Vienne, 19 Berggasse, 1933
La nuit, Greenson retrouva un souvenir mêlé d’angoisse. C'était il y a longtemps. Un soir qu’il avait réuni quelques disciples, le maître avait abordé la question de la fin du transfert. Il employait un mot étrange : dissolution et expliquait qu’on ne se détache d’un patient, comme dans la vie on ne se détache d’une personne, qu’en s’attachant ailleurs, à un autre être ou à une partie du même être. « Aussi longtemps qu’on vit et qu’on désire, disait Freud, on ne fait que troquer une prise contre l’autre, changer d’emprise. » Et il avait ajouté pour ôter aux disciples recueillis leurs dernières illusions : « Se dire qu’il s’agit de méprises ne sert qu’à en commettre de nouvelles. »
Ensuite, pour se faire comprendre, Freud prit comme il le faisait souvent une image venue de la littérature. Un conte : Jeannot la Chance. Il se leva, quitta un instant la pièce et traversant son cabinet de consultation alla prendre un livre sur une étagère. Sans avoir à chercher longtemps la page, il la lut de sa voix enrouée. La lumière basse dans la salle d’attente, la voix lasse et l’élocution douloureuse de Freud donnaient à l’histoire une dimension tragique qu’elle n’avait peut-être pas, pensa Greenson, qui ne l’avait jamais lue depuis.
L'histoire était simple comme le malheur, une courbe brève, une chute attendue. En récompense pour son travail, Jeannot reçoit une pièce d’or. Comme la pièce lui pèse, il l’échange contre un cheval. Le cheval contre une vache, la vache contre un porc, le porc contre une oie, l’oie contre une meule de rémouleur, pour finalement rester en possession de deux cailloux. Parce qu’ils lui pèsent, il les pose sur la margelle d’un puits et les pousse. Les cailloux tombent au fond. Jeannot remercie Dieu et, libéré de toute charge, rentre chez sa mère.
« C'est ce que je voulais vous faire comprendre, dit Freud en refermant le volume. Il me semble qu’en ce qui concerne l’influence des pulsions sexuelles, nous ne pouvons aboutir à rien d’autre qu’à des permutations, des déplacements, jamais au renoncement, à la désaccoutumance, à la résolution d’un complexe (secret le plus absolu!). Voilà ce qu’est la sexualité, un échange où les pulsions et les gestes sont destinés à susciter en retour d’autres pulsions et gagner d’autres gestes. » Ce n’est sans doute pas mot à mot ce que disait Freud au soir de sa vie, mais c’est ce que Greenson avait retenu de son apologue : rien n’est gratuit dans le transfert comme dans l’amour.
Ce soir-là, à Vienne, il s’était enhardi à prendre la parole et avait demandé à Freud sur quoi portait le troc transférentiel. « La sexualité, toujours la sexualité. Pour moi, après quarante années de pratique comme au début, les scènes où nos patients nous convoquent sont toujours sexuelles. Les traumatismes qu’ils rejouent avec nous ou sous nos yeux, aussi. Si quelqu’un nous livre ses complexes infantiles, ne croyons pas qu’il y a renoncé. Il en a sauvé un bout (l’affect) en une formation actuelle (le transfert). Il a changé de vêtement. Ou de peau. Il a mué, et il laisse sa mue à l’analyste. C'est pour cela qu’il est difficile de vouloir la fin du transfert : ce ne serait que la fin du sujet qui nous parle. Dieu le préserve d’aller maintenant nu, sans peau ! Notre gain thérapeutique est un bénéfice de troc, comme pour Jeannot la Chance. Ce n’est qu’avec la mort que le dernier bout tombe dans le puits. »
Après, Freud se tut et avec une courtoisie glacée pria les analystes en formation de le laisser.

Ralph Greenson jugeait maintenant que Freud avait tort. Ce qu’on troque dans une vie, ce n’est pas seulement un désir contre un autre, un objet contre le suivant : ce sont des identités simultanées ou successives. Et ces identités ne sont pas que sexuelles, mais aussi familiales, sociales.

Greenson cherchait dans ce conte des éléments qui l’aideraient à comprendre ce qui s’était passé entre Marilyn et lui. Plutôt que la question sexuelle, le cœur de l’analyse et du transfert était-il ce troc pour s’alléger toujours plus des choses d’ici-bas et revenir au passé? Un détail de l’histoire le frappait : Jeannot rentre chez sa mère. Il revient mourir où il est né.
Il se revoyait avec sa patiente, parlant face à face comme des acteurs maladroits, des danseurs dans le noir comme disait la chanson de Sinatra que Marilyn chantait souvent à mi-voix dans les séances où elle avait du mal à parler. Tout n’avait été qu’actes, au sens du théâtre. Et eux des figurants dans une comédie des erreurs. Mise en scène, le transfert; mise en scène, les souvenirs, les récits, les rêves; mise en scène, les costumes endossés pour les rejouer et ceux qu’elle lui avait fait revêtir sur son théâtre intime; mises en scène ses propres répliques dans la tragédie dont elle était l’auteur; mise en scène qui l’avait réduit au rôle de simple portant où elle accrochait les défroques des scènes précédentes au moment du changement de décor.
La comédie était finie, le rideau tombé. L'énigme de cet être restait entière. Son identité, ses vêtements sans cesse dépouillés dans lesquels Marilyn se masquait, se livrait, se masquait encore. Son transfert théâtral, ce trop d’amour qu’elle lui témoignait. Sa passion d’être nue. Son image faite d’exil et de tremblement, comme en déséquilibre au bord de l’écran. Cette façon qu’elle avait dans la vie comme dans ses films de marcher sur le fil invisible qui sépare le réel brut de l’absolue fiction. Greenson revoyait tout cela, et cela n’avait aucun sens. Il n’avait pas voulu la dépouiller de ses identités, la détourner des personnages qu’elle amenait avec elle. C'était un choix. Il se dit qu’il n’avait pas eu tort. Que l’amour est une peau. Qu’aimer nous protège du froid du monde. Que l’identité est un oignon. Il faut se garder de le peler. Quand nous aurons ôté la dernière peau, plus d’oignon.
Marilyn dernières séances
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