Los Angeles, Downtown, West 1st Street, août
2005
REWIND. Remettre la bande à zéro. Recommencer
toute l’histoire. Repasser la dernière séance de Marilyn. C'est
toujours par la fin que les choses commencent. J’aime les films qui
s’ouvrent sur une voix off. À l’image,
presque rien : une piscine où flotte un corps, la cime des palmiers
agitée d’un tremblement, une femme nue sous un drap bleu, des
éclats de verre dans la pénombre. Et quelqu’un qui parle. À
lui-même. Pour ne pas être tout seul. Un homme en fuite, un privé,
un médecin – ou un psychanalyste, pourquoi pas – qui raconte sa vie
depuis l’autre bord. Parlant de ce qui le fait mourir, il évoque ce
par quoi il a vécu. Sa voix semble dire : « Ecoute-moi, parce que
je suis toi. » C'est la voix qui fait l’histoire, pas ce qu’elle
raconte.
Je vais essayer de raconter cette histoire. Notre
histoire. Mon histoire. Ce serait une vilaine histoire, même si on
pouvait en supprimer la fin. Une femme déjà un peu morte traînant
une petite fille triste par la main. Elle l’emmène voir le docteur
de la tête, le docteur des mots. Il la prend, la jette. Avec amour
et abjection, il l’écoute, deux ans et demi. Il n’entend rien et la
perd. Ce serait une histoire triste, sinistre, dont rien ne
rachèterait la mélancolie, même pas ce sourire par lequel Marilyn
semblait s’excuser d’être si belle.
Sous le titre REWIND souligné trois fois, on
pouvait lire ce bref morceau d’un récit inachevé. Ecrites à la main
à une date inconnue, ces lignes furent retrouvées dans ses papiers
à la mort du Dr Ralph Greenson, le dernier psychanalyste de Marilyn
Monroe. C'était sa voix qu’avait entendue l’officier de police Jack
Clemmons, de veille au commissariat de West Los Angeles la nuit du
4 au 5 août 1962, lorsqu’un appel venant du quartier de Brentwood
avait retenti à quatre heures vingt-cinq du matin. « Marilyn Monroe
est morte d’une surdose », avait déclaré une voix d’homme éteinte.
Et lorsque le policier abasourdi avait demandé : «Quoi?», la même
voix, forcée et presque emphatique, avait répété : « Marilyn Monroe
est morte. Elle s’est tuée. »
REWIND. En août, la ville sue encore un peu plus
qu’au printemps. La pollution jette un voile rose et les rues
prennent en plein midi un flou qui rappelle la vapeur sépia des
vieux films. Los Angeles est encore plus irréelle en 2005 que
quarante ans avant. Plus métallique. Plus nue. Plus nulle.
L'effluve lourd et oppressant de Downtown fatigue les yeux. Dans les locaux du
Los Angeles Times, 202 West 1st Street,
John Miner entre dans le bureau du journaliste Forger W.
Backwright. Grand et voûté, il regarde sans cesse alentour comme un
homme égaré. Un vieil homme (il a quatre-vingt-six ans) venu
raconter une vieille histoire.
Adjoint au chef du service de médecine légale du
District Attorney, il était présent lors de l’autopsie menée sur le
corps de Marilyn Monroe par le Dr. Thomas Noguchi. Ce jour-là, il
assista au prélèvement de muqueuses de la bouche, du vagin et de
l’anus. Ce même coroner devait six ans plus tard autopsier le corps
de Robert Kennedy, mort lui aussi à Los Angeles, et qui avait été
soupçonné d’avoir été l’un des organisateurs du meurtre de Marilyn.
La principale conclusion était la présence énigmatique dans le sang
de l’actrice de 4,5 % d’un barbiturique, le Nembutal, dont on ne
trouva pas trace d’injection ni d’ingestion orale. Le rapport
concluait par une phrase que Miner n’avait cessé de remâcher
pendant toutes ces années : suicide
probable. Tels étaient les termes du dernier procès-verbal
d’enquête. Les premiers constats parlaient de suicide, tout court, ou de possible suicide. Probable, en effet, à s’en tenir
à l’aspect psychologique des choses, pensait Miner depuis ce jour.
