35.
Au hasard d’un soir…
Le roulement du tonnerre fit vibrer la fenêtre près du lit de Matt et réveilla le garçon en sursaut. La pluie dégringolait contre la vitre, mollement, comme si les nuages hésitaient à s’ouvrir. Et pourtant, au-dessus des montagnes, les éclairs se déchaînaient en grondant, illuminant les arêtes déchiquetées par intermittence.
Matt se retourna pour s’abriter sous son oreiller mais, après quelques minutes, il sut qu’il n’arriverait pas à se rendormir tout de suite. Il ouvrit les yeux et fixa le plafond. Trop de tension. Les questions s’accumulaient dans ses pensées et la moindre faille dans son sommeil le vouait à l’insomnie.
La première de ses préoccupations concernait ses amis, Ambre et Tobias. Dix jours déjà qu’il n’avait plus eu signe de vie. Dix longues journées. Étaient-ils perdus ? Capturés ? Morts ? Matt préférait se répéter qu’ils étaient sur la route, qu’ils allaient surgir la semaine prochaine et lui sauter dans les bras. Toutefois, il ne pouvait s’empêcher d’envisager le pire. Combien de temps tiendrait-il avant de galoper vers l’ouest à leur recherche ?
Neverland ne semblait pas perturbé par l’approche d’Entropia, et cela agaçait Matt également. Les Pans vaquaient à leurs occupations, continuant à dispenser des cours pour maîtriser leur altération. Certes, des groupes entiers s’entraînaient au combat, Tania et Chen instruisaient le tir à l’arc et l’arbalète, et Matt concevait que la vie pratique du château devait se poursuivre. Il fallait faire entrer des provisions, cuisiner, ranger, nettoyer, réparer, etc. mais il ne percevait nulle part l’état de siège imminent, la fébrilité de la guerre qui s’annonçait.
Il fallait bien reconnaître qu’aucun signe extérieur ne laissait présager un tel mal. Le climat était le même, celui d’une fin d’été, doux et ensoleillé, aucun ennemi n’avait été repéré à proximité du domaine, et Entropia demeurait un concept vague pour la plupart des rebelles. Le soir, Matt réunissait sa petite bande : Orlandia, Clara, Archibald, Tania et Chen et ils discutaient de stratégie pour défendre au mieux les murs des remparts, mais très vite, ces discussions sinistres et anxiogènes se transformaient en bavardages nettement plus légers. Chacun s’émerveillait de la grandeur de Neverland, de l’ingéniosité des Pans qui y vivaient, ou de la région qu’ils surplombaient depuis les terrasses. Seule Orlandia partageait le même sentiment d’urgence que Matt. Elle était venue le voir après l’une de leurs réunions, elle avait senti son obsession :
– Ne cherche pas à être le sauveur permanent de tous, lui avait-elle dit. Viendra un moment où chacun prendra conscience de ce qui s’en vient, et il sera temps de se barricader. Laisse-les vivre encore un peu loin de ce stress. Il ne sert à rien de se brusquer, ce ne sont pas quelques semaines de plus ou de moins qui feront d’eux des guerriers redoutables.
Orlandia avait raison, et Matt s’était recentré sur la chapelle et les télégrâmes qui n’étaient toujours pas revenus. Johnny avait pris son rôle tellement au sérieux qu’il s’était installé un lit de camp près de l’autel, et il refusait de quitter les lieux, usant de seaux pour sa toilette et se faisant apporter ses repas par Dorine, qui terminait de veiller sur ses blessures en bonne voie de guérison.
Une rafale d’éclairs projeta ses flashes argentés à travers la chambre, et Matt compta les secondes avant que le tonnerre claque.
Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf…
La vitre trembla à nouveau sous l’impact qui se démultiplia à travers toute la vallée. Matt jeta un coup d’œil à Chen qui dormait encore, la bouche ouverte, en ronflant.
Comment fait-il pour ne pas entendre ? Il est devenu sourd ou quoi ?
