle avait été internée dans un
asile de l’Oregon, ça me replongeait dans ce qui s’était passé lors
de ma dernière visite à ma mère. Faut que je vous raconte, même si
ça fait mal. Si vous étiez là vous diriez comme d’habitude : “
Surtout si ça fait mal. Ce qui ne coûte pas à dire ne vaut pas
d’être dit. ”
« Elle vivait à Portland, Oregon, justement, dans
un hôtel miteux dans la ville basse. Je voudrais oublier cette
scène. Je n’avais pas vu ma mère depuis six ans. Elle était sortie
depuis quelques mois de l’asile de San Francisco. Elle ne mangeait
rien. Ne regardait personne. C'était en janvier. Cet après-midi-là,
il pleuvait. J’étais venue la voir, accompagnée d’André de Dienes,
je vous ai déjà parlé de lui, mon premier amant, la passion de mes
vingt ans. Il avait une Buick Roadmaster aménagée avec à l’arrière
une sorte de cage. Il avait remplacé la banquette par un matelas en
mousse recouvert de couvertures et d’oreillers pour que je puisse
dormir pendant les longues heures de route. J’étais sa prisonnière.
J’étais heureuse. J’avais de quoi manger, de quoi boire.
« Ma mère était assise dans le noir, dans une
petite chambre au dernier étage, mal éclairée et triste. Je lui
avais apporté des cadeaux, du parfum, une écharpe, des bonbons et
des photos de moi qu’André avait prises. Elle est restée impassible
dans son fauteuil en osier. Ni merci ni plaisir. Sur sa bouche,
rien, aucun sourire. Rien que du rouge débordant les lèvres. Elle
ne m’a pas touchée. À un moment, elle s’est penchée en avant et a
enfoui son visage entre ses mains. Je me suis jetée à ses pieds. »
Sur la bande, on entendait comme un pleur nerveux, ou un rire. Puis
la voix de Marilyn reprenait, plus grave.
« Je me rappelle une autre visite, avant, à San
Francisco. Grace m’avait emmenée la voir. Je devais avoir treize
ans, comme ça. Elle n’a pas bougé. Juste à la fin, elle a dit : “
Je me souviens. Tu avais de si jolis petits pieds. ”
« Si vous étiez là, vous me demanderiez sûrement
pourquoi je me suis tue un instant. Parce qu’il y a quelque chose
que je n’ai pas pu dire, tout de suite. Quand ma mère a relevé la
tête – j’aurais tant voulu oublier ses mots – elle a dit une
phrase, une seule : “ J’aimerais venir vivre avec toi, Norma Jeane.
” Quelque chose s’est déchiré en moi. Je me suis levée d’un bond,
et je lui ai dit : “ Maman, nous devons partir, je te verrai
bientôt. ” J’ai laissé mon adresse et mon téléphone sur la table
avec les cadeaux non ouverts et nous sommes repartis vers le Sud.
Je n’ai jamais pu la revoir.
« Plus tard, le soir venant, nous avons quitté
Portland », reprenait la voix après un nouveau et long silence où
Greenson ne percevait que le souffle de la bande, comme si Marilyn
avait éloigné d’elle la machine. « Nous sommes repartis vers le
Timberline Lodge Hotel, au pied de Mount Hood. C'était complet.
Nous avons atterri par une route étroite et sinueuse dans un autre
hôtel. Government Lodge, c’était son nom. Il y avait plein de
machines à sous, partout, jusque dans les toilettes crasseuses.
C'était comme dans ces cauchemars où l’on n’arrive jamais. La pluie
se transformait en neige. Le soir, j’ai été très provocante avec
André. Je veux dire, sexuellement. Lui était triste, incroyablement
triste. Il m’a dit simplement : “ Pas une seconde je n’ai envisagé
de prendre des photos de toi et ta mère. Je n’ai jamais raconté ça
à personne, mais tu sais, j’avais onze ans quand ma mère est morte.
Elle s’est jetée dans un puits. Mais c’est loin tout ça, je ne sais
même pas à quel pays appartient aujourd’hui la Transylvanie.
”
« Cette nuit-là, dans les montagnes de l’Oregon,
la neige n’a pas cessé. Il neigea le jour d’après et encore toute
la nuit. On ne sortait pas de la chambre. Tandis que je me faisais
les ongles des mains et des pieds, je tendis les paumes vers André
en lui faisant remarquer que mes lignes de la main comportaient un
grand M. Comme deux enfants, nous avons
comparé les lignes de nos mains. Il m’a raconté que, quand il était
enfant en Transylvanie, un vieux sonneur de cloches lui avait
prédit que les deux lettres MM
revêtiraient une grande importance plus tard dans sa vie. “ Tu
sais, Norma Jeane, au moment des faits, je lisais un étrange vieux
livre et le vieillard s’était inquiété de ce que l’une des pages
commençait par memento mori (prière
pour les morts). ” Toute cette histoire m’a fascinée et nous avons
discuté longuement de ces deux M dans
nos paumes respectives. André m’a dit en riant qu’ils n’avaient
aucun rapport avec la mort. “ Au contraire, ils signifiaient
Marry Me! (Épouse-moi !) André m’a
raconté aussi ses marches en forêt quand il était enfant et m’a dit
qu’il gravait souvent le double M sur
l’écorce des arbres. Etrange, docteur, non? Ce n’est que quelques
mois après que mes initiales sont devenues MM... Nous avons pressé nos paumes l’une contre
l’autre. André a pris une photo d’une des miennes.
« Cette nuit-là, André m’a fait l’amour. Avec
désespoir, il explorait mon corps, cherchant quelque chose qu’il ne
trouverait jamais. J’étais en larmes. Il m’a demandé pourquoi je le
serrais contre moi si fort, comme s’il était mon enfant. Je n’ai
rien su répondre. Nous étions partis en voyage de photos depuis
quinze jours, mais c’était la première fois que nous faisions
l’amour. Le sexe, ça sert à être aimée. À croire qu’on l’est, en
tout cas. À croire qu’on est, tout court. À se perdre sans
appartenir. À disparaître sans être tuée. Maintenant, je me dis
souvent que je fais l’amour avec la caméra. Ça fait moins de bien
qu’avec un homme, sans doute; mais ça fait moins mal aussi. On se
dit : ce n’est que le corps, et ce n’est qu’un regard qui vous
prend en passant. »