Santa Monica, Franklin Street, fin mars
1962
Quelques jours plus tard, Greenson annonce à
Marilyn son prochain départ pour l’Europe. Il ne lui dit pas que
l’une des raisons était de pouvoir retrouver Anna Freud à Londres.
Les séances suivantes, elle ne parle pas. L'analyste n’est pas
surpris de sa détresse et voit dans cette crise l’irruption de
massives angoisses d’abandon. La dépendance de Marilyn s’était
intensifiée et ce départ la dévastait. Hildi n’est pas fâchée de
mettre quelque distance entre son mari et la patiente qui était à
elle seule presque toute sa clientèle. « Ma femme a peur de me
laisser seul à la maison, dit Greenson à un ami. Je devrais faire
interner Marilyn dans un asile. Ce serait plus sûr. Pour moi. Pour
elle, ce serait mourir. »
Le psychanalyste tergiverse entre partir et rester
auprès d’elle. Il le lui dit. À la fin du mois, un samedi matin aux
aurores, il voit débarquer chez lui Marilyn bien avant son heure de
réveil habituel.
— On m’a installé un chauffe-eau et le plombier
m’a dit que je n’aurais pas d’eau pendant trente minutes. Je vais
me laver les cheveux ici.
— Si vous y tenez. Mais pourquoi cette
précipitation matinale ?
— Peter Lawford doit venir me chercher et
m’emmener à Palm Springs où je dois retrouver le président Kennedy
pour un week-end.
Elle fait son shampoing, rentre chez elle, se fait
coiffer et passe plusieurs heures à s’habiller et se maquiller pour
se retransformer en Marilyn. Lawford fait les cent pas dans le
couloir. Marilyn sort de sa chambre coiffée d’une perruque noire
par-dessus sa mise en plis. Elle le quitte les cheveux mouillés,
tout à sa joie de petite fille, heureuse de laisser son sauveur
dans le trouble.
Si elle voulait empêcher Greenson de l’abandonner,
elle pouvait difficilement trouver meilleur scénario. Ce week-end
était précisément le type de situation qui alarmait le
psychanalyste. Il voyait à l’œuvre sa tendance à se laisser
exploiter et s’inquiétait de la voir accorder à sa liaison avec
Kennedy une importance démesurée. Greenson écrit aussitôt à Anna
Freud qu’il n’est plus du tout certain de partir en Europe. Il ne
veut voir dans la séparation avec sa patiente qu’un problème
technique, mais est forcé de reconnaître que pour lui aussi,
l’épreuve s’annonce douloureuse. Marilyn pouvait aussi bien
basculer dans une vraie indépendance que s’effondrer dans une
régression qui ruinerait ses vacances. Il ne sait pas s’il survivra
à la tourmente. Il espère qu’elle n’en mourra pas et est envahi par
la culpabilité et la rancœur. Weinstein l’incite à ne pas partir.
L'analyste est devenu un élément central dans l’existence de
l’actrice dont dépend le film en production et il est surpris et
inquiet de le voir partir dans de telles circonstances.
Quelques années après, Greenson écrira dans son
Traité : « Pour beaucoup de patients,
les week-ends ou les intervalles entre les séances connotent la
perte d’un objet d’amour. L'intermède du week-end a alors valeur de
séparation, de détachement, de rupture, de désunion ou de
terminaison. Le patient se conduit comme s’il perdait un objet
d’amour. Le week-end équivaut alors à un rejet de la part de
l’analyste. Mais le simple fait pour eux de connaître l’emploi du
temps de l’analyste peut aussi tenir lieu de substitut à celui-ci.
Une complication supplémentaire est de savoir ce que le week-end
représente pour l’analyste. On touche là au problème du
contre-transfert qui sera traité comme tel dans le tome II. »
Ralph Greenson n’écrivit jamais le tome II de son
Traité.