Rome, 1er juin
1962
Ralph Greenson s’absenta de la réunion qu’il avait
depuis le matin avec des collègues psychanalystes romains. Il
s’ennuyait et préférait marcher sans but dans Trastevere. Il
s’arrêta devant un magasin de cadeaux Piazza Santa Maria, et
chercha au rayon jouets quelque chose à offrir à Marilyn. Un petit
signe qu’il lui enverrait pour la faire patienter. Acheté le jour
de son anniversaire. Apparemment, la figurine d’échecs n’avait pas
suffi à calmer ses angoisses d’abandon, selon le compte rendu que
Wexler lui avait fait.
Quand la vendeuse lui demanda ce qu’il désirait,
il répondit qu’il ne savait pas trop.
— C'est pour un enfant de quel âge?
— Trente-six. Pardon : trois six, entre trois et
six ans.
— Le mieux serait une peluche, conclut la
vendeuse.
Greenson chercha dans un tas de peluches un
cheval, quelque chose d’approchant à un Cavalier d’échecs. Il se
rabattit sur l’animal qui y ressemblait le mieux, un petit tigre.
Il se fit faire un emballage cadeau.
— Ça vous ennuierait de le faire parvenir aux
Etats-Unis, je n’ai pas le temps et vous êtes plus habituée aux
formalités de douane et autres. Je réglerai le port, bien
sûr.
— Pas du tout. Quelle adresse?
Greenson écrivit sur le bloc qu’on lui tendait
:
MM
Occupante actuelle du
12305 FIFTH HELENA DRIVE
BRENTWOOD
90049 3930 CA
USA
TERRE
Il ne précisa pas l’expéditeur. Il ne joignit pas
de mot. Elle comprendrait. Finalement, se dit Greenson, elle et
moi, nous sommes d’espèces différentes. Nous étions faits pour ne
pas nous rencontrer, comme le tigre et la baleine. Je ne saurais
dire qui, de nous deux, était le tigre, qui la baleine.
Le matin de son dernier anniversaire, Marilyn
appela très tôt les enfants de son psychanalyste, et les invita à
fêter quelque chose. Joannie et Danny passèrent toute la soirée
avec elle. Ils burent du champagne dans des gobelets en plastique
assis sur des cartons de déménagement non ouverts. Ils lui
offrirent une coupe sur laquelle ils avaient fait graver son nom. «
Désormais, dit-elle, tout en buvant je pourrai me souvenir de qui
je suis. » L'échiquier était posé à terre, les pièces en désordre.
Manquait le cavalier blanc.
Deux jours après, Marilyn leur téléphone à
nouveau. En sanglots, elle les prie de venir chez elle. Elle est au
lit, laide, toute nue parmi un amas de médicaments, avec un drap
ramené sur le corps. À portée de main près du lit, la statue de
Rodin. Sur les yeux, un masque de feutrine noire. La scène la moins
érotique qui se puisse imaginer. Elle touche le fond du désespoir.
Elle n’arrive pas à dormir – c’est le milieu de l’après-midi – et
elle ne cesse de se déprécier. Elle dit n’être qu’une épave ; elle
dit qu’elle est laide, que les gens ne sont gentils avec elle que
par intérêt; elle répète qu’elle n’a personne. Qu’elle n’est
personne. Elle parle aussi du fait qu’elle n’a pas d’enfants. Ce
n’est qu’une litanie d’idées noires, elle répète qu’elle n’a plus
envie de vivre. Joan et Daniel appellent le Dr Engelberg, qui
confisque les flacons dans son sac en cuir noir. Contacté par
téléphone, Wexler suppute une surdose de Dexamyl et ne se déplace
pas.
Le lendemain soir, Marilyn sortit en perruque
noire.