64.

Le poids de la responsabilité


Le crépuscule rougissait la cime des montagnes, les travestissant l’espace d’une heure en d’immenses volcans menaçants.

Jahrim entra dans la cabine des Pans où ils patientaient en discutant, suspendus dans leurs hamacs.

– Vous vouliez tous me parler ? fit-il de sa voix de baryton.

Ambre se rapprocha de sa démarche étrange.

– Nous sommes prêts à tout vous raconter, dit-elle. Il faut que vous soyez ouvert d’esprit. Ce que vous allez entendre pourra vous paraître fou, mais c’est vrai. Dans les moindres détails.

Elle souleva le bas de sa robe et dévoila ses pieds qui flottaient à cinq centimètres du plancher.

Jahrim écarquilla les yeux.

– Nom de Dieu ! lâcha-t-il.

Ambre raconta l’essentiel du récit, aidée par moments par Matt et Tobias. Ils ne cachèrent rien. Le Cœur de la Terre qu’Ambre portait en elle, les parents de Matt vaincus, l’empereur assassiné par le Buveur d’Innocence qui l’avait remplacé, Entropia qui se déversait sur le monde par le nord, et enfin leur quête pour récupérer le dernier Cœur de la Terre.

Jahrim était abasourdi. Il mit longtemps à digérer toutes ces informations. Assis sur un des coffres de la cabine, la bouche derrière sa longue main ridée, il acquiesçait en silence.

– Il se pourrait bien au final que de nos actes dépendent non seulement nos propres vies, mais aussi celles de bien des hommes et des femmes, conclut Ambre.

– Un vrai pirate pourrait gagner beaucoup d’argent en nous vendant au Buveur d’Innocence, déclara Matt. Maintenant que vous connaissez notre secret, nous sommes à votre merci.

Jahrim leva les yeux vers lui.

– Toi mieux que quiconque ici sais très bien que ça n’arrivera pas, dit-il. Et aucun de mes marins ne s’y amuserait. Je suis peut-être un ancien banquier suisse, mais ne disait-on pas que c’était une profession de requins ? Je trancherais moi-même la gorge du premier qui oserait vous vendre. Tant que vous serez à bord, je m’engage à ce que vous y soyez en sécurité.

– Vous allez nous conduire à New Jericho ? demanda Lily.

– Votre sort là-bas me préoccupe davantage maintenant.

Matt désigna ses compagnons :

– Comme vous le constaterez, nous nous en sommes plutôt bien sortis jusqu’à présent.

– New Jericho est une ville énorme. Avec plus de truands et de filous que vous ne pouvez l’imaginer, à l’affût d’un mauvais coup et d’un peu d’argent à se faire. Et même si l’autorité de l’empereur n’y est pas la plus respectée, ses troupes y patrouillent tout de même ! Les enfants là-bas sont tous des esclaves, je ne sais pas si c’est une si bonne idée de vous y déposer.

Tobias se leva :

– Vous avez promis !

– Jusqu’à ce que j’entende votre récit et que j’en cerne les enjeux ! Nous serons à l’écluse des rivières du sud dans moins de deux jours. De là nous pouvons partir dans toutes les directions. Ça me laisse un peu de temps pour réfléchir.

– Vous avez des alliés à New Jericho ? demanda Matt.

– Non, personne de confiance. Cependant je connais bien la cité. Laissez-moi deux jours, je vous dis. S’il faut changer de cap, il en sera encore temps.

– Mais…, commença Tobias.

Un simple regard du capitaine suffit à interrompre tout début de protestation.

Jahrim scruta Ambre de la tête aux pieds avec une sorte de fascination, puis il les salua d’un geste de la main et s’en alla.

Le lendemain midi, les Pans faisaient monter leurs chiens trois par trois pour les brosser et les gratifier de caresses bienvenues, lorsque Jahrim les rejoignit. Il avait l’air préoccupé.

– J’ai pris ma décision, les prévint-il.

Matt avait appris à lui faire confiance au fil du récit de sa vie, toutefois il se méfiait de ses réactions. Il savait qu’il arrivait qu’un homme, à trop vouloir en faire, finisse par nuire.

Jahrim toisa son navire, puis son équipage sur le pont, assis sur les vergues ou debout sur la hune. Mélionche se tenait droit derrière la barre.

– Le Vaisseau Noir va vous accompagner, dit-il. Jusqu’au bout. À travers la mer Méditerranée. Vous allez trouver ce Cœur de la Terre et nous vous ramènerons là où bon vous semblera d’en faire usage.

Lily poussa une exclamation de joie qui fit sourire le pirate. Ambre et Matt échangèrent un clin d’œil tendre et Tobias serra le poing en signe de victoire.

– Nous passerons par New Jericho pour faire le plein de provisions. Vous ne quitterez pas le bord, est-ce clair ?