Matt, presque inquiet, se leva pour s’approcher de son ami. Une nouvelle bordée d’éclairs lui donna la réponse : un morceau de cire était enfoncé dans l’oreille de Chen.
Petit malin !
De son côté, Léo s’était emmitouflé dans ses draps.
L’orage se rapprochait, à mesure que son sommeil s’éloignait dans le vent.
Il enfila un T-shirt gris et mit ses baskets pour aller traîner dans les couloirs. Avec un boucan pareil, il ne devait pas être le seul insomniaque. Il s’engagea aussitôt dans l’étroit escalier à vis à côté de sa chambre pour gagner la passerelle qui surplombait le petit salon de son aile, et ne découvrit personne. Même la cheminée était éteinte, sans aucune braise, même timide. Il prit alors la direction du grand réfectoire et, chemin faisant, il croisa les marches en bois d’un autre escalier, bien plus large cette fois. C’était par là qu’il passait pour se rendre à la bibliothèque chaque matin lorsqu’il avait dessiné la carte en compagnie de Lily.
Le malaise avec la jeune femme s’était dissipé au fil des jours, à mesure qu’ils travaillaient côte à côte, qu’ils accomplissaient leur tâche. Elle plaisantait souvent, et se montrait plutôt de bonne humeur, ce qui avait grandement soulagé Matt. Pour autant, il ne l’avait plus revue depuis quatre journées. Il ignorait ce qu’elle faisait, et même si elle allait bien, et s’en voulut de ne pas avoir pris de ses nouvelles. Il détestait qu’on puisse croire qu’il utilisait les gens pour ensuite ne plus se soucier d’eux, ce n’était pas son genre. Maintenant que leur relation était claire, il pouvait s’avouer qu’il appréciait la présence de la jeune femme. Elle était son premier véritable contact avec Neverland, avec Johnny et Piotr. Il croisait ce dernier parfois, mais Piotr était très occupé à gérer la logistique. Depuis que les convois étaient rentrés avec les survivants du Vaisseau-Vie, mais aussi avec des quantités de caisses et de tonneaux de matériels et de vivres, il avait fallu tout répertorier, ranger, et Piotr s’était chargé de superviser cette mission malgré les jours de repos auxquels il avait droit.
Matt réalisa qu’il grimpait vers la bibliothèque, machinalement. Il s’était laissé entraîner par ses pas et décida de poursuivre pour aller regarder la carte. Ce ne serait jamais que la dixième ou onzième fois qu’il la consulterait pour se rassurer, pour se convaincre qu’elle allait faire l’affaire. Plus il la superposait à son souvenir du véritable Testament de roche et plus les traits s’entremêlaient.
La foudre apparut au détour d’une haute fenêtre et son interminable bras squelettique sembla vouloir saisir quelque chose au loin dans la forêt avant de retourner aux ténèbres. Le tonnerre suivit presque aussitôt, résonnant dans toute la cage d’escalier qui desservait près de dix étages. Matt frissonna, impressionné par une telle puissance. Inconsciemment, il se rapprocha de la rambarde et se hâta d’avaler les marches.
Il poussa la porte en chêne et pénétra sous la lumière spectrale des lumivers. Les halos verdâtres marquaient leur mince territoire comme autant de ruches silencieuses.
En circulant entre les rayons, Matt nota deux lampes qui faiblissaient en intensité et une troisième, éteinte, qui plongeait l’Histoire dans l’ombre ; il faudrait qu’il pense à revenir en journée avec des copeaux de champignons pour nourrir les vers luisants. Matt attrapa le grand rouleau de feuilles scotchées qu’il avait rangé entre deux étagères et l’étala sur la table centrale. Les lignes des côtes étaient bien tracées, les anciennes grandes villes bien à leur place. Il y avait finalement peu d’approximation, peu de ratures. Lily et lui s’étaient appliqués et il éprouva un sentiment de fierté à contempler le travail de cinq journées éprouvantes, le dos voûté et le poignet douloureux. Cela avait été fastidieux par moments, mesurer sans cesse les distances entre deux points sur la carte originale pour ensuite les calculer à l’échelle qu’il voulait obtenir, des centaines et des centaines de conversions obligatoires pour réussir leur œuvre. Certes, leur carte n’avait pas la précision, la définition et l’assurance d’une vraie, mais tout y était parfaitement reconnaissable et, de loin, il était impossible d’imaginer que c’était du fait main, à l’exception de certaines distances entre deux continents, deux pays que Matt avait largement raccourcis, selon sa mémoire, pour essayer d’être le plus fidèle au Testament de roche.
