24.

Le garçon derrière la grille


La lumière du jour était pâle et rosâtre, le soleil semblait emprisonné derrière d’épais rideaux crasseux de couleur carmin, mais les rayons qui filtraient entre les planches traversaient les vitraux avec assez de force pour projeter dans la nef des traits d’émeraude, de rubis ou de saphir, dans lesquels scintillaient les grains de poussière en lévitation.

Ambre, Elora, Ti’an et Tobias vécurent à l’abri entre les murs de l’église pendant cinq jours de plus, d’où ils virent peu à peu le ciel se teinter d’une curieuse lueur. En journée c’était assez peu visible, sinon que de lourds nuages menaçants stagnaient en permanence au-dessus de leurs têtes, transformant la mi-journée en crépuscule gris immuable. Mais la nuit, un halo rouge semblait tomber du plafond obscur, comme des crevasses de lave entre les nuages, des fissures incandescentes entre les amas noirs, comme si la lune saignait abondamment.

Le corps de Chris avait été enveloppé dans des tissus trouvés dans la sacristie et descendu dans la crypte, pour reposer telle une momie sur la pierre froide. Tous avaient vu des cadavres depuis la Tempête et ils savaient qu’il était préférable de ne pas rester près d’un être humain en décomposition.

Tobias n’avait pas fait de cauchemars comme il l’avait craint, ni n’était dérangé par les esprits dès qu’il fermait l’œil. Tous passaient le plus clair de leur temps à surveiller l’extérieur depuis l’une des fenêtres mal barricadées sur la mezzanine surplombant la nef. Les Ozdults semblaient totalement indifférents à la présence de l’église, tout juste faisaient-ils l’effort de la contourner lorsqu’ils y pensaient.

Les Pans s’étaient attendus à une intensification des patrouilles dans les rues, du moins les premiers jours, mais rien de tout cela ne s’était produit. Ambre avait supposé finalement que Morkovin, qui ne pouvait avouer la nature réelle des fuyards, s’était contenté d’évoquer l’évasion de plusieurs esclaves, ce qui n’attirerait pas l’attention d’Entropia mais, en même temps, l’empêchait d’envoyer la moitié de son armée sur les routes. Très vite, ses cavaliers étaient revenus bredouilles, les épaules basses, comme des chasseurs malchanceux.

Ambre imaginait sans peine la fureur de Morkovin.

Les créatures d’Entropia, elles, se faisaient plus discrètes en journée, il était difficile de les apercevoir. En revanche, dès la tombée de la nuit, les hommes se terraient et les monstres sortaient de leurs tanières pour investir la ville.

Elora souleva leur vrai problème en soupesant les sacs de toile qui contenaient ce qu’ils avaient pu voler pendant leur fuite :

– Nous n’avons presque plus rien à manger.

Ambre hocha la tête.

– J’y réfléchis depuis hier. Je crois qu’il est encore trop tôt pour quitter la ville. Il faut rester cachés encore quelque temps, attendre que Morkovin abandonne l’idée de nous retrouver.

– Et fuir pour aller où ? demanda Tobias. On ne sait même pas si Matt est vivant. Entropia ne cesse de progresser, le Testament de roche s’est envolé et, cette fois, il est bel et bien perdu. Bref, que veux-tu que nous fassions ?

– Le Testament est notre unique espoir, Toby. Nous ne pouvons l’abandonner.

– Et tu comptes t’y prendre comment ? Si Luganoff le cache pour que même Ggl et ses forces ne puissent mettre la main dessus, tu penses bien que quatre amateurs n’ont aucune chance.

Ambre plissa les lèvres de frustration et haussa les épaules.

– La première chose à faire c’est de se procurer des provisions, rappela Elora. Même en se rationnant nous ne tiendrons pas jusqu’à demain soir.

Tobias posa la main sur son ventre. Il n’avait jamais été aussi maigre de toute sa vie, comment pourrait-il se rationner davantage ?

– Ce soir nous sortirons pour trouver de la nourriture, annonça Ambre.

– Sous le ciel rouge ? fit Elora d’un air dégoûté.

– Je ne pense pas qu’il faille le craindre, c’est « seulement » la preuve qu’Entropia est à présent autour de nous.

Elle avait mimé les guillemets avec ses doigts.

Tobias la devinait soucieuse. Il s’approcha d’elle et s’assit, le dos contre un pilier de pierre.

– Tu penses à quoi ? Moi j’arrête pas de songer à Eden. À la vie sous le grand pommier, aux copains, au Salon des Souvenirs, ça me manque. Tu crois qu’on y retournera un jour ?

Ambre hocha lentement la tête, d’un air songeur.

– Tu y pensais toi aussi ? s’enthousiasma Tobias.

– Oui. Je me demande ce qu’ils deviennent. Comment Zélie et Maylis s’en tirent avec les Maturs, et si Entropia s’approche toujours d’Eden…

– Les frangines sont fortiches, fais-leur confiance, s’il y a quelque chose à faire, elles sauront convaincre le roi Balthazar de les aider.

