70.
Les émissaires infernaux
Les soldats de l’empereur avaient dressé un camp provisoire au pied des écluses.
Ils comptaient leurs morts, organisaient le secours aux blessés. La déflagration qui les avait ravagés faisait encore parler d’elle, ils n’avaient que ça à la bouche, traumatisés par cette arme redoutable dont ils ignoraient tout.
Et puis la mort de l’empereur bien sûr.
Ou plutôt son agonie.
Il avait été immédiatement repêché dans le fond du bassin. Une flèche plantée dans sa clavicule, il était à moitié noyé, mais il avait brûlé surtout en grande partie, foudroyé par l’un des gamins.
Des corbeaux avaient été dépêchés dans tout l’empire, vers les forts les plus proches, vers les cités impériales pour réclamer des renforts, pour exiger des ordres. La mort de l’empereur n’avait jamais été évoquée, et aucun officier ne savait quoi faire. Qui commanderait l’empire à présent ? La logique aurait voulu que ce soit le Maester Luganoff, le plus connu et respecté des hommes de pouvoir en place, mais il fallait une confirmation.
Et puis techniquement, l’empereur n’était pas encore tout à fait mort. Ce n’était plus qu’une question de minutes, d’heures tout au plus. Il était dans le coma, son état était désespéré.
Lorsque les quatre hautes silhouettes de ténèbres surgirent, tous les soldats prirent peur. La plupart n’avaient jamais vu ces monstres d’acier enveloppés dans leurs manteaux noirs, cachés sous leur capuchon sans fond. La plupart des soldats croyaient même que les Rêpboucks n’existaient pas vraiment.
Les quatre Tourmenteurs arrivèrent dans le campement à la tombée du jour et foncèrent entre les tentes, vers celle qui abritait le corps mourant du Buveur d’Innocence. Personne n’osa s’interposer car ils devinaient tous, au tréfond de leur être, que ce serait signer son arrêt de mort.
Les Tourmenteurs pénétrèrent dans la tente et se disposèrent autour de l’empereur.
– L’Énergie Source était ici, elle a brillé, elle nous a attirés jusqu’ici, dit le premier de sa voix gutturale et synthétique.
– Elle s’est enfuie, commenta le deuxième sans émotion.
– La poursuivre ! lança le troisième. La traquer !
Le premier leva une main gantée d’acier, de cuir fondu et de plastique et désigna l’empereur :
– L’Inertien est presque éteint.
– Ggl en a encore besoin, affirma le deuxième.
– Mais sa batterie source est presque épuisée.
– Il faut le synthétiser, proposa le troisième.
– Partiellement, répliqua le premier. Pour qu’il se connecte encore avec toutes ses données et ses matrices. Pour aider Ggl.
– Oui, d’abord l’Inertien, approuva le deuxième. Ensuite l’Énergie Source !
Les quatre Rêpboucks saisirent le Buveur d’Innocence et l’emportèrent. Ils se coulèrent sans un bruit hors du campement, sous les regards médusés et terrifiés des gardes.
Les Tourmenteurs se mouvaient dans la nuit, chargés de leur fragile cargaison, et ils engloutirent les kilomètres sans jamais ralentir. Ils savaient parfaitement où ils allaient.
Ils purent même accélérer en rejoignant une ancienne route à peu près dégagée. L’état de l’empereur empirait, il vivait ses derniers instants.
Ils entrèrent dans les ruines de la ville au milieu de la nuit, faisant fuir les prédateurs de leur aura contre nature, et poussèrent la porte de la cathédrale pour allonger le Buveur d’Innocence sur l’autel qu’ils encadrèrent.
Le tabernacle projeta une clarté spectrale dans tout l’édifice, nimbant l’extérieur des couleurs des vitraux.
Chaque Rêpbouck captura un esprit, attiré par l’agitation à leur portail, et planta dans son âme ses griffes huileuses. Les esprits hurlèrent d’une souffrance sans nom, infinie. Puis ils obéirent aux Tourmenteurs et ils transportèrent l’information. La connexion fut presque instantanée avec le réseau source. Le tout-puissant Ggl était là.
Alors, il inonda le réseau de son pouvoir, et les Rêpboucks se penchèrent sur le corps du Buveur d’Innocence.
Une fumée poisseuse se répandit depuis leur houppelande, suivie d’un liquide visqueux ressemblant à du pétrole qui coula sur le visage de l’empereur tandis que la fumée l’enveloppa.
Les Rêpboucks posèrent une main sur l’homme et des fragments de leurs corps synthétiques se détachèrent pour disparaître dans le linceul opaque.
Peu à peu, les Tourmenteurs le sentaient, l’Inertien reprenait des forces.
Il ne serait pas tout à fait synthétisé pour garder sa pleine conscience, mais une grande partie de ses fonctions le seraient pour lui permettre de survivre.
Le Buveur d’Innocence perdait les dernières onces d’humanité qu’il abritait encore, en échange du prolongement de son existence. Soudain le réseau source se connecta avec la conscience de l’homme. Sa réaction fut proche du réflexe. Il accepta.
C’était un pacte.
Pour renaître plus féroce que jamais.
Et il vendit son âme au diable.