Santa Monica, Franklin Street, avril 1962
Pour Quelque chose doit
craquer, Marilyn devait toucher 100 000 dollars, soit un
tiers de la somme versée à Dean Martin qui jouait le mari remarié
et oublieux. Dean avait toujours eu beaucoup d’affection pour
Marilyn, mais elle lui semblait plus paumée que jamais. Sinatra
était en train de la quitter et s’était fiancé à Juliet Prowse en
janvier. Lorsque Peter Lawford avait présenté Marilyn à Robert
Kennedy, Sinatra s’était réjoui que le ministre de la Justice en
lutte contre la mafia et le protecteur de la réputation de son
frère tombe à son tour sous le charme d’une de ses ex. Et Marilyn,
de son côté, était tombée en bloc sous le charme des Kennedy.
Maintenant, c’était l’heure du plus jeune, Bobby. Ils
s’accouplèrent furtivement, maladroitement, l’Attorney General et
la déesse blond platine. Dean Martin, quoique ami et associé de
Sinatra, aimait trop Marilyn pour la laisser se débattre avec les
frères et leur entourage politique ou mafieux. D’une certaine
façon, elle lui faisait de la peine, et il lui devait de faire ce
film : Dean avait été choisi sur son insistance.
— Demain, c’est quoi? demanda Marilyn encore
debout dans l’entrée de Greenson.
— Le 9 avril, répondit l’analyste.
C'était le début du tournage. Comme la rentrée des
classes. Un truc mortel auquel on ne pouvait échapper qu’en faisant
la morte ou l’imbécile. Marilyn devait reprendre le chemin des
studios, et sous la direction de Cukor, encore, qui la détestait
depuis que ses troubles et ses absences avaient manqué faire
tourner au fiasco Le
Milliardaire.
— Celui-là, s’emporte Marilyn face à Greenson, ce
n’est pas qu’il n’aime pas les femmes, on couche avec qui on veut.
Il les hait. Au point de ne pouvoir poser sa caméra sur elles. Il
ne peut même pas essayer de saisir ce qu’elles pensent, ce qu’elles
désirent. Non, il attend qu’elles tombent, que le rimmel, le
maquillage et les larmes se fondent en une pâte dégoûtante. Vous
savez, il a tenu à faire installer le plateau de tournage de
Quelque chose doit craquer dans sa
propre maison; ça en dit long. Trop occupé à se regarder, lui, ses
beaux objets, sa piscine, sa maison luxueuse. Vous savez ce qu’il
fait, le soir avec ses mignons autour de la piscine? Je le sais
parce que j’ai un ami homo qui fait partie de son cercle. Il fait
un concours de fausses Marilyn. Ils se déguisent, imitent ma
démarche, ma voix de petite fille idiote et vicieuse.
Rassurez-vous, il ne vous aime pas non plus, mon bon docteur. Quand
on lui demande si je suis en mesure de tourner, il répond : « Je
n’en sais rien, demandez à son psychiatre. »
Greenson écoutait et se demandait si c’était
vraiment ce film et ce metteur en scène qu’elle rejetait ou bien le
personnage de la blonde idiote qu’elle devait jouer à nouveau,
après le rôle tragique de son dernier film, Les Désaxés.
— J’ai rencontré Cukor. Je n’ai pas eu
l’impression qu’il ne m’aimait pas. Il m’a même demandé de l’aider
à vous faire jouer correctement. Il ne vous déteste pas.
— Tu parles ! Un journaliste lui a demandé ce
qu’il pensait de moi. Il a répondu que j’étais si nerveuse que je
ne pouvais pas être raccord d’une prise à l’autre, et qu’il fallait
demander pourquoi à mon psychiatre. Eh bien, Monsieur Cukor, non je
ne sais pas à quoi, à qui me raccorder
d’un plan à l’autre. Non je ne suis pas la même d’une prise à
l’autre, parce que je ne me sens pas en continuité avec moi-même,
mais séparée, toujours. Et toujours à me demander comment on veut
que je sois à ce moment précis.
Après un temps, elle reprit son souffle.
— Pourtant, j’aime bien ce scénario. Suite à un
naufrage, une femme se retrouve sur une île tropicale avec un bel
homme ; elle est déclarée morte ; son époux se remarie; la femme,
miraculeusement sauvée, revient réclamer son mari. Ses enfants ne
la reconnaissent pas. Elle se fait passer pour une baby-sitter. Son
mari est troublé, mais la deuxième femme le garde sous sa
coupe...
Greenson l’interrompit :
— Je connais; j’ai lu le scénario et je connais le
film dont c’est le remake, My Favourite Wife (Ma femme préférée). Pourquoi ne
pouvez-vous pas jouer Ellen ? Vous n’aimez pas qu’on ne vous
reconnaisse pas en tant que personne, qu’on vous coupe, qu’on vous
prenne votre image ?