Cela n’excluait pas que la star ait mis trente-six ans à
l’accomplir, ni qu’elle ait utilisé pour cela une main criminelle.
Il cherchait d’autres expressions pour dire ce qui s’était passé :
a foul play, un jeu à mort, ou bien
comme avait dit le Dr Litman de l’« Equipe de prévention des
suicides » : a gamble with death, un
jeu mortel.
REWIND. John Miner, depuis longtemps retraité,
aurait aimé pouvoir presser la touche d’un magnétophone où serait
insérée une des bandes que Marilyn avait enregistrées à l’intention
de son psychanalyste fin juillet ou dans les premiers jours d’août
1962. Sur ces bandes Ralph Greenson avait collé une étiquette :
MARILYN DERNIÈRES SÉANCES. Miner les avait écoutées et
retranscrites, quarante-trois ans plus tôt, mais il ne les avait
jamais possédées ni réentendues depuis. Elles avaient disparu du
vivant de l’analyste. Ou après sa mort, comment savoir? Il n’en
restait que ce que Miner en avait résumé d’une minutieuse écriture
de légiste.
Saluant le journaliste, le vieil homme tenait
d’une main tremblotante une liasse de papiers jaunis et froissés.
Backwright le pria de s’asseoir, lui tendit un verre d’eau
réfrigérée.
— Qu’est-ce qui vous amène à vous confier à la
presse après tant d’années?
— Ralph Greenson était un homme de bien. Je l’ai
connu bien avant la mort de sa patiente. Quand j’étudiais la
médecine avant de me consacrer au droit pénal, j’ai suivi ses cours
de psychiatrie à l’UCLA (University of California, Los Angeles). Je
le respectais et le respecte encore. Il me fascinait. Deux jours
après la mort de Marilyn Monroe, il m’avait demandé de l’interroger
parce qu’il voulait revenir sur ses premières déclarations à la
police. Il était très inquiet d’être présenté dans les journaux
comme “ l’étrange psychiatre ” ou “ le dernier homme à avoir vu
Marilyn vivante et le premier à l’avoir vue morte ”. Il tenait à me
faire entendre deux bandes magnétiques qu’il avait reçues d’elle le
dernier jour, samedi 4 août 1962. Il me les laissa pour que je les
transcrive, à condition que je n’en divulgue pas le contenu, même
au District Attorney ou au coroner. Après l’autopsie, j’avais trop
de questions sans réponses pour refuser ce témoignage, si difficile
qu’il me parût de le conserver secret.
— Comment l’avez-vous rencontré? Quand?
— J’ai passé des heures avec le psychiatre, le
mercredi 8 août, jour des obsèques de l’actrice, auxquelles il
venait d’assister.
— Vous n’avez jamais parlé de cet entretien?
— Je me souviens de sa déclaration dès qu’il est
devenu la cible de rumeurs, dit Miner d’une voix tremblante : « Je
ne peux m’expliquer ou me défendre sans évoquer des choses que je
ne veux pas révéler. C'est une position extrêmement inconfortable
de dire que je ne peux pas en parler, mais il ne m’est absolument
pas possible de raconter toute l’histoire. » Je n’ai pas dévoilé le
contenu des bandes par respect pour ce secret. Ce n’est que lorsque
des biographes ont recommencé à l’accuser de violences ou même de
meurtre que je me suis décidé à parler. D’abord à un journaliste
anglais, Matthew Smith. Il en a fait un livre. Mais j’ai refréné
mon désir de dire toute la vérité. J’ai voulu obtenir l’accord de
la veuve, Hildi Greenson, avant de reprendre mes notes d’autrefois
et de les porter à votre connaissance.
Forger Backwright lui rappela qu’Hildegarde
Greenson avait assuré au Los Angeles
Times n’avoir jamais entendu son mari parler de bandes
magnétiques et ignorer tout de leur existence. Miner répondit que
Greenson avait une déontologie stricte quant aux propos tenus par
ses patients dans le cadre du secret médical.
