Hollywood, Studios Warner Bros, décembre 1965
La Fox avait investi deux millions de dollars. Cukor confia à une chroniqueuse : « La pauvre chérie est devenue complètement folle. Ce qui est triste, c’est que le peu qu’elle a fait n’est pas bon... D’après moi, elle est finie. » Mais il eut une idée pour sortir de l’impasse : faire un film sur l’échouage du tournage. Un film sur les coulisses d’un film. Marilyn, avec ses demandes abusives et ses manipulations éhontées, incarnerait l’actrice dérangée. Une comédie tragique, une histoire d’Hollywood, avec des producteurs dépassés, des psychanalystes intrusifs et un omniprésent vampire femelle guidant le jeu de la star cassée. Le dénouement serait très dramatique : la mort et la folie que Marilyn avait craintes – ou feintes – la rejoindraient à la dernière bobine.
Cukor ne fit pas ce film sur et avec elle, mais deux ans après la mort de Marilyn, il se tourna à nouveau vers des portraits de femmes, comme la danseuse Isadora Duncan ou l’actrice de muet Tallulah Blankhead. Repensant aux semaines douloureuses de Quelque chose doit craquer, il voulait faire le portrait d’une actrice en femme brisée, après le Sunset Boulevard de Billy Wilder et All About Eve de Mankiewicz. Comme lui, les deux cinéastes avaient fait tourner Marilyn, et ce serait une belle idée et une bonne revanche sur ces rivaux détestés que de faire en couleurs un film sombre sur les derniers jours de la star. Ce pourrait être le dernier et le plus beau film de George Cukor. Maintenant que Marilyn était devenue un mythe, l’idée pouvait séduire d’autres Studios que la Fox. Cukor avait même un titre : Perdue dans la cité des anges. Il avait aussi pensé à: Une star est morte, cela aurait fait symétrie avec Une étoile est née, son film de 1954 où Judy Garland interprétait déjà une actrice fêlée qui donnait plus d’importance à ses nuits blanches qu’aux jours passés dans le noir d’un plateau à suer sous les projecteurs. Ce serait un film sur le film impossible, un film derrière l’écran. Les coulisses d’Hollywood révéleraient la machinerie bête et cruelle des Studios, et les coulisses d’un visage montreraient la folie d’une actrice à la recherche d’une image perdue qui serait elle.

D’elle aussi, il se vengerait, car il avait mal vécu la confrontation pénible avec Marilyn. Elle n’avait cessé pendant les sept semaines de tournage de modifier ses scènes, ses répliques. Surveillés et dirigés par Greenson, les scénaristes avaient dû interpoler les prises et changer l’ordre et le contenu des séquences initialement prévues. Plus que tout, la présence de Paula Strasberg sur chaque prise de chaque scène avait mis Cukor hors de lui. La méthode de l’Actors Studio était à ses yeux une divagation prétentieuse et il restait attaché aux prérogatives du réalisateur. Après chaque plan, quand il disait : « Cut ! », Marilyn se tournait non vers lui mais vers Paula pour lui demander si cette fois était la bonne. Elles se mettaient à l’écart et échangeaient avec un sérieux incroyable des propos qui se terminaient par un verdict : « Oui ! » Ou, plus généralement : « Non, ça ne va pas ! Refaisons une prise ! » Dean Martin, son partenaire, allait passer ses nerfs sur ses cannes de golf et tapait quelques balles dans un coin du studio. Paula, Greenson, Henry Weinstein, staff producer et ami du psychanalyste, cela faisait un peu beaucoup de monde qui lui disputait le final cut.
Mais Cukor était resté courtois. Simplement, lorsque Marilyn répétait un peu trop : « On en refait une », il répondait : « Bien sûr, chérie », puis, clamant chaque fois : « Marilyn dernière », il faisait quatre ou cinq prises de plus sans bobine dans la caméra. Après chaque visionnage de rushes, Cukor et son assistant, Gene Allen, s’isolaient et lorsqu’ils ressortaient, ils trouvaient Marilyn angoissée devant la porte de la salle de projection : « Comment c'était? » Cukor se retournait vers Allen et lui glissait à l’oreille : « Elle veut dire : comment j’étais ! » Puis, avec un sourire enjôleur, il la rassurait : « Magnifique, Marilyn, magnifique. » Après la dernière séance de tournage, le metteur en scène déclara publiquement : « Le Studio lui a tout accordé. Elle a été dure. Très dure. Sur tout. Elle a été faussement gentille avec moi. Je suis désolé de la voir ainsi, se battre contre des ombres. Même son avocat, Mickey Rudin, n’en peut plus et elle n’en veut plus. Je crois que c’est la fin de sa carrière. »

Maintenant il savait que ce qu’il avait pressenti était la fin de Marilyn, tout court. Et ce qu’il voulait faire avec ce film sur l’actrice morte, c’était rendre cette incroyable densité qu’elle avait donnée malgré elle à ses apparitions, cette présence presque insoutenable à l’écran dans les scènes finalement gardées au montage de Quelque chose doit craquer, elle qui avait été si absente sur le tournage. Si absente, même quand elle était là. Sur l’écran, elle semblait se mouvoir au ralenti, et c’était tout simplement hypnotique, se disait le cinéaste. Elle n’avait presque plus de regard et c’est cela qui était beau. Cukor se mettrait lui-même en scène et jouerait le rôle du réalisateur patient et génial qu’il avait eu tant de mal à être dans le réel. Le film serait une comédie, mais aussi un film tragique. Il changea son titre une fois encore et choisit : Ce qui compte, c’est ce qui est sur l’écran. Il ne cessa de modifier son projet, puis finalement y renonça quand parurent les articles accusant Greenson d’avoir participé à un complot pour assassiner l’actrice. « Trop proche, tout ça ! Trop de pouvoir en jeu. Trop d’amour », dit-il à Hedda Hopper, la journaliste des coulisses d’Hollywood.
Le dernier jour de sa vie, le 24 janvier 1983, George Cukor dit à un ami : « Ce fut une sale affaire. Le pire rejet qu’elle eut à essuyer. En définitive, elle était trop innocente. »
Marilyn dernières séances
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