L’orage grondait à l’extérieur, mais les épais murs de la tour étouffaient une partie de cette colère.
L’acier de la passerelle du troisième niveau grinça et Matt releva la tête aussitôt, inquiet qu’elle lui tombe dessus.
Tout là-haut, dans la pénombre, il distingua une minuscule forme qui dépassait au milieu du passage. C’était bien trop petit pour être un Pan. C’était un animal. Une tête penchée dans le vide, qui l’observait.
Un chat !
Le félin, démasqué, rabattit ses oreilles en arrière.
Qu’est-ce qu’il y a comme chats ici !
Réalisant soudain que la pauvre bête était probablement coincée ici depuis un bon moment, Matt abandonna sa carte et grimpa les deux niveaux supérieurs pour approcher du chat qui se tenait au centre de la passerelle.
– Alors mon pauvre vieux, tu es enfermé ? Tu veux sortir ? Viens, laisse-toi attraper…
Matt s’approcha, mais l’animal fila entre ses jambes avec cette grâce féline qui les rend insaisissables. Il bondit sur une étagère et rampa au-dessus des livres pour disparaître.
– Oh bah alors ça…
Matt scruta le rayonnage couvert d’ouvrages et découvrit le trou, à peine de quoi y passer un bras, au fond de la bibliothèque, juste au-dessus des livres. Le mur derrière était lui-même percé. Matt se pencha, mais il n’y voyait rien.
Où est-ce que ça va ?
Il fit un exercice mental d’orientation et essaya de visionner la partie du château qui se trouvait derrière.
Si la tour est bien celle que je crois, alors… alors il n’y a rien par ici ! C’est le vide ! La tour est plus haute que le bâtiment accoté !
C’était impossible, il existait forcément un passage.
Intrigué, il se précipita dans l’escalier, redescendit pour ranger la carte et ressortit dans le couloir en quête d’un accès vers les niveaux supérieurs de cette aile. Après plusieurs détours, il trouva une volée de marches dans un corridor très exigu et pentu qui montait vers ce qui devait être les combles. Sans lumière, Matt hésita, puis décida d’arrêter de jouer les poules mouillées. Après tout, il se repérait bien dans les halls du château avec la seule clarté de la nuit et des éclairs !
Son intuition était bonne, il parvint sous une haute toiture à la charpente solide, percée par endroits de fines lucarnes par lesquelles pénétraient les flashes des éclairs. La pluie s’était intensifiée et coulait à présent abondamment sur les ardoises. Tout un bric-à-brac était entreposé dans ce long grenier, des malles, des meubles anciens et poussiéreux, des candélabres, des miroirs aux cadres magnifiques bien que couverts de toiles d’araignées, des peintures, des lustres en cristal, et des piles de livres jaunis. Lorsqu’un éclair embrasait les cieux, il investissait cette caverne d’Ali Baba et se réfléchissait dans tous les miroirs en même temps, démultipliant les proportions et brouillant le jeu des ombres comme s’il existait plusieurs mondes parallèles qui se superposaient ici selon des perspectives non euclidiennes.
Matt se fraya un chemin lentement en direction de ce qu’il pensait être la tour de la bibliothèque et parvint au bout des combles, face à un mur de pierre. Deux éclairs suffirent à révéler le petit trou à hauteur du regard. Il enfouit sa tête à l’intérieur et devina la lueur d’une lanterne à lumivers. C’était bien ça.
