Beverly Hills, Roxbury Drive, 31 mai 1962
À l’époque, lorsque les producteurs avaient
visionné les rushes de Quelque chose doit
craquer, ils trouvèrent le jeu de Marilyn « empreint d’une
sorte de lenteur, dans un état hypnotique ». On parla de la
remplacer. Très agitée, se débattant dans une déroute indistincte
où elle ne savait plus si les dangers venaient du dehors ou du
dedans, Marilyn se rendit le soir chez Wexler. George Cukor avait
été spécialement odieux. Trente prises pour la même scène, et rien
dans la boîte. Marilyn criait. Elle était en rage.
— Coupez! Ces mots que
j’entends depuis quinze ans : Coupez! Action !
Prise ! Encore une dernière prise ! Est-ce qu’ils se rendent
compte, les gens de cinéma, que c’est nous, les acteurs, qu’ils
prennent, qu’ils actionnent, qu’ils coupent, qu’ils montent... Le
cinéma c’est comme l’acte sexuel : l’autre prend votre corps pour
illustrer des fantasmes où vous n’êtes pas. La tendresse en moins,
qui parfois donne le sentiment d’exister un peu, soi-même, en
personne. Cruauté bien ordonnée commence par les autres.
— Faites des compromis, dit l’analyste. Cukor est
un homosexuel, il déteste les femmes, c’est sûr. Mais c’est un
grand cinéaste. Laissez-vous diriger !
— Non, je ne veux plus subir ça. Je ne veux plus
être traitée de façon tyrannique. J’ai signé mon premier contrat
avec la Fox en 1946. J’avais vingt ans. Au début de l’hiver
dernier, ils m’ont envoyé un télégramme : si vous ne tournez pas le
dernier film convenu, nous vous traînerons devant les tribunaux
pour dix ans. J’ai cédé en décembre. Je n’ai plus que du mépris
pour ce studio, pour tout ce qu’il représente. Le simple nom de la
Fox sur un panneau me donne la nausée.
— Essayez de terminer. Je comprends Cukor. Il est
exaspéré. Je le serais aussi. Il faut que vous vous
ressaisissiez.
— Impossible. Ça fait presque un mois que votre
collègue est parti. Depuis, rien ne va plus. J’ai trente-six ans
aujourd’hui. Et Cukor a piqué une colère en apprenant qu’on avait
prévu de fêter mon anniversaire en fin de journée. « Pas sur le
plateau. Pas maintenant ! » il a dit. Mais après le travail, ils
m’ont offert un gâteau d’anniversaire avec des bougies de
l’Independence Day plantées dessus et qui fusaient, et au sommet,
deux figurines, moi en déshabillé, moi en bikini, le tout porté en
grande pompe sur un chariot. La Fox, qui a balancé plus de 5 000
dollars pour l’anniversaire d’Elizabeth Taylor pendant le tournage
de Cléopâtre à Rome ! C'est l’équipe
qui s’est cotisée pour le gâteau. Dean Martin a fourni le
champagne. Tout le monde chantait : Happy
Birthday. Encore la petite ritournelle d’amour qui voudrait
chasser la mort à coup de douceurs et de baisers. Mais là, c’était
mon tour. J’ai cru que le gâteau était moi. Le chariot une civière.
Je me suis enfuie. Après un silence :
— Vous croyez au sens des chiffres ? Nous sommes
en 1962 et je suis née en 1926. Soixante-deux, c’est vingt-six lu à
l’envers. Vingt-six, c’est le nombre des années qu’a vécues Jean
Harlow. Trente-six, c’est celui de mes années, et aussi le nombre
de films qu’elle a tournés. Alors, soit c’est ma dernière année,
soit c’est que je vais enfin retrouver Norma Jeane, née le 01 06
1926 à 9 h 30 du matin au Los Angeles General Hospital. L'année où
Harlow est morte. Il y a des jours où j’aimerais reprendre ma vie à
l’envers, comme on rembobine un enregistrement. Dites-moi, docteur
Wexler, c’est la mort ou la vie qui fait revenir en arrière le
film? J’ai peur que ce ne soit mes dernières séances de tournage.
Et mes dernières séances d’analyse... Vous ne me répondez rien.
Vous vous en foutez. Vous attendez la fin de l’heure et mes dollars
!
Elle se tut longuement puis reprit :
— J’ai dansé pendant six mois pour Le Milliardaire. Je n’ai pas eu de repos. Je suis
épuisée. Où est-ce que je vais aller?
Elle se leva brusquement et sortit sans un mot.
Wexler ne leva pas la tête et pensait : « Au diable ! »