60.
Le survol de Mangroz
Tout ce que Matt savait, c’était que les hommes étaient costauds, équipés d’épées, de masses et de haches et qu’ils n’avaient pas l’air de plaisanter.
– Qui est-ce ?
Tobias lui tendit ses jumelles :
– Regarde leurs poignets.
Matt obéit et reconnut le tatouage de deux X enchevêtrés mentionné par Lily.
– La Guilde d’Oxxen !
– Ça sent pas bon tout ça. J’ai regardé : il y en a partout.
– Lily avait raison : tout le monde a un prix ! La fille nous a vendus !
– Les autres sont réveillés en bas, je viens de voir Orlandia, ils ont les sacs sur le dos, ils sont prêts.
– À quoi ?
Tobias haussa les épaules et désigna Matt :
– Je sais pas moi ! C’est toi qui diriges !
Matt secoua la tête. Il ne commandait personne ! Mais ce n’était pas le moment de déclencher un débat sur la question.
Matt dévala l’échelle pour retrouver ses camarades.
– Si on sort, ils vont tout de suite nous repérer ! prévint-il en enfilant son gilet en Kevlar, puis son épée, et en reprenant son propre paquetage.
– Pour l’instant on peut compter sur l’effet de surprise et leur échapper en courant dans les rues, fit remarquer Orlandia. Si on attend, ils finiront par venir fouiller la grange. Ceux-là ont l’air plus organisés et moins idiots que ceux d’hier.
– C’est la Guilde d’Oxxen, avertit Tobias du haut de l’échelle.
Lily s’avança :
– Laissez-moi y aller, c’est moi qu’ils veulent, avec un peu de chance ils vous laisseront tranquilles.
Matt lui bloqua le passage et la fixa.
– Tu joues à quoi ? demanda-t-il. Tu nous guides jusqu’ici pour te sacrifier dès que tes fantômes ressurgissent ? Non, ça ne fonctionne pas comme ça dans un groupe. Tu fais partie de notre bande. Personne n’abandonne personne chez nous.
D’un geste autoritaire, il la repoussa vers les autres et se dirigea vers la porte pour observer entre les fentes.
La colère l’avait repris. L’attitude de Lily avait fait remonter le guerrier en lui. Une rage froide. Maîtrisée. Conséquence de toutes les frustrations, les peines, les douleurs encaissées depuis la Tempête, depuis la trahison des adultes, lorsqu’ils avaient rompu le sceau sacré de leur engagement à protéger leur progéniture. Un ressentiment dans lequel il puisait pour parvenir à se battre, pour tolérer la violence, la mise à mort lorsqu’elle devenait une obligation, une question de survie.
Ses doigts s’agitaient. Il avait les paumes moites, aussi s’agenouilla-t-il pour ramasser un peu de poussière, de paille et de terre sèche pour s’en frotter les mains.
– Ils sont en train de retourner toute l’auberge, commenta Matt d’une voix atone. Ils vont venir. En effet, il faut partir.
– Aucun bateau ne nous attend, rappela Dorine.
– On court jusqu’au port et on en vole un, fit Chen.
– C’est pas aussi simple ! protesta Orlandia. Le temps d’appareiller, tout l’équipage sera sur nous ! Ça ne se démarre pas aussi vite qu’une voiture !
– Et aller se cacher à Basse-cul ? proposa Ambre.
Tania et Chen s’observèrent, pas ravis de cette idée, et Lily démolit tout espoir :
– La moitié des habitants de Basse-cul est au service de la Guilde d’Oxxen et l’autre moitié sera prête à nous égorger dès qu’ils apprendront que nous sommes traqués.
– Et il faut récupérer les chiens au passage, rappela Matt.
La situation leur semblait désespérée. Mangroz était une île au cœur d’une jungle marécageuse, aucune fuite possible.
– Nous sommes neuf, continua Matt. Avec des facultés qu’ils ne soupçonnent pas. Nos chiens sont féroces. Combien sont-ils à Oxxen ?
Lily, qui voyait où voulait en venir Matt, lui fit signe qu’il perdait la tête :
– Tu veux leur faire la guerre ?
– Lancer l’assaut sur leur Guilde carrément, pour éliminer le problème à sa source. Ils ne s’y attendront pas. Et puisque c’est de la pègre dont il s’agit, j’aurai moins de scrupules.
– Il faudrait une armée pour ça !
– Nous sommes une armée.