– Nous serions plus forts si nous pouvions communiquer, affirma Ambre sur un ton qui ne plut pas à Tobias.

Quelque chose dans son intonation sonnait faux, elle avait une idée en tête.

– Oh non ! gémit Tobias. Tu l’as dit toi-même, on ne communique pas avec les morts ! C’est trop dangereux !

– Toby ! C’est notre seule chance d’agir intelligemment ! Nous ne servons à rien coincés ici, mais si nous réussissons à renouer le contact avec Eden, alors…

– Et pour quoi faire ? Nous sommes isolés, toutes nos troupes sont disséminées ou détruites ! Nous sommes perdus au milieu de nulle part !

Ambre saisit le poignet de Tobias et le serra.

– Tant que nous serons vivants, il y aura un espoir. Toujours. Tu entends ?

Tobias se renfrogna en se dégageant.

– Tout de même ! Jouer avec l’esprit des morts c’était pas rassurant, mais maintenant c’est devenu mortel ! Tu as oublié ce qu’il s’est passé la dernière fois ?

– Justement, il se passe quelque chose chez eux aussi ! Ils ne sont plus comme avant ! Peut-être que le comprendre nous aiderait à trouver une solution pour l’avenir !

Tobias fit la moue. Il n’y croyait pas.

Elora et Ti’an, attirés par le ton qui montait, s’étaient approchés.

– Ce sera toujours mieux que d’attendre la mort ici, intervint la première. Ambre, si je peux t’aider, dis-moi comment.

– Ça ne risque pas d’attirer l’attention ? s’inquiéta le Kloropanphylle.

– Les Ozdults pensent que cette église est hantée, rappela Ambre, alors, un peu plus un peu moins…

– Et si elle prend feu ? demanda Tobias.

– Nous trouverons une autre cachette.

Ambre lui tapota la main avant de se lever par l’intermédiaire de son altération, ce qui faisait toujours bizarre à ses amis. C’était comme quelqu’un qui se laisse tomber sur ses fesses et dont on passerait la vidéo à l’envers pour la voir jaillir de son siège en l’absence de toute gravité. Puis elle flotta en direction de l’autel.

Tobias n’aimait pas cette idée. Il n’avait pas du tout envie de jouer avec les morts. La dernière expérience s’était mal terminée, ils avaient dû s’enfuir pour échapper aux flammes de l’enfer. Et les circonstances étaient bien différentes, ils étaient dans la forêt. Fuir en pleine journée dans Bruneville s’annonçait suicidaire.

Ambre était assise en tailleur sur l’autel, une bible entre les mains. Elle avait fermé les yeux et faisait le vide en elle, pour se concentrer sur sa localisation, et surtout pour cibler un lieu en particulier. L’église de Caseyville. Elle l’imaginait. Tout son esprit tendait vers cette image. Puis Ambre se focalisa sur une personne en particulier, Patricia de Caseyville.

Elle savait que c’était possible, elle y était déjà parvenue.Patricia était dans l’église où les Pans d’Eden venaient pour le projet Apollo, c’était à elle qu’ils délivraient leurs messages, elle devait servir d’intermédiaire.

Elora, elle, adressa une prière en mémoire de Chris et écrasa une larme. Dehors, des cavaliers passèrent à grand bruit dans la rue, faisant vibrer la porte d’entrée sous le grondement des galops qui se répercuta longtemps sous les voûtes de pierre avant que l’église ne retrouve son calme.

Soudain, deux cierges s’allumèrent à l’entrée du chœur, faisant sursauter Elora.

– C’est normal ? demanda-t-elle.

Ambre ne répondait pas, alors Tobias opina du chef.

– Quand l’église est réceptive, ça peut faire ça…

– Mais ? Je sens que tu ne me dis pas tout, Tobias !

– La seule fois où je l’ai vu de mes propres yeux, tout a cramé dans la foulée…

Elora grimaça, et Ti’an redoubla de vigilance à son poste d’observation sur la mezzanine.

Le tabernacle lança deux éclairs successifs avant que toutes les bibles de l’église ne s’ouvrent en même temps.

– C’est parti…, murmura Tobias.

Les pages se mirent à tourner, puis la lumière du tabernacle revint, aveuglante et argentée, illuminant jusqu’aux confins de la nef. Ti’an s’agita sur le balcon, mal à l’aise.

Les murmures s’élevèrent entre les bancs, sur les étagères, et même sur le sol, partout où des bibles étaient posées. Des centaines de voix qui parlaient tout bas en même temps, dans toutes les langues du monde. Beaucoup d’espagnol, reconnut Tobias, mais aussi de l’anglais, du français, de l’italien et d’autres encore qu’il n’était pas capable d’identifier.

Ambre laissait les pages défiler sous ses doigts, cherchant à attirer à elle Patricia de Caseyville.