Tous approuvèrent, sauf les chiens qui semblèrent se renfrogner.

Si le périple des Pans avait mal débuté avec leurs mésaventures à Mangroz, il venait de prendre un tournant capital. L’aide de Jahrim allait tout changer.

Un jour de plus fila, et les heures parurent plus légères pour chacun des adolescents à bord. Un poids s’était envolé depuis la veille. Ils se sentaient en confiance, portés par la jonque, encadrés par des hommes dévoués, et outre le fait de ne pas avoir à arpenter tous les chemins du monde sur le dos des chiens et de dormir à la belle étoile, s’en remettre à des adultes les avait libérés.

Matt le constatait : chaque Pan avait retrouvé une insouciance, une frivolité qu’il ne leur connaissait pas. La joie respirait à bord.

Tania, particulièrement bien soignée par Dorine, s’était rapidement remise, même si elle ne se déplaçait pas sans boiter, et ses pansementhes étaient changés chaque jour. Torshan, de son côté, avait eu une blessure plus superficielle et, s’il prenait soin de ne pas trop bouger son bras, il vivait presque normalement.

Anticipant les longues journées de mer qui se profilaient, chacun avait proposé d’être initié à une tâche pour participer aux manœuvres du navire et ils apprenaient.

En fin de matinée, Tobias, qui se dressait dans les hauteurs du mât principal avec Chen, tendit le doigt à tribord.

– Des scararmées ! prévint-il avant de se précipiter pour descendre.

Craignant un danger, une partie de l’équipage se mobilisa en attendant les ordres du capitaine.

– Ce sont des insectes, le rassura Ambre, tout va bien.

Tobias accourut, tout essoufflé.

– C’est là qu’il faut faire la pause pour les chiens ! J’irai en recueillir quelques bocaux, ça pourra nous être très utile une fois en mer !

– Toi et ton obsession des scararmées ! se moqua Tania qui apprenait à faire des nœuds un peu plus loin en compagnie de Mélionche.

– On n’est jamais trop prudents !

– Ces insectes, ils peuvent vraiment vous être utiles ? demanda Jahrim à Matt.

– Oui. Ils décuplent nos capacités.

– Bien, alors je suppose que vos chiens seront heureux de pouvoir vous accompagner. Mais pas plus d’une heure ! Je ne veux pas attirer l’attention. Nous ne sommes plus très loin des écluses, ce n’est pas le moment de nous faire remarquer.

Le Vaisseau Noir remonta ses voiles obscures et s’amarra sur une berge boueuse.

Le grouillement des scarabées lumineux était audible tant ils passaient près du fleuve, un peu plus haut sur la colline.

Tobias monta un groupe avec Chen, Orlandia et Lily et ils partirent sur le dos de leur monture pour récolter leur moisson de scararmées tandis que les autres chiens gambadaient sur la rive, à l’affût de bonnes odeurs, d’un gibier savoureux, ou tout simplement pour le plaisir de fouler la terre ferme.

Le voyage risquait d’être long pour eux, songea Matt en voyant Plume s’amuser avec Nak, le berger malinois de Torshan.

Il en profita pour se promener avec Ambre, tout en restant à portée de la jonque. Ils flânaient main dans la main au milieu des dernières fleurs de l’automne. Le froid tomberait bientôt, en même temps qu’Entropia envahirait toutes les terres d’Oz. Ils étaient au moins soulagés de constater que Ggl n’avait pas encore étendu ses forces jusqu’ici. Ce n’était qu’une question de temps, mais pour l’heure, le soleil brillait au-dessus de leurs têtes, et la nature était épanouie.

Les deux adolescents s’appuyèrent contre le tronc d’un chêne, un peu à l’abri, et s’embrassèrent longuement. Les moments d’intimité étaient rares à bord, et leur tendresse passionnée leur manquait à tous deux. C’était un baiser chaud, fougueux, où plus aucun des deux n’était gêné. Matt se pressait contre Ambre, les seins de l’adolescente pointaient, et soudain il se rendit compte que sa main était sous son chemisier et remontait vers sa poitrine. Ambre se laissa faire et elle lui adressa même un sourire complice :

– On s’enhardit, monsieur Carter ?

Matt lui répondit d’un autre baiser et posa sa paume contre le soutien-gorge. Mille explosions de feux d’artifice s’enchaînaient sous son crâne.

La main d’Ambre lui caressait la nuque et elle se serra encore plus contre lui.

Des cris lointains les interrompirent brusquement.

– C’est Tobias ? s’alarma Matt.

– Qu’est-ce qu’il dit ?

Ils s’éloignèrent du chêne pour voir surgir Mousse, Lycan, Zap et Kolbi au sommet de la colline qui galopaient en direction de la jonque.

Tobias hurlait :

– À bord ! À bord !