Les chats étaient malins et surtout ils devaient arpenter le château à longueur de journée, au point d’en connaître les moindres recoins. Combien étaient-ils ? Et pourquoi cette curiosité presque maladive envers les humains ? Maintenant qu’il y réfléchissait, il y avait eu un chat près de lui à chaque instant ou presque de sa vie à Neverland. Surtout dans les moments importants. Qu’il soit lové discrètement dans un coin, à portée de regard – ou d’oreilles ! songea Matt avec autant d’ironie que de méfiance – ou sur les genoux d’un adolescent, ou encore perché dans les hauteurs, ils étaient partout, aux aguets.
Un discret mouvement derrière lui le fit se retourner précipitamment. Encore un de ces maudits greffiers qui filait dans son dos ! La démarche souple de l’animal se perdit aussitôt dans le son de la pluie, mais Matt contourna une haute armoire avec le sentiment qu’il venait de là. Et il tomba nez à nez avec un couloir étroit qui quittait le grenier.
Un passage jalonné de fines meurtrières vitrées reliait deux ailes du château en survolant cours, remparts, gargouilles et autres tours et toits de Neverland. D’un pas mal assuré, Matt s’y enfonça, en admirant la vue qui jaillissait des éclairs avant de réaliser que ce couloir suspendu donnait non pas sur une autre aile mais sur une structure ronde et haute : la tour ouest. Celle qui leur était interdite.
C’est la seconde fois que mes insomnies m’amènent jusque-là.
Matt commençait à se demander si c’était bien le hasard. Non seulement il détestait qu’on lui interdise quelque chose sans lui en expliquer la vraie raison, mais il trouvait impoli, voire imprudent, de repousser les signes du destin.
Je suis surtout curieux, oui ! se dit-il en poussant la porte entrouverte qui terminait le passage. Il était à nouveau dans un escalier tout en bois, assez large, et il reconnut celui qu’il avait découvert à son arrivée, quelques nuits plus tôt.
C’est maintenant ou jamais…
Matt se guida en posant la main sur le mur et commença l’ascension. Il fut rapidement plongé dans l’obscurité la plus totale, et commença à se demander s’il avait bien fait de s’engager dans une aventure pareille. Après tout, Gaspar n’avait peut-être pas menti : la tour pouvait être en mauvais état et le bois vermoulu risquait de s’effondrer sous chacun de ses pas… Pourtant, sous ses paumes, Matt devinait des panneaux solides, secs et pas du tout abîmés. Non, tout ça c’étaient des histoires pour écarter les curieux dans son genre… Mais alors, pour cacher quoi au juste ? Quel secret valait qu’on le dissimule aux yeux de la plupart ?
La montée lui parut interminable. Il en avait mal aux cuisses et aux mollets et envisageait de faire demi-tour lorsqu’il buta contre une porte entrouverte. Elle grinça en s’ouvrant et, au même moment, la foudre tomba sur le château, faisant vibrer tous les murs, trembler les fenêtres et révélant le sommet de la tour aux yeux de Matt dans un flash quasi spectral. Il vit des coussins étalés partout sur le sol, des dizaines et des dizaines, et surtout une horde de chats tournés dans sa direction. Comme un seul et unique individu, tous le fixaient de leur regard vert intense.
Une centaine de chats, estima Matt.
C’était un endroit spacieux, dont le toit pentu grimpait haut dans les ombres.
Matt se sentit brusquement mal à l’aise, comme s’il dérangeait un cérémonial dont il ne devait pas être le témoin. Il voulut faire un pas en arrière pour redescendre, mais quelque chose de volumineux le bloqua.
Lorsque le ronronnement naquit à ses oreilles, terrible et puissant, Matt crut qu’il allait devenir fou. Le chat dans son dos devait être aussi gros qu’un lion, voire un cheval.
Il ferma les yeux, avec l’oppressant sentiment d’être une souris au milieu de prédateurs affamés.
L’énorme présence derrière lui le poussa et Matt entra dans l’antre des chats.