Tobias avait refusé de se prêter à l’expérience, il se savait nettement moins apte qu’Ambre à ce genre de chose, et il craignait les morts depuis qu’Entropia envahissait le monde. Il ignorait quel était l’effet de l’un sur l’autre, mais il sentait que ce n’était pas normal, que même les morts étaient perturbés par Ggl et son entropie. Il recula pour laisser son amie interagir en paix avec toutes les voix des esprits qui les entouraient. Il se dirigeait vers une chaise près du bénitier lorsqu’un flash à l’intérieur du confessionnal le fit sursauter. Pendant une seconde, il avait vu l’ombre chinoise d’un homme à l’intérieur, derrière le rideau qui fermait l’espace.

Oh non ! Manquait plus que ça !

Était-ce un tour de son imagination, un coup des esprits ou un Ozdult caché parmi eux ?

Tobias palpa sa ceinture dans son dos et y trouva le couteau de chasse qu’il tira doucement.

Et puis quoi maintenant ? Je vais aller trancher la gorge d’un fantôme ?

Il s’approcha lentement.

Dans son dos, il entendit Ambre articuler clairement :

– Je suis Ambre Caldero. Je cherche Patricia de Caseyville.

Une voix étrange répondit, chuintante et gutturale, dans une langue que Tobias n’avait encore jamais entendue, un dialecte très peu modulé qui répétait presque toujours les mêmes sons, mais dans un ordre et sur des durées variables. Il n’y avait rien d’amical dans ce langage sec et cette voix effrayante.

– Je suis Ambre et je cherche Patricia de Caseyville, est-ce que vous m’entendez ?

Tobias se tenait devant le confessionnal, perplexe. Impossible qu’il y ait quelqu’un là-dedans.

Plusieurs flashes argentés jaillirent à nouveau de l’intérieur. Puis une silhouette se découpa sur le dernier éclair à travers le rideau. Un individu petit, recroquevillé sur lui-même, de profil.

Le cœur de Tobias cognait à toute vitesse. Il hésitait à appeler les autres, craignant de rompre la concentration d’Ambre. Alors il serra le manche de son couteau et agrippa l’étoffe, prêt à user de son altération de vitesse pour esquiver ou fuir, et tira d’un coup sec.

Le petit réduit était vide. Personne sur le tabouret capitonné.

Derrière lui, Ambre continuait d’appeler Patricia de Caseyville, et l’étrange voix sifflante débitait son monologue redondant depuis la page de la bible que la jeune femme tenait entre ses mains.

Tobias entra dans le confessionnal et scruta l’intérieur avant de se pencher vers la petite trappe qui séparait les deux cabines.

Quelque chose, ou plutôt quelqu’un souffla de l’autre côté de la grille.

Impossible ! Il n’y a personne dans l’autre cabine !

Tobias hésitait à sortir pour aller voir lorsqu’il perçut un chuchotement. Il se laissa choir sur le tabouret et rapprocha son visage de la grille. Il faisait noir dans l’autre cabine, celle destinée au prêtre.

– Il… Il y a quelqu’un ? demanda Tobias tout bas.

Le chuchotement s’arrêta et Tobias sentit une présence autour de lui, une force qui souleva les poils de ses avant-bras et le duvet sur sa nuque.

– Qui es-tu ? demanda quelqu’un à travers la grille.

La voix parlait en anglais avec un accent américain, c’était déjà en soi une bonne nouvelle.

– Vous… Vous êtes où ? fit Tobias. Dans quelle église ?

– Pourquoi m’appelles-tu ?

– Moi ? Mais je… je n’ai appelé personne !

– Si ! Tu brilles tellement fort ! Pourquoi tu brilles autant ? Pourquoi m’attires-tu ?

La voix parlait tout bas, ce qui n’aidait pas à l’identifier, toutefois Tobias devina qu’il s’agissait d’un homme, ou d’un garçon car elle ne semblait pas très grave.

– Pourquoi est-ce qu’ils nous dévorent ? demanda l’inconnu.

– Pardon ? Comment ça ?

– Je ne sais pas ! Mais ils sont partout ! Et ils nous aspirent ! J’ai peur !

– De qui parles-tu ?

Dans le chœur, la voix chuintante augmenta en volume et les murmures dans les bibles commencèrent à se transformer en plaintes, puis en cris. Des dizaines, puis des centaines, de plus en plus fort. Les esprits imploraient qu’on les laisse. Ils étaient terrifiés.

– Il faut nous aider ! dit le garçon de l’autre côté de la grille.

Pourtant, Tobias en était certain, s’il faisait le tour, il ne trouverait personne dans la cabine. Il s’agissait d’un mort. Il parlait avec l’âme d’un mort !

– À quoi faire ? Comment ? demanda Tobias.

– Je… Je te connais ?

Les cris dans l’église devinrent hurlements, une cacophonie soudain insupportable, et les pages tournèrent à toute vitesse sous les flashes crépitant du tabernacle.

Quelque chose bougea de l’autre côté de la grille et Tobias recula vivement.

– Tobias ? dit la voix. C’est toi ?

Le cœur du jeune garçon bondit dans sa poitrine.

– Aide-nous !

Un coup de tonnerre résonna dans tout l’édifice et le silence retomba aussitôt.