— C'est vis-à-vis de Greenson que j’ai gardé le
secret. Si je le romps aujourd’hui, c’est parce qu’il est mort
depuis plus de vingt-cinq ans et que j’ai promis à sa veuve de ne
pas laisser sans réponse les James Hall, Robert Slatzer, Don Wolfe,
Marvin Bergman, tous ceux qui ont mis en cause le dernier analyste
de Marilyn Monroe. D’autres, comme Donald Spoto, ont parlé de «
négligences criminelles ». C'est pour répondre à ces accusations
salissant un homme que j’estimais, que j’ai décidé de faire état de
ces bandes.
REWIND. Dans la touffeur moite de l’été
californien, durant un autre mois d’août, devant un autre
magnétophone, Miner, d’une voix à la fois hésitante et véhémente,
raconta au journaliste sa visite chez le Dr Greenson en août 1962.
Dans son cabinet de consultations au rez-de-chaussée de sa villa
face au Pacifique, il avait vu un homme bouleversé, mal rasé, qui
s’exprimait librement, comme avec un interlocuteur de confiance. Le
psychanalyste le pria de s’asseoir et sans préambule lui fit
entendre une cassette de quarante minutes. Marilyn parlait. Sa voix
sur la bande. Rien d’autre. Pas trace de quelqu’un qui l’écouterait
ou d’un dialogue. Elle, et uniquement elle. Sa voix posée comme au
bord des mots, pas fragile, juste discrète ; les laissant se
débrouiller tout seuls pour être entendus, ou pas. Cette voix
d’au-delà qui pénétrait en vous avec la présence incalculable des
voix entendues en rêve.
Il ne s’agissait pas d’une séance de thérapie,
car, précisa Miner, le psychiatre n’enregistrait pas ses patients.
C'était Marilyn qui avait acheté un magnétophone quelques semaines
plus tôt pour transmettre à son analyste une parole libre saisie
par la machine hors des séances.
Ce jour-là, Miner avait pris des notes
verbatim très détaillées. Il avait
quitté le bureau de Greenson persuadé qu’il était très improbable
que Marilyn se fût suicidée.
— Entre autres choses, dit-il, il était clair
qu’elle avait des projets d’avenir et l’espoir que des choses se
réalisent à court terme.
— Et le Dr Greenson ? demanda Backwright.
Penchait-il pour la thèse du suicide ou du meurtre?
— C'est un aspect sur lequel je ne peux me
prononcer. Tout ce que je puis dire, c’est que, dans le rapport que
j’ai ensuite été chargé de faire à mon supérieur, j’affirmais que
le psychiatre ne croyait pas que sa patiente s’était tuée. J’ai
écrit à peu près ceci (de mémoire) : Suite à votre requête je me
suis entretenu avec le Dr Greenson du décès de son ancienne
patiente, Marilyn Monroe. Nous avons examiné cette question pendant
plusieurs heures, et en conclusion de ce que m’a confié le Dr
Greenson et de ce que révèlent les enregistrements qu’il m’a fait
écouter, je pense pouvoir affirmer qu’il ne s’agissait pas d’un
suicide. J’ai envoyé cette note. Elle n’a pas provoqué la moindre
réaction. Dix jours plus tard, le 17 août, l’affaire fut classée.
Ma note a aujourd’hui disparu.
REWIND. Après un deuxième gobelet d’eau glacée,
Miner reprit son récit :
— Une question me reste, à laquelle le Dr Greenson
n’a pas répondu de façon précise ce jour-là : pourquoi avait-il
parlé de suicide au début, s’il était convaincu que ce n’était pas
ça ? La réponse est simple et j’ai mis des années à la trouver :
parce qu’il avait parlé de suicide au
téléphone, depuis l’appartement de la morte et qu’il savait
toutes les pièces truffées de micros.
— Greenson n’était sans doute pas un assassin ni
un complice, relança Backwright, mais il a peut-être contribué à
couvrir un meurtre en suicide pour des raisons qu’on ignore?
Miner ne répondit rien.
— Qui a tué Marilyn, si ce n’était pas elle ?
insista le journaliste.
— Ce n’est pas la question que je pose. Je ne me
demande pas qui ? Je me demande :
qu’est-ce qui a tué Marilyn ? Le
cinéma, la maladie mentale, la psychanalyse, l’argent, la
politique?
