25.

Le secret des Rêpboucks


Ti’an, dont la vision nocturne semblait bien meilleure que celle de ses camarades, vérifia encore une fois la rue, puis leur fit signe d’avancer.

Ils remontaient la place du marché déserte et bifurquèrent dans une allée étroite très obscure.

Le plan était simple : Elora connaissait un entrepôt qui servait à stocker la nourriture des soldats où elle était souvent allée pour le compte de son propriétaire, et il existait plusieurs accès relativement discrets. Ce n’était pas très loin de leur cachette, à condition de passer près du centre, et donc du palais du Maester Morkovin, ce que Ambre n’appréciait pas beaucoup.

Tobias, lui, n’en revenait toujours pas de ce qu’il avait vécu dans l’après-midi. Les intonations de la voix dans le confessionnal étaient familières, il en était certain, quelqu’un qu’il connaissait s’était adressé à lui. Mais qui cela pouvait-il être ? Pas ses parents, à qui il avait immédiatement pensé. Non, il les aurait reconnus. C’était plutôt une personne jeune, mais ce n’était ni Matt, ni Chen, ni Tania… Alors il songea aux Pans d’Eden. Se pouvait-il que l’un d’entre eux revienne vers lui après avoir été tué par Entropia ? Il n’en reconnaissait aucun. Heureusement, se disait-il…

Floyd ? Peut-être, mais il n’en était pas sûr.

Quand il avait raconté ça aux autres, Ambre l’avait bombardé de questions : à qui avait-il pensé ? Qu’avait-il fait de spécial ? avait-il exécuté un rituel avant d’entrer dans le confessionnal ? Mais Tobias n’avait rien remarqué de singulier, tout l’était ! L’église tout entière crépitait et brillait, et les morts du monde entier discutaient à voix basse tout autour d’eux ! Non, pour lui, rien de différent par rapport aux précédentes expériences de communication n’était à rapporter. La voix était venue le chercher, l’avait attiré spontanément, sans le chercher, c’était elle qui l’avait trouvé, au gré du hasard.

De son côté, Ambre avait été secouée par l’étrange voix monocorde et agressive qu’elle avait entendue dans sa bible. Ce n’était pas humain. Elle était même convaincue que c’était un esprit d’Entropia. Ggl avait pénétré le royaume des morts. Il avait commencé à le corrompre tout comme il dévorait le monde des vivants.

– Quelle place nous laissera tout ça au bout du compte ? avait demandé Elora, d’une petite voix.

Personne n’avait su répondre.

Ils évitaient les patrouilles entropiques sans trop de difficulté. La plupart étaient assez bruyantes et visibles de loin, quant à celles qui restaient, il suffisait d’avancer doucement, et Ti’an ou Ambre les repéraient en général aux carrefours. Les créatures de Ggl ne cherchaient pas à se cacher, elles sillonnaient la ville pour s’assurer que tout allait bien.

Malgré tout, se faufiler en logeant les murs était effrayant quand on savait ce qui risquait de surgir au moindre faux pas, et leurs cœurs s’emballaient.

Et puis Tobias n’arrêtait pas de scruter l’étrange plafond de ténèbres percé çà et là de rayons ou de halos rouges. Ils n’avaient plus revu une étoile depuis un moment déjà, et encore moins la lune qu’il imaginait dégoulinant de sang lumineux… Que se passait-il dans le ciel pour que, derrière ces épaisses couches de nuages dignes d’un ouragan, brillent ces braises incandescentes ?

Lorsqu’ils furent tout près du palais du Maester et qu’ils purent apercevoir certaines fenêtres éclairées, Ambre se mordilla nerveusement l’intérieur des lèvres. Que pouvait bien faire Morkovin maintenant qu’il avait perdu son précieux jouet ? Était-il furieux ou résigné ? L’homme était plutôt affable et savait se montrer chaleureux lorsqu’il le fallait, mais sous ses airs paternels, Ambre l’avait bien deviné, dormait un fauve prêt à bondir à tout moment pour lui trancher la carotide et la saigner à blanc. Au fond, il était beaucoup plus dangereux que les Ozdults ou les Cyniks : avec lui, la vigilance tombait, il pouvait inspirer la confiance… le piège !

Tobias la poussa en avant tandis qu’elle se laissait distancer par Ti’an et Elora et elle pressa le pas pour les rejoindre.

Ils parvinrent à l’entrepôt indiqué par Elora et se glissèrent à l’intérieur par une trappe à charbon qui donnait sur le sous-sol, d’où ils purent remonter jusque dans une grande salle pleine d’étagères. Des boîtes de conserve de l’ancien temps y étaient entassées par milliers, ainsi que des cartons de céréales, des boîtes de gâteaux, des packs d’eau et des bouteilles de sodas.

– Ouah ! s’extasia Tobias en sortant de son sac à dos son morceau de champignon lumineux. Et si on s’installait ici ?

– Ça grouille de monde en journée, rappela Elora.

– Il y a même des rangées entières de bouteilles d’alcool ! s’étonna Tobias.

– C’est une des premières choses que les adultes se sont remis à produire, expliqua Elora, le vin et la bière. Ils se réveillent amnésiques de leur famille, dans un nouveau monde, mais après quelques mois à peine, leurs champs plantés et récoltés donnent de l’alcool ! Surprenant, non ?

– Bah non, justement, maugréa Tobias en se promenant dans les allées, c’est pas surprenant de leur part.

– Allez, on remplit les sacs de tout ce qu’on peut, commanda Ambre, et on file avant d’être repérés.

Quand ils eurent enfin reconstitué leurs réserves, les quatre adolescents poussèrent leurs sacs bien lourds par la trappe à charbon avant de se hisser un par un dans l’arrière-cour. De là ils se replièrent par une série de petits passages et d’escaliers sans autre clarté que le faible halo vermillon qui tombait au-dessus de leurs têtes. Par moments, Tobias sortait son champignon argenté et leur ouvrait le chemin sur le mauvais pavé. Ils menaient bon train, pressés de retourner à l’abri de leur église, enhardis par la facilité avec laquelle ils se déplaçaient au nez et à la barbe des forces entropiques, et leur vigilance retomba quelque peu. Assez pour mettre moins de soin à surveiller certaines rues.

Ils posèrent le pied dans une avenue assez large, en apparence déserte, lorsqu’un corbeau qu’ils n’avaient pas remarqué tourna la tête vers eux et poussa un croassement sec.

L’oiseau n’avait pas fini de crier que Tobias avait déjà bandé son arc et lâché la flèche. Son altération était si rapide qu’Ambre eut du mal à suivre et ne put guider la flèche qu’au tout dernier moment et corriger juste ce qu’il fallait de la trajectoire pour que le corbeau soit transpercé de part en part.

Les quatre compagnons demeurèrent une longue minute immobiles, au milieu de la chaussée, à sonder et scruter l’obscurité pour s’assurer que personne n’avait entendu le signal d’alerte.

Un battement d’ailes se rapprocha et Ti’an tira ses camarades en arrière, dans l’obscurité d’un porche au moment où un nouveau corbeau se posait tout près.

– On est repérés ! pesta Elora tout bas, les dents serrées.

– Pas sûr ! tempéra le Kloropanphylle. L’oiseau cherche.

Mais des bruits de pas se rapprochèrent et cette fois les Pans durent battre en retraite, pliés en deux pour se fondre dans les ombres du sol.

– Il va falloir passer par la Grand-Place, indiqua Tobias d’une voix tremblante.

– Non, par le ruisseau des lavoirs ! lança Elora en prenant le commandement. Suivez-moi !

À peine jaillirent-ils de leur renfoncement qu’ils tombèrent nez à nez avec une vision de cauchemar : quatre fantassins immondes venaient de déboucher d’une grille d’égout encore ouverte au milieu des pavés. Ils étaient petits pour trois d’entre eux, penchés sur leurs bras terminés par de longues tiges chitineuses et trois griffes, comme des adolescents marchant sur des béquilles. Leurs corps étaient recouverts de haillons mais le pire était leurs faces répugnantes. Autrefois humaine, leur peau était désormais parcheminée, des mandibules avaient poussé à travers les joues de deux d’entre eux tandis que les deux autres avaient de longs poils à la place des lèvres, et leurs yeux à tous étaient aussi noirs que l’encre. Il leur restait des touffes de cheveux hirsutes, comme des herbes à demi arrachées après un match de football.

Elora retint un cri, tandis que Tobias bondissait en arrière.

Les fantassins parurent aussi surpris que les Pans et un bref round d’observation les figea face à face, durant lequel Ambre tendit la main vers le plus proche, aussitôt projeté avec une violence inouïe contre un mur où ce qui lui servait d’os et de carapace se brisa net.

La scène réveilla Tobias qui encocha et tira trois flèches quasi simultanément. La première se planta dans le torse du second fantassin, presque à bout portant, tandis que les deux autres s’envolèrent trop vite pour être précises. Ambre usa de sa propre altération pour corriger les deux tirs qui perforèrent les faces terrifiantes des humanoïdes.

Personne n’avait eu le temps de hurler ou d’appeler à l’aide, la confrontation avait duré moins de dix secondes.

Elora était encore sous le choc, bouche bée, tandis que Ti’an avait à peine levé l’index pour déclencher son éclair. Ambre lui abaissa le bras.

– C’est préférable, ne tire pas, dit-elle. Trop bruyant. Elora ? Ça va aller ? Tu peux nous guider ?

Tobias s’approcha de la grille d’égout. Il entendit des cliquetis résonner dans les souterrains de la ville.

– Oh non ! Il faut filer ! Et vite ! Je crois qu’un truc bien plus gros arrive !

Ti’an, qui venait de jeter un œil à l’angle de l’avenue, revint en courant :

– Une autre patrouille approche !

Ambre secoua Elora vivement.

– Elora ? On a besoin de toi !

Les paupières d’Elora clignèrent.

– C’étaient des gamins, dit-elle tout bas. Avant… C’étaient des gamins comme nous…

Ambre acquiesça sombrement, puis elle se pencha et planta ses prunelles vertes dans celles de l’adolescente à la queue-de-cheval :

– Si nous ne partons pas d’ici maintenant, nous serons bientôt transformés en monstres à notre tour. Toi seule connais assez bien la ville pour nous guider, alors reprends-toi.

Elle avait parlé en pesant chaque mot. Son ton et l’intensité de ses yeux étaient si déterminés qu’ils firent frémir Elora. Elle hocha la tête.

– Venez, dit-elle en jetant un dernier regard horrifié aux cadavres à ses pieds.

Elle les entraîna à travers un dédale de ruelles sinueuses puis vers un petit escalier de pierre couvert de mousse, sans distinguer ce qui les attendait en bas sinon le bruissement d’un cours d’eau. Tobias sortit son champignon lumineux. Le ru occupait le fond d’une tranchée profonde de cinq mètres bordée de murs en briques noires. Un chemin de terre et d’herbes courait le long de la berge, entre des arbustes et des bouquets de roseaux, un grand saule y faisait boire ses lianes flottantes.

– Par ici ! dit Elora en s’élançant le long de l’eau.

Tobias rangea son champignon et lui emboîta le pas en espérant que ses pupilles allaient s’habituer à la pénombre. La pâle clarté rouge qui filtrait entre les nuages ne suffisait pas à les éclairer. Il manqua trébucher plusieurs fois sur des pierres ou des racines et redoubla de vigilance. Ils marchèrent ainsi sur près d’un demi-kilomètre, en percevant de temps à autre le son de créatures qui accouraient au-dessus d’eux, en ville, et ils s’abritaient dans les lavoirs qu’ils croisaient lorsqu’un battement d’ailes se faisait entendre. Tobias était serein et s’étonnait lui-même de cette maîtrise. Mais après tout ce qu’il avait vécu, après s’être cru perdu, marcher ainsi dans l’air frais lui faisait presque du bien. Tout lui rappelait qu’il était vivant.

Pas comme les esprits dans l’église. La voix le hantait encore. Sa familiarité l’obsédait. Il ne parvenait pas à la chasser de ses pensées et il en oublia même le danger en continuant à marcher alors qu’une patrouille passait juste à côté du parapet qui le surplombait. Ambre le saisit par le coude et le tira entre deux buissons pour le cacher. Il cligna les yeux et revint à la réalité.

– Fais attention ! l’admonesta Ambre.

Leur expédition nocturne risquait décidément de ne pas passer inaperçue. La surveillance allait redoubler et Ggl ou du moins ses généraux n’allaient pas tarder à se demander qui pouvait s’en être pris à leurs troupes… Tout cela sentait mauvais. Très mauvais même.

Ils finirent par remonter au niveau de la ville par un autre escalier et contournaient une cathédrale lorsque Ambre s’immobilisa d’un coup, agrippée au bras de Tobias.

Tous suivirent son regard et ils virent la porte de la cathédrale ouverte. Une grande forme se tenait devant, capuche rabattue sur sa face de ténèbres, son long manteau fermé sur un corps d’acier fondu.

Un Tourmenteur.

Il était de trois quarts et semblait ne pas les avoir repérés, mais personne n’osait bouger de peur que le moindre mouvement n’attire son attention.

Au même moment, deux autres Tourmenteurs sortirent de la cathédrale et un flash de lumière jaillit à l’intérieur. Assez puissant pour illuminer tout l’édifice.

Les Pans aperçurent d’autres silhouettes menaçantes, assises sur les bancs, têtes penchées, comme en pleine prière. Ils étaient une bonne dizaine, sinon plus, ainsi recueillis.

– Il n’y a personne, dit celui qui attendait dehors, d’une voix gutturale et synthétique. Nous n’avons trouvé aucun Inertien.

Inertien, nota Ambre. Le terme entropique pour désigner les humains.

– Nous allons déconnecter nos Rêpboucks, dit un des Tourmenteurs qui venait de sortir. Allez chercher ceux de Félicité et ceux de Thomas, il faut sillonner toute la ville, trouver qui a agi. Punir.

Sans un bruit, le Tourmenteur qui avait attendu s’éloigna et les deux autres rentrèrent dans la cathédrale.

– Elora, fit Ambre, Félicité et Thomas sont des églises ?

– Des cathédrales. Avec celle-ci, ce sont les trois cathédrales de la cité.

Ambre ferma les paupières un court instant en rejetant la tête en arrière.

– Bien sûr ! comprit-elle. Les Tourmenteurs occupent les cathédrales des terres conquises par Entropia ! C’est pour ça que les morts hurlent !

– Je pige rien, avoua Tobias. Pourquoi les Tourmenteurs feraient-ils ça ? C’est quoi leur intérêt à perturber les morts ?

– La communication, Toby. La communication. Les morts parlent entre eux. En fait ils ne sont pas vraiment morts ! Ce sont les esprits de tous les gens qui étaient dans des églises, des temples, des mosquées au moment de la Tempête. Par un phénomène que je ne comprends pas, leurs corps ont été vaporisés, mais leur esprit, lui, s’est enfermé dans une sorte de… dimension parallèle.

– Comme si leur foi commune était assez puissante pour les abriter ?

– Je crois que c’est quelque chose de ce genre, oui. Peut-être que quand des millions et des millions et des millions de personnes croient à la même chose en même temps, cela suffit à créer une sorte de… poche spirituelle. Et c’est là-dedans qu’ils sont tous désormais.

– Et en quoi cela peut-il intéresser Ggl ? demanda Elora qui n’aimait pas du tout cette conversation.

– Les esprits parlent entre eux, ils font véhiculer l’information. Je suppose que cette poche parallèle à notre monde est pratique pour y faire passer des données. Les Tourmenteurs s’en servent pour communiquer entre eux, à travers tout Entropia, et certainement avec Ggl.

– Tu veux dire que le royaume des morts c’est l’Internet d’Entropia ?

Ambre approuva :

– C’est son réseau ! Sa toile pour communiquer. C’est logique !

– Oh, bah merde alors, lâcha Tobias.

Réseau Internet. Cela ne l’étonnait pas, en fait. Entropia était faite de tous les déchets du monde civilisé, de tous ses excès, de l’industrialisation massive et outrancière des hommes, et ce corps avait eu besoin d’une intelligence, d’une conscience. Internet avait été celles-là. Le réseau mondial avait pris vie en Ggl, et il s’était empressé de retrouver un schéma qui lui ressemblait : un maillage qui couvrait le monde, pour faire circuler l’information au plus vite. L’esprit des morts.

Internet, songea-t-il. Et cette idée le connecta à une autre.

Les interminables conversations sur MSN qu’il avait eues avec Matt et ses autres copains.

Et soudain Tobias sut pourquoi son cerveau venait d’aller dans cette direction. Il venait de reconnaître la voix dans le confessionnal. Cette voix qui était venue à lui. Comme un moustique attiré par la lumière.

C’était celle de son ancien ami, avec qui il avait passé des heures sur Internet. Un de ceux qui avaient disparu avec la Tempête.

Newton.