— Vous ne comprenez rien. Vous avez vous-même
souligné un jour que les hommes qui m’avaient le plus marquée
avaient été des photographes : André de Dienes, Milton Greene et
maintenant, George Barris que je viens de retrouver. Des hommes de
regard. Mais justement, voir n’est pas connaître. Je veux être vue,
sans cesse vue, sous tous les angles, par tous les yeux, par tous
les regards, ceux des hommes et ceux des femmes; mais c’est pour ne
pas être connue.
— Et pourquoi avez-vous si peur d’être filmée et
si envie d’être photographiée?
Marilyn se tut. Quand elle sentait qu’elle allait
au fond, quand elle voyait venir la mort et savait qu’il n’y aurait
la main de personne pour lui faire traverser la route et l’emmener
à l’école le jour de la rentrée, elle ne connaissait qu’un recours
: se faire prendre en photo, se trouver dans l’image. L'image est
une magie et parler une détresse. « J’ai du mal avec les scènes de
films, pas avec les séances de photos », disait-elle à Milton
Greene du temps où ils vivaient ensemble à Weston,
Connecticut.
— Je vous ai posé une question, relança
l’analyste.
Marilyn reprit à haute voix :
— J’ai peur quand je dois parler, jouer des
scènes, dire des mots écrits devant l’œil de mort de la caméra.
Dans la photo, on me prend, on me tire – c’est le mot, n’est-ce pas
: to shoot (tirer). On dit tirer une scène, un plan, comme on tire au fusil.
Mais sans un mot; pas comme au cinéma parlant. Je préfère les
hommes qui font leur affaire et la mienne sans phrases et sans me
demander en plus des commentaires. D’ailleurs, vous savez quoi? Ce
qui me tient sur les tournages et me permet de jouer? Ça s’appelle
aussi un shot. Depuis Sept ans de réflexion, c’est ce que m’injecte Lee
Seigel, le médecin de la Fox à la seringue magique. Play it again, Lee. A good youth shot. Tire-moi un
bon « coup de jouvence ».
Et Marilyn repart.
Les débuts de Quelque chose
doit craquer furent un cauchemar. Les premières prises
durent être repoussées au 23 avril et Marilyn en profita pour
repartir à New York où elle assista à un dîner en l’honneur de JFK
dans une penthouse sur Park Avenue.
Elle arriva à cette soirée à vingt-deux heures bien sonnées,
sublime de pâleur, une braise blanchie près de s’éteindre, une
princesse de cendre. S'approchant avec nonchalance du Président,
elle lui dit : « Hi, Prez ! » Il se
retourna, lui sourit et répondit : «Hi!
Venez, que je vous présente quelques personnes. » Puis ils
disparurent. Avant de repartir pour Hollywood, Marilyn alla voir
Lee Strasberg. Ils discutèrent du film en préparation, une scène
après l’autre, plusieurs jours de suite. À son retour à Los
Angeles, une surprise l’attendait. Le scénario de Nunnally Johnson
qu’elle avait appris et répété avait été intégralement réécrit par
George Cukor et le scénariste Walter Bernstein.
Le soir du 22 avril, un dimanche, au sortir de sa
séance chez Greenson, Marilyn dans un état de panique intense se
fit conduire à Hermosa Beach, dans le sud de Los Angeles. Là elle
sortit du lit sa vieille coiffeuse Pearl Porterfield afin qu’elle
teigne et coiffe ses cheveux pour affronter les caméras le
lendemain aux aurores. Pearl avait coiffé des stars du muet, et
notamment les cheveux en vagues douces et blanches de Mae West.
Comme elle faisait toujours, Marilyn se fit aussi décolorer les
poils du sexe. Le tournage commença sans elle. Elle ne put se lever
d’une semaine et ses seuls contacts furent les visites quotidiennes
de son analyste. Dans le film, c’était Cyd Charisse, jouant la
seconde femme de Dean Martin, qui consultait son psychanalyste pour
comprendre ce qui lui arrivait. Le 30 avril, contre l’avis de son
médecin, Marilyn se rendit au studio et tourna pendant environ
quatre-vingt-dix minutes avant de s’effondrer dans sa loge et de se
faire raccompagner chez elle. Elle fut contrainte de garder la
chambre de nouveau du 5 au 11 mai.
Tandis qu’elle s’efforçait de se remettre et que
Cukor se résignait à tourner des séquences où elle n’apparaissait
pas, la peur gagnait la direction de la Fox. Le Studio tournait au
même moment en Europe Cléopâtre sous la
direction de Mankiewicz, un monstre qui engloutissait des millions
de dollars. Avec les problèmes rencontrés sur les deux productions,
la faillite menaçait. Greenson avait garanti que Marilyn se
trouverait chaque jour sur le plateau et que le film serait fini à
la date fixée. Il n’avait pas prévu qu’elle tomberait physiquement
malade. Les cadres de la Fox téléphonaient régulièrement au
psychiatre pour lui rappeler ses engagements et pour essayer de
comprendre pourquoi la star pourrait vouloir la faillite du Studio.
Etait-elle vraiment malade? Faisait-elle du sabotage parce qu’elle
était sous-payée? Faisait-elle une dépression? Se droguait-elle ?
Greenson répondait par des mémos rassurants.