Miner prit congé. En quittant Backwright, il posa
sur son bureau deux enveloppes bulle froissées, jaunies.
— Je ne peux vous laisser de preuves de rien. Ses
mots, je les ai entendus. Sa voix, comment la dire? Je l’ai perdue.
Toute trace est un effacement ou un mensonge couvrant une autre
trace. Mais je peux vous laisser quelque chose. Une chose qui ne
prouve rien non plus. Des images.
Le journaliste attendit pour ouvrir les plis
d’être seul devant son ordinateur. Il devait écrire la nuit même un
article précisant les conditions dans lesquelles lui était parvenu
le texte des bandes publié dans l’édition du lendemain. La première
enveloppe contenait une seule photo, prise sur une table de morgue.
Blanc sur blanc, une femme nue, marquée, blonde. Le visage est
méconnaissable. La seconde renfermait six images prises quelques
jours plus tôt au Cal-Neva Lodge, un hôtel de luxe à la frontière
entre Californie et Nevada. Marilyn, à quatre pattes, prise par un
homme qui rit en regardant la caméra et soulève la masse des
cheveux masquant le côté gauche du visage.
REWIND. Miner, voûté, descendit les escaliers du
Los Angeles Times, et ne trouvant pas
la sortie se perdit quelques instants dans un sous-sol qui sentait
l’encre vieillie. Aujourd’hui, quarante-trois ans après la mort de
Marilyn, vingt-trois ans après que le District Attorney du Comté de
Los Angeles, malgré un réexamen des faits et des archives, eut
confirmé la version du rapport d’enquête de l’époque, Miner ne
voulait plus laisser la mémoire de l’actrice au culte des fans du
monde entier qui chaque jour venaient se recueillir devant la
plaque et la crypte du Westwood Village Memorial Park. Il n’avait
jamais cru que Marilyn s’était supprimée, mais il n’avait jamais
dit non plus le contraire. Amertume, frustration, maintenant que
les années avaient passé, il ne voulait pas mourir sans réparer
quelque chose. Cette chose était l’image que les bandes lui avaient
révélée. Celle d’une femme pleine de vie, d’humour, de désirs, tout
sauf une dépressive ou une suicidaire. Miner savait pourtant
d’expérience que souvent des personnes pleines d’entrain et
d’espoir l’instant d’avant se donnaient la mort avec résolution et
efficacité. Que l’on peut vouloir cesser de vivre sans désirer
mourir. Que désirer mourir n’est parfois que désirer mettre fin à
la peine de vivre plus qu’à la vie elle-même. Mais il ne voulait
pas croire à cette contradiction dans le cas de Marilyn. Quelque
chose dans les bandes lui disait qu’elle n’avait pu qu’être
tuée.
Ce n’était pas cela qui lui tenait le plus à cœur.
Les diverses hypothèses de meurtre l’avaient convaincu qu’on
n’aurait jamais de certitude sur les auteurs et les mobiles de
cette exécution dont il ne doutait plus depuis longtemps. Ce qui
l’amenait à parler et à laisser parler les enregistrements, c’était
le rôle de Greenson la nuit du meurtre. Taraudé par des questions
qu’il n’osait se formuler, Miner restait hanté par le silence du
psychanalyste, sa face atterrée, son regard détourné vers la baie
vitrée et la piscine de sa villa de Santa Monica dans le soir d’un
pourpre fluorescent, lorsqu’il lui avait posé la question :
— Pardonnez-moi, mais qu’est-ce qu’elle était pour
vous, une simple patiente? Qu’étiez-vous pour elle?
— Elle était devenue mon enfant, ma douleur, ma
sœur, ma déraison, avait-il répondu dans un murmure, comme si lui
revenait une citation.
REWIND. Miner n’était pas venu voir Forger
Backwright pour lui livrer la clef d’un complot et lui donner la
réponse à cette interrogation qui tourmente l’agent du FBI Dale
Cooper dans la série Twin Peaks de
David Lynch : « Qui a tué Marilyn Monroe ? » Il était venu pour
faire taire une question : « que s’était-il passé dans ces trente
mois où Greenson et Marilyn avaient été pris dans la folie
passionnelle d’une psychanalyse sortie de ses limites? »