Los Angeles, Bel Air, août 1960
Marilyn mit à profit l’avant-dernier week-end
d’août et l’interruption du tournage des Désaxés pour se rendre à Los Angeles. Elle vit
plusieurs heures durant son analyste, mais se rendit aussi au
chevet de Joe Schenck. Le vieux producteur, l’un des fondateurs de
la Fox, était sérieusement malade et devait mourir peu après. Ils
s’étaient connus en 1948 lors d’une soirée dans sa somptueuse
maison sur South Carolwood Drive. Le style débordant d’une
improbable architecture Renaissance hispanicoitaliano-mauresque
convenait à ces gigantesques soirées poker auxquelles les amis de
Joseph Schenck venaient accompagnés de jeunes et belles femmes.
Leur rôle n’était pas qu’ornemental. Modèles, starlettes, ces
jolies petites choses remplissaient les verres et vidaient les
cendriers. Elles espéraient entrer ou progresser dans une carrière
de cinéma. Et s’il fallait pour cela accorder certains services
intimes aux joueurs, après leurs cendriers, au nom de quoi refuser
de vider aussi ces messieurs comme ils le demandaient... Schenck
avait déjà derrière lui une longue carrière de producteur. Marilyn
admit qu’elle serait sa proie consentante. Mais ce n’est pas ce
soir-là qu’elle céda.
Le lendemain une limousine blanche vint la
chercher pour un dîner privé. Il aurait été fou de sa part de
refuser, mais, pour ne pas se laisser prendre tout de suite,
Lucille Caroll, une amie, lui conseilla de dire qu’elle était
vierge et se réservait pour l’homme idéal. Tard dans la soirée,
Marilyn très nerveuse lui téléphona depuis la maison de Schenck : «
Il sait que je suis mariée. Maintenant, que lui dire, question
virginité ? » La soirée finit. Marilyn se soumit ou se donna, elle
ne se souvenait plus, maintenant qu’elle regardait la pauvre chose
de quatre-vingts ans hérissée de tubes qui râlait sur un lit
d’hôpital. À l’époque, elle voulait désespérément travailler. Elle
voulait réussir. Il fallait accepter que les rôles soient parfois
négociés en privé et non par des agents. Par la suite, Marilyn
parlait ouvertement de son affaire avec Schenck qui lui avait
aussitôt donné ce qu’elle attendait et l’avait mise en contact avec
son camarade de poker Harry Cohn, un des hommes les plus détestés
et redoutés d’Hollywood. Il avait fait la carrière de Carmen
Cansino, devenue plus tard Rita Hayworth, et dirigeait les Studios
Columbia.
Quelques jours et quelques nuits après sa soirée
chez Schenck, Marilyn entrait dans les bureaux de Cohn à l’angle de
Sunset et Gower. Il lui proposa aussitôt un contrat de six mois
pour 120 dollars par semaine à partir du mois suivant. Il mit une
condition qui n’était pas ce à quoi elle s’attendait : il lui
fallut se faire faire une permanente pour augmenter le volume de sa
coiffure par électrolyse après plusieurs applications de peroxyde
d’hydrogène et d’ammoniaque. Le brun naturel de sa chevelure
minablement décolorée en blond sale disparut sous un platine
vaporeux. Le miroir révéla une femme de plus en plus semblable à
celle que Marilyn avait idolâtrée enfant : Jean Harlow.
Cohn, après avoir approuvé son nouveau visage,
l’envoya faire ses classes sous la direction de Natasha Lytess, qui
dira ensuite : « J’ai fait Marilyn. Tout. Ses lectures, sa voix,
son jeu, sa façon de prononcer en les distinguant les t et les d, sa
démarche, un talon posé juste devant le pouce de l’autre pied,
balançant les hanches comme on n’avait jamais vu actrice le faire.
»
Marilyn sous le plomb du ciel de Los Angeles en
août pensait à ces coïncidences : le pavillon d’hôpital où Schenck
luttait pour respirer était dans le même quartier que sa villa
baroque d’autrefois et les cheveux du malade étaient maintenant
blonds, comme décolorés. Elle regarda sa propre image dans une
glace et s’étonna de sa blondeur excessive, intenable au regard,
faite pour accrocher les spots et donner sous la caméra un nimbe
immatériel aux plans des Désaxés. Dans
chaque film, elle avait voulu être un type différent de blonde.
Blond cendré, foncé, doré, argenté, ambré, platiné. Blond miel,
blond fumée, blond topaze, blond métal : l’important était que ça
ne fasse jamais blond naturel. Marilyn se souvenait. Sept ans plus
tôt, elle tournait aux côtés de la très brune Jane Russell un film
de Howard Hawks. Elle n’arrivait pas à avoir une loge à elle : «
Ecoutez quand même ! Ce n’est pas logique ! Je suis la blonde et le
film s’appelle : Les hommes préfèrent les
blondes. » On lui avait répondu : « Souviens-toi que tu n’es
pas une star ! » Et elle : « Je ne sais pas ce que je suis, mais en
tout cas, je suis la blonde ! »
Marilyn se détourna du miroir de la salle
d’attente de l’hôpital et remarqua pour la première fois que
dying hair voulait dire à la fois,
cheveux teints et cheveux qui meurent. « Au fond, les salles
d’attente, j’en ai connu, débutante et après. Et ce n’est peut-être
pas pour faire attendre les hommes que je suis en retard. C'est
pour faire attendre la mort. OK pour la dernière danse, mais pas
tout de suite ! » Elle réprima un rire. « J’en parlerai à mon
docteur de mots. » En avançant au chevet de Schenck, elle pleura en
se souvenant qu’après deux ans de liaison, il lui avait offert un
chihuahua femelle. Elle l’avait nommé Josepha, d’après le prénom de
cet homme pour qui elle garda longtemps un faible. Joseph Schenk
l’avait vraiment aimée à l’époque de ses difficiles débuts dans le
cinéma. Elle l’appelait souvent quand elle avait faim et voulait un
bon repas ou quand elle avait du chagrin et voulait pleurer sur une
bonne épaule. Schenck l’entendit entrer dans sa chambre de mourant,
mais ne la reconnut pas.