– Pas assez puissante, Matt ! Tu débloques !
– Alors quoi ?
– Je préfère encore le plan de Chen. Puisque nous ne pouvons nous emparer d’un grand voilier, filons avec une péniche, ce sera plus rapide. Nous défendrons l’embarcadère le temps qu’il faudra pour que les Kloropanphylles préparent le navire. Là, tu auras l’occasion de la mener, ta guerre.
Matt réfléchit un instant. Courir dans les rues pour tenter de semer les mercenaires d’Oxxen ne serait déjà pas aisé, et s’emparer d’un bateau dans un port bondé relevait de la pure folie. Pourtant, faute de mieux, Matt estima qu’ils n’avaient pas le choix.
– Tobias, tu peux nous couvrir ? Une dizaine de flèches dès qu’ils nous verront devrait les calmer assez pour nous offrir une bonne avance.
– Je peux viser les jambes ? J’ai pas très envie de… de tuer pour tuer, tu vois…
– Les jambes, Toby, ce sera très bien. Torshan, dès qu’ils se lancent à nos trousses, tu pourras ralentir les premiers.
Le Kloropanphylle secoua son index devant lui et une étincelle crépita.
– Ils vont croire que c’est la foudre divine qui s’abat sur eux.
– Tania, poursuivit Matt, tu ouvres la voie avec Ambre et moi. Si ça surgit par-devant, je compte sur toi. Lily aussi, je te veux à portée de voix pour nous guider.
– Les jambes aussi, acquiesça Tania. Je serai moins rapide que Tobias, mais aussi précise.
– L’objectif ce sont les écuries, ne l’oubliez pas. Si la situation dégénère et qu’on se perd, ce sera notre point de ralliement.
Il espérait de tout cœur qu’ils n’allaient pas se retrouver séparés par la force des choses. Il savait que ça n’en serait que plus difficile, que s’ils se divisaient il y aurait des morts parmi eux.
– Prêts ?
Matt donna un coup de pied dans la porte et Tobias jaillit avec Ambre. Une nuée de flèches s’envolèrent immédiatement. Tobias avait été si rapide que la corde de son arc chauffa et Ambre eut du mal à suivre pour ajuster les tirs avec sa propre altération. Toutefois il avait beaucoup progressé depuis l’époque de l’île des Manoirs, et s’il allait trop vite pour être précis, il parvenait néanmoins à viser et le rôle d’Ambre n’en était que simplifié.
La moitié des mercenaires qui attendaient devant l’auberge s’effondrèrent, furent blessés, tandis que les autres restèrent trop stupéfaits pour réagir.
En un instant les neuf fuyards se précipitèrent dans la rue, bousculant les passants, sous le regard à la fois surpris et admiratif de Marco.
Matt n’avait pas fait vingt mètres qu’il entendit le chef des hommes de la Guilde d’Oxxen hurler de les arrêter et un sifflet retentit.
Les badauds s’écartaient en criant au passage de cette horde sauvage qui dévalait les hauteurs du port, et Lily aboya de prendre à gauche, ce que Matt fit aussitôt, s’engageant dans un escalier étroit qui zigzaguait entre des maisons. Il jeta un rapide coup d’œil en arrière et vit deux mercenaires surgir en haut des marches, juste sur les talons de Torshan.
Matt n’eut pas le temps de le prévenir que le Kloropanphylle se retournait, bras tendu, et qu’un éclair d’argent illuminait le passage en foudroyant les deux hommes qui s’effondrèrent sur place, l’un sur l’autre, bloquant l’accès.
Bien joué Torshan !
Mais déjà plusieurs silhouettes menaçantes se profilaient derrière.
L’escalier, lui, semblait sans fin, et Matt avait déjà le souffle haché et les jambes brûlantes. Constatant qu’il pouvait être plus court de couper par les toits plats, Matt enjamba le parapet et sauta celui d’une maison blanche en contrebas, imité par ses camarades, avant de bondir sur la suivante, et ainsi de suite.
Deux flèches ricochèrent juste aux pieds des premiers Pans et une troisième vint frapper le dos de Matt. La pointe s’écrasa contre le Kevlar de son gilet mais le choc avait été douloureux et faillit le faire trébucher. La main de Tania le retint in extremis.
