10.
Le bocal
Matt se remettait de ses émotions à l’arrière de la charrette qui filait à vive allure sur la mousse des rues de la ville. Plume n’en finissait plus de s’ébrouer, suivant d’un pas alerte la trace de son maître, pendant que Lycan et Lily fermaient la marche.
Johnny et Mut, quant à eux, devançaient le convoi, un ridicule lance-pierres dans la main du jeune Pan en guise d’arme. Le petit blond reprenait ses esprits tant bien que mal, luttant contre la fatigue, motivé par la peur et aussi par son exploit.
Difficile de savoir si c’était à cause de leur vitesse ou si c’était réel, mais il leur semblait que la végétation autour d’eux ne cessait de bouger. Le soleil avait presque disparu derrière la silhouette des immeubles, et les fenêtres paraissaient plus grandes que jamais, les portes plus béantes. L’heure de la chasse allait sonner. Il fallait sortir de la ville sans tarder et mettre un maximum de distance entre ce nid de prédateurs et le bivouac à venir.
Matt avait retrouvé son souffle, il ouvrit son gilet en Kevlar pour se masser les côtes. Elles étaient endolories, il aurait une belle ecchymose, mais rien de cassé.
Il se rapprocha de l’avant du chariot et dit à Piotr :
– Cette saleté avait une force incroyable, j’ai bien cru qu’elle nous aurait tous.
– Nous avons survécu à un Élémentaire, Matt ! C’est un miracle ! Non, à vrai dire, c’est grâce à toi ! Ce que tu as fait, et ce que Johnny est parvenu à… à lancer ! Ça c’était dingue !
– C’est quoi au juste un Élémentaire ? Quand il a essayé de me noyer je l’ai touché, et c’était comme s’il n’était fait que d’eau ! Une masse d’eau condensée ou je ne sais quoi…Un courant plus fort, compact, c’est difficile à expliquer.
– Parce qu’un Élémentaire c’est impalpable. C’est un esprit de la planète, un esprit en formation, il y en a pour chaque élément principal. Des Élémentaires d’eau comme celui-ci, mais aussi de terre, d’air ou de feu même !
– Ils sont tous aussi agressifs ?
– Ce sont des machines à tuer. Nous ne savons pas pourquoi ils sont comme ça, tout ce qui passe à leur portée, ils le détruisent.
– Je n’en avais jamais vu.
– Vous n’avez pas ça en Amérique ?
Matt leva les épaules.
– Pas que je sache. Ou je n’en ai jamais croisé. C’est flippant.
– Oh, et un Élémentaire c’est juste le début ! Quand il est vraiment formé, là c’est autre chose !
– Tu veux dire que ce qu’on a combattu c’était une sorte de…
– D’enfant, oui. Quand il devient adulte, l’Élémentaire prend sa masse définitive, et là, crois-moi, il devient ce qu’il y a de plus puissant sur la planète !
Matt fut parcouru d’un frisson glacé, sans savoir si c’était à cause de son imagination ou du bain forