Beverly Hills, Roxbury Drive, novembre
1978
— Milton, tu veux bien lire ce que j’ai commencé
d’écrire sur notre star? demanda Greenson.
— Tu ne pourras rien en dire. Pas toi, surtout pas
toi. Tu es encore dedans. N’espère pas t’extraire de cette histoire
et en trouver la vérité. Il y avait là une constellation d’affects
et d’intérêts, de personnes et de relations. Elle et toi vous vous
êtes emprisonnés dans la psychanalyse.
— Pas besoin que tu me rappelles les liens, j’ai
retracé moi-même les places et les figures. Tu ne sais pas tout.
Regarde...
— Etrange, ta façon de parler. Un analyste dirait
plutôt : « Ecoute ! » mais passons.
— Ecoute ! si tu veux, et ne m’interromps pas !
Marilyn fut analysée par Marianne Kris, qui avait auparavant été
analysée par Anna Freud, qui analysa aussi Marilyn brièvement. Anna
Freud avait été analysée par son père, qui avait aussi été
l’analyste de Marianne Kris, d’Otto Fenichel et de Wilhelm Stekel.
Ces deux derniers ont été mes analystes et je suis donc doublement
« petit-fils de Freud ». Fenichel a été l’analyste de Rudolf
Löwenstein, lui-même analyste d’Arthur Miller, le troisième mari de
Marilyn. Moi-même, j’étais l’analyste de Frank Sinatra, son amant.
C'est dans ce milieu que Marilyn a été analysée.
— Tout cela n’est pas un milieu, coupa Wexler,
c’est une structure. Je veux dire que ce ne sont pas des
coïncidences sociologiques, mais des liens psychiques incestueux,
qui tissent une trame, un filet, un réseau, appelle ça comme tu
veux, à l’intérieur duquel la vie psychique et les cures de Marilyn
se sont déroulées. La mort de ta patiente a fait éclater le
système. J’ai longuement médité sur cette photo prise sur le yacht
Manitou quatre jours après son
enterrement. Le président JFK est là, son beau-frère, Peter Lawford
et sa sœur, Patricia Kennedy, grande amie de Marilyn, et puis Pat
Newcomb, qui à la fin s’occupait je crois de ses relations avec les
médias et avait passé avec elle son dernier matin. Eh bien, si l’on
regarde ces rangées de dents blanches, ces sourires de personnages
posant sous la bannière étoilée des Etats-Unis, on comprend bien
les choses. Un, tu n’es pas sur la photo. Deux, tu aurais pu la
prendre, car c’est toi qui faisais le lien entre tous les
personnages. Trois, quelque chose de tragique allait dissocier ce
que Marilyn avait rapproché. Les étoiles allaient se disperser dans
la mort.
Ce furent les derniers mots que Greenson entendit
de Wexler. Les mois qui suivirent, il cessa de le voir et de lui
parler. Il n’aurait pas su dire pourquoi.
« Le cas Marilyn », ni Greenson ni Wexler
n’auraient pu le raconter, l’objectiver, le tenir pour vrai. Il n’a
été, comme tous les cas relatés par des psychanalystes, qu’une
fiction, une spirale d’interprétations, un parcours cent fois
revisité en tous sens. Nul n’empêchera d’autres informations de
remettre en cause les faits, de remêler les cartes, de fragmenter
le récit en nouvelles, en opinions, en imprécisions. Une légende.
Une histoire n’est vraie que lorsque quelqu’un y croit, et elle
change de contenu à chaque narrateur. Un cas clinique n’est pas un
roman racontant ce qui s’est passé, mais une sorte de fiction que
l’analyste donne de lui-même. La vie de l’analyste n’est pas
détachable du cas du patient. Elles s’entrecroisent et ce qui en
est dit publiquement est tout autre que ce qui s’est passé en
privé. Même lorsque ce qui restait privé devient public, on ne
s’approche pas de la vérité. Ce qui était déjà connu s’altère
simplement de ces nouveaux éléments et forme une nouvelle version
de la légende. À la fin, ce qui se sera vraiment passé, personne
n’en saura rien. La psychanalyse ne dit pas la vérité des êtres qui
s’y engagent. Elle leur donne un récit vivable de ce qu’ils sont et
raconte comment les choses pourraient s’être passées.