Les Pans s’enfuyaient ainsi de toit en toit, s’élançant avec courage et, parfois, pris dans leur élan, entre deux maisons séparées par une ruelle, ou serpentant entre les cheminées et les fils de linges tendus pour sécher qui les protégeaient des flèches. Les gilets pare-balles distribués par Matt dévièrent plusieurs projectiles sur les flancs de Tobias, Chen et Ambre mais Torshan poussa un cri soudain. Il venait d’en recevoir une dans le bras. L’empennage blanc tremblait au bout de son épaule, juste là où s’arrêtait le gilet. Il ralentit.
Tobias posa un genou à terre pour se stabiliser, bloqua sa respiration – ce qui n’était pas très difficile pour lui car son altération de vitesse l’obligeait à courir lentement pour ne pas dépasser les autres et il n’était pas essoufflé contrairement à eux – et décocha cinq traits en retour. Il avait été trop vite, Ambre n’était pas derrière pour assurer la précision des trajectoires, et une seule flèche toucha l’un des trois archers qui les visaient depuis la rue en surplomb.
Pendant ce temps, Orlandia aidait Torshan à se redresser et ils reprirent la course.
– Ne m’attendez pas ! commanda Tobias. Je vous rattrape !
Cette fois il prit le temps de bien viser à quatre reprises. Il devait économiser ses munitions. Le deuxième archer tomba à son tour et le dernier se replia derrière le muret.
– Oui ! triompha Tobias avant de constater que six mercenaires accouraient aussi par les toits, armes au poing.
Il poussa sur ses talons et déguerpit si vite qu’en une poignée de secondes il était à nouveau parmi les siens.
Quelque part dans la ville, le sifflet continuait de striduler, déclenchant l’alerte.
Les maisons étaient construites le long d’une rue en pente, si bien que, de toit en toit, les Pans descendaient vers le port, comme s’ils empruntaient des marches de géants.
Ambre, qui ne courait pas vraiment puisqu’elle se déplaçait avec la force de son esprit, n’en éprouvait pas moins une réelle fatigue mentale pour maintenir le rythme et elle commença à craindre de ne pas tenir jusqu’aux quais. En se télétransportant entre deux bâtisses, dans la rue du bas, elle aperçut un archer qui se préparait à viser le prochain Pan qui apparaîtrait. D’un réflexe de son altération, elle fit s’ouvrir brutalement une porte qui alla s’écraser sur le visage de l’homme, lui brisant le nez et le renversant dans le passage.
La petite bande fonçait à présent à l’aveugle, le dédale de plates-formes que constituaient les toits s’étendait devant eux, et ils ne savaient ni comment redescendre ni par où ils devaient passer. Matt et Lily tentaient de se repérer en fonction des mâts des navires.
Brusquement, ils parvinrent à une rue plus large, et les premiers du groupe durent stopper net pour ne pas risquer de passer par-dessus bord. La chaussée était cinq mètres plus bas.
L’heure n’était plus à l’hésitation et Matt recula pour prendre son élan. Il sauta par-dessus le vide, aussitôt imité par Tobias, Dorine et Lily. Torshan ne semblait pas sûr de lui mais Orlandia lui murmura quelques mots à l’oreille et le Kloropanphylle acquiesça, déterminé, avant de s’élancer avec elle. Ils atterrirent de l’autre côté, juste sur le bord, et il fallut que Tobias les saisisse pour les empêcher de basculer en arrière.
Ambre fit le saut à une vitesse anormalement lente par rapport aux autres et Matt la réceptionna tandis qu’elle titubait de fatigue.
Puis ce fut au tour de Tania mais lors de sa prise d’élan une volée de flèches s’abattit autour d’elle et l’une se ficha dans sa cuisse au moment où elle s’envolait au-dessus de la rue.
Matt sut immédiatement qu’elle n’allait pas atteindre leur toit. Fauchée en plein effort, Tania allait s’écraser sur le mur du bas et se fracasser les os. Pourtant il ne pouvait rien faire, Ambre dans les bras, il n’était pas assez rapide, et Tobias tenait encore les deux Kloropanphylles, incapable d’agir.
Matt eut l’impression de voir la scène au ralenti. Le visage de Tania, sa frange noire ouverte par la vitesse, ses traits déformés par la douleur et la peur, et son corps qui s’affaissait, qui tombait beaucoup trop vite pour lui permettre d’atterrir sur le toit. Elle s’enfonçait, aspirée par la gravité. Personne ne pouvait plus rien. L’espoir qu’elle puisse au moins s’accrocher au rebord disparut.
Pour Tania, le voyage s’arrêtait là.