56.

L’horizon s’obscurcit…


Matt était inquiet :

– Ils savent où nous logeons.

– Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda Ambre.

– Parce qu’ils nous ont suivis toute la journée, jusqu’au moment où nous sommes remontés vers les hauteurs du port, en direction de notre auberge.

– Peut-être qu’on les a semés plus tôt ?

– Non, j’ai essayé de les perdre dans la foule des quais cet aprèm et je n’ai pas réussi, ils sont malins.

– Tu es sûr qu’ils en avaient après nous ? intervint Dorine. Ce n’était pas une coïncidence ? Après tout, le port n’est pas si étendu que ça, on a pu recroiser les mêmes…

– Aucun doute, ils nous ont pris en chasse après la capitainerie, en tout cas c’est là que je les ai repérés, et ça a duré toute la journée.

– Des hommes de main d’Oxxen ? proposa Ambre.

– Si c’est le cas, Lily est en danger.

Ils pressèrent le pas pour rentrer au DAHU SAVOUREUX aussi vite que possible. Leurs jambes leur faisaient mal, du moins pour Matt et Dorine, et Ambre était épuisée d’user de son altération pour se tenir debout. Ils avaient arpenté les docks en tous sens, à la recherche des capitaines de chaque navire. En soi, il n’y en avait pas tant que ça, trois gros du type galion, cinq voiliers un peu plus modestes, et une douzaine de brigantins, sans compter les barges et autres péniches, mais débusquer les capitaines de chacun avait été fastidieux ! Occupés à bord ou quelque part sur les embarcadères, dans une taverne ou en ville, ce qui forçait les Pans à se rabattre sur leur second quand c’était possible, la journée avait été éprouvante pour un résultat proche de zéro.

Personne n’appareillait dans un avenir proche pour New Jericho.

Le constat d’échec était sans appel et Matt espérait de tout cœur que l’équipe de Tobias avait été plus chanceuse.

Il fallait bien avouer que Matt n’avait pas été des plus dynamiques. Il avait suivi les deux filles, trop occupé qu’il était à vérifier qu’ils étaient bien pris en filature, avant de les orienter pour semer leurs poursuivants, sans succès, puis rongé par l’inquiétude en se demandant qui pouvait donc vouloir les surveiller. Il avait tout envisagé : des voleurs attendant le bon moment, des miliciens opérant pour l’une des Guildes, voulant s’assurer de ce que voulaient trois adolescents dans une ville d’hommes, et même des espions de l’empereur qui auraient pu reconnaître Ambre. Mais cette dernière hypothèse n’était pas très crédible. Pas ici. Et le visage d’Ambre n’était pas familier des Ozdults. Pas à ce point, même depuis son emprisonnement dans le nord. C’était en constatant que les deux fouineurs les abandonnaient volontairement lorsqu’ils filaient en direction de leur auberge que Matt avait songé au pire : des ennuis pour Lily. Pourtant il ne comprenait pas comment la Guilde d’Oxxen pouvait savoir qu’elle était là. Elle n’était pas sortie de la journée et personne à part Marco n’avait vu son visage depuis leur arrivée !

Ce n’est pas tout à fait vrai. Les bateliers hier l’ont vu. Et le type à l’écurie aussi. Mais il faisait sombre…

Restait à espérer que Marco ne les avait pas trahis.

Matt entra dans l’auberge et, sans répondre au salut amical de Marco, il fonça aux chambres. Lily était allongée sur son lit, Orlandia à côté, et elles discutaient pendant que Torshan montait la garde à la fenêtre.

– Alors ? demanda Lily.

– Personne n’est venu ? s’enquit Matt.

– Non, pourquoi ?

– Nous avons été suivis. Toute la journée.

Le visage de Lily s’assombrit, puis elle secoua la tête :

– Non, ce ne sont pas eux, sinon je serais déjà quelque part dans les Maîtres-Guildes. Les Oxxen ne sont pas du genre à attendre.

– Sauf s’ils veulent comprendre qui nous sommes et la raison de notre présence à Mangroz, fit remarquer Ambre.

– Ils torturent leurs prisonniers pour ça. Non, croyez-moi, la subtilité n’est pas leur fort. S’ils savaient que je suis ici, vous ne m’auriez pas retrouvée ce soir.

– Alors qui ? demanda Dorine.

– Des bandits ? proposa Lily. Ils pullulent sur le port.

Matt n’y croyait plus.

– Non, c’était nous qu’ils surveillaient, pas nos affaires. Tu es toujours aussi certaine pour Marco ?

– Sans l’ombre d’un doute. Par contre il s’est renseigné pour nous et ça a pu remonter à des oreilles indélicates. Il faut lui parler.

– Tobias et les autres ne sont pas rentrés ? s’étonna Ambre.

– Non. Mais l’hôtel des commerces est plus vaste qu’il n’y paraît, ça ne me surprend pas. Ils seront exténués !

