Santa Monica, Franklin Street, 8 août 1962
La nuit était tombée que John Miner questionnait encore Greenson.
— Il faut me rapporter les faits. Je me charge des interprétations, docteur, enfin, si vous permettez.
— Je vais vous raconter ce que j’ai déjà dit et répété aux enquêteurs. Le samedi, je suis venu visiter ma patiente vers treize heures, puis revenu reprendre la thérapie l’après-midi de dix-sept heures à dix-neuf heures. À minuit et demi, Eunice Murray m’a rappelé, comme je lui avais demandé de le faire en cas de problème. J’ai répondu après quelques sonneries. « Venez de toute urgence ! » J’ai répondu que je serais sur place dans une dizaine de minutes.
« La chambre était fermée à clef et sous la porte on voyait que la pièce était éclairée. J’ai dû ressortir de la maison pour regarder par la fenêtre, fermée elle aussi. J’ai pris un tisonnier et cassé le carreau de la fenêtre sans grille. Passant la main, j’ai tourné la poignée et me suis hissé dans la pièce. Marilyn était allongée, nue, le visage tourné vers le drap. Les draps étaient bleus. Elle tenait encore le combiné de la main droite, ce téléphone qu’elle a souvent appelé devant moi son « meilleur allié ». J’ai ensuite ouvert la porte pour permettre à Mrs Murray de me rejoindre.
Miner s’étonna de deux détails. On ne pouvait voir la lumière allumée filtrer de la chambre car une haute moquette masquait l’espace sous la porte, et aucun verrou ne fermait la chambre : Marilyn depuis l’internement psychiatrique à New York ne l’aurait pas supporté. Il supposa que Greenson était bouleversé et se souvenait mal ou qu’il changeait les éléments de la scène qui ne cadreraient pas avec un bon scénario. Le rai de lumière inquiétant, le contournement de la chambre close par la terrasse dans l’obscurité, l’éclatement par un geste héroïque du sauveur de la baie sur laquelle l’œil de la piscine fait danser des reflets bleutés, tout cela n’était pas nécessaire pour porter secours à l’actrice morte, mais cela formait une belle séquence d’extérieur nuit. Le psychanalyste n’avait peut-être pas quelque chose à cacher. Il avait sûrement quelque chose à montrer. John Miner ne le poussa pas dans ses retranchements.

Greenson interrompit son récit. Il garda pour lui la suite de ses pensées. J’ai cassé la vitre, comme elle m’avait raconté l’avoir fait lors de son hospitalisation à New York. J’ai fait le même geste. Pourquoi avait-elle jeté cette chaise? Pour sortir de la chambre, ou pour entrer en elle-même, pour franchir le miroir brisé? Pourquoi ai-je cassé la fenêtre du jardin? Pour voir enfin cette femme dont la mort me tuait, dont le corps m’amenait à détourner le regard? Pour aller moi aussi à l’envers des choses? Qu’est devenu notre échiquier après sa mort? Hanté par ses souvenirs blancs et noirs, Greenson repensait à l’échiquier de verre. Si je racontais vraiment ce qui s’est passé, je ferais un récit que j’appellerais La Mort dans la vie de Marilyn, à la manière de Schur. Ou bien : La Défense Marilyn, comme Nabokov. Ce ne serait pas une vraie histoire, une vie racontée de l’enfance à la mort. Plutôt un ensemble de points sans ordre. Un problème d’échecs montrant les déplacements des pièces sur les cases. Un réseau d’actes, de réactions, de coups, de fautes, d’erreurs, de trahisons, d’égoïsmes, de pardon impossible. Le tout sous le regard d’un dieu improbable. Et c’est dans le silence entre les mots que se tiendrait la vérité.

Agacé de ce silence contrit, Miner relança :
— Pourquoi avoir cherché à rencontrer le toxicologue R.J. Abernethy avant qu’il rédige le rapport qu’il m’a remis le 13 août, et l’avoir immédiatement induit vers la thèse du suicide ?
— Elle n’a pas voulu mourir. Elle avait trop de projets. Les gens qui ne se ratent pas quand ils se tuent sont des gens au bout du rouleau.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de carnet intime qui aurait disparu dans le grand nettoyage de sa maison après son transport à la morgue?
— Rouge. Le carnet rouge. Rouge comme moi et mes amis crypto-communistes. Ça fait plus vrai dans le scénario. Rouge comme le sang versé. Ça fait mieux en Technicolor.
— Si je vous dis : « Qui a tué Marilyn Monroe? »
— Je ne sais pas. La psychanalyse a dû jouer un rôle. Elle ne l’a pas tuée, comme disent les antifreudiens et les antisémites, mais elle ne l’a pas aidée à survivre.

Greenson ne put en dire plus à Miner, mais on retrouva dans ses papiers posthumes cette note probablement de la fin de l’été 1978.
Je n’écrirai jamais « Le cas MM ». Les mots me manquent. Comme dans certains films, quand les images sont trop fortes, je n’entends rien.
Comme on se trompe sur soi-même ! L'autoanalyse est impossible. On m’a reproché – et je me suis reproché – d’avoir pris Marilyn à l’intérieur de ma famille, d’en avoir fait une parente. Est-ce moi qui l’ai tuée? Est-ce la psychanalyse, comme on commence à le dire ? Quand on dit qu’elle a été tuée par la trop grande emprise de ma famille sur elle, on ne voit pas qu’il s’agissait peut-être de mon autre famille, celle des psychanalystes. La famille Freud et associés.
Je cherche à comprendre les parentés, les liens au sein de la filiation dans laquelle j’ai pris Marilyn sans le savoir moi-même et sans qu’elle le sache, bien entendu. Les fautes des pères rejailliraient-elles vraiment sur les enfants? Jusqu’à quelle génération?
Je tenterai de décrire la famille psychanalytique dans laquelle j’ai été pris avec elle. J’ai besoin d’un graphique. Pour tenter d’y voir clair, il me faut des schémas, des diagrammes. Un reste de formation ou de déformation scientifique. Ou bien le besoin d’explorer, de visualiser le territoire situé entre elle et moi, l’espace de pensée et d’actes autour de nous. Il y a des choses qu’on ne comprend qu’en les représentant.
Sans rien savoir de mon histoire, de mes histoires dans la psychanalyse, Marilyn en a peut-être été marquée. Ses trois autres analystes ont tous été très personnellement liés à Anna Freud. Dans son imaginaire et dans le nôtre, elle était de notre famille, nous les juifs d’Europe exilés en Californie. Même la maison que je lui ai fait acheter pour qu’elle soit enfin chez elle, était voisine de celle d’Hannah Fenichel, la veuve de mon deuxième analyste. Mais le plus étrange est ce nœud : Anna Freud m’a raconté que c’était grâce à Joseph Kennedy, le père de John, alors ambassadeur à Londres, que Marianne Kris avait pu émigrer aux Etats-Unis en 1940. Marianne, qui devint l’analyste de Jackie, la femme de JFK, après avoir été celle de sa maîtresse, Marilyn.
Vertige. J’arrête.
Marilyn dernières séances
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