Les trois adolescents qui s’étaient terrés toute la journée dans la chambre remirent leur cape et tous investirent la grande salle de l’auberge. Marco et ses deux serveuses s’activaient pour préparer le dîner du soir en allumant le feu dans la cheminée et en coupant des tranches de lard en dés. Les deux femmes toisèrent les adolescents d’un œil réprobateur, comme si elles ne cautionnaient pas les fréquentations de leur patron.

Les Pans n’eurent pas à interpeller Marco, il vint à leur table aussitôt :

– Je n’ai pas de bonnes nouvelles, annonça-t-il avec son accent chantant. Personne ne va à New Jericho parmi mes connaissances et mes clients en tout cas, mais l’information circule vite et, si j’ai un retour, je vous le ferai savoir aussitôt. Tout n’est pas perdu, les marchands changent souvent d’avis.

– Tu as dit que c’était pour nous ? demanda Lily.

– Bien sûr que non, j’ai seulement dit que je cherchais un navire à destination de New Jericho.

– Un observateur pas trop demeuré aura remarqué que tu es resté à discuter avec nous hier soir, conclut Matt. Ce n’est pas compliqué de faire le rapprochement.

– Et alors ? Des voyageurs de toute la zone franche transitent par Mangroz, vous n’êtes pas les derniers. Certes, on voit rarement des jeunes par ici, mais ce n’est pas un crime.

– Affréter un petit bateau nous-mêmes pour nous conduire jusqu’à New Jericho, c’est impossible ? suggéra Orlandia.

– Ça nous coûterait tout ce qu’on a, grimaça Lily. Nous n’aurions plus rien ensuite à New Jericho pour monnayer la traversée vers l’est.

– De toute manière qui voudra nous emmener tout au bout de la mer ? fit remarquer le placide Torshan. Une fois à New Jericho, nous n’aurons qu’à voler un navire. Orlandia et moi saurons le faire naviguer.

– Il a raison, approuva Dorine.

Les Pans restèrent là à s’observer en silence, réfléchissant à ce qu’il convenait de décider.

– Attendons le retour des autres, trancha Matt, et nous verrons ce soir.

Mais trois heures passèrent, la salle se remplissait, les clients festoyaient, et ni Tobias, ni Chen ni Tania ne revenaient.

– Ce n’est pas normal, s’énerva Matt en voulant se lever.

Lily le retint :

– Y aller ne servirait à rien, crois-moi, c’est beaucoup trop grand, tu ne les retrouveras pas comme ça. L’hôtel des commerces ferme à la nuit tombée, ils ne pourront rester tard.

Matt obtempéra. Il était tellement anxieux qu’il ne prêtait aucune attention à ce qui se passait dans la salle. Et quand Ambre se pencha vers lui pour lui demander de regarder en direction de la table près de la cheminée, il tomba des nues en entendant :

– Est-ce que c’est un des gars qui nous suivaient tout à l’heure ? Parce que ce moustachu nous observe avec beaucoup d’attention depuis que nous nous sommes installés.

Le regard de Matt croisa brièvement celui de l’individu adossé au mur. Le menton posé sur la poitrine, scrutant la salle par en dessous d’un air sinistre, il portait une longue moustache noire qui rappelait les bouclettes de son crâne.

– Non, jamais vu, mais c’est vrai qu’il nous surveille et il n’a pas l’air commode.

– Ça commence à me déplaire tout ça.

– Relax, c’est peut-être juste un sale bonhomme qui n’aime pas les jeunes. Ce ne serait pas le premier. La priorité c’est le retour des copains.

– Je sais à quoi tu penses, mais non, reste là. Inutile de se disperser dans la ville.

Matt obéit et resta les bras croisés devant la chope d’eau au miel qu’avait apportée Marco. Un temps au moins, avant de chuchoter à Ambre :

– Continue de guetter le moustachu, on ne sait jamais. Je reviens.

Sur quoi il sortit attendre sur le parvis, trop inquiet pour tenir en place. Il faisait les cent pas, sous l’œil curieux des badauds, et scrutait les tours blanches du palais des commerçants de Mangroz.

Toby, je viens à peine de te récupérer, me fais pas le coup de disparaître à nouveau !

Des hommes circulaient dans les ruelles pour éteindre les torches d’huile de citronnelle. Les globes de vers luisants se mettaient à briller aussitôt dans la pénombre. Il était tard. Matt guetta le ciel, du moins ce qu’il pouvait en deviner à travers l’épaisse frondaison qui dressait un plafond végétal presque opaque au-dessus de Mangroz. La blancheur du jour avait disparu. Il faisait nuit.

Matt ne tenait plus en place. Il décida de compter dix nouveaux clients qui entreraient dans l’auberge avant de s’autoriser à foncer dans les rues à la recherche de ses amis. Leur retard n’était pas normal, il pouvait le sentir.

Chen va surgir, avec ses dents brillantes et son sourire fier pour me dire qu’ils sont claqués mais qu’ils ont finalement trouvé ! Et moi je vais encore passer pour le stressé de la bande !

Si c’était le scénario de la soirée, alors il l’acceptait de bon cœur, du moment que les trois Pans rentraient sains et saufs.

Pourtant, son instinct lui murmurait que ce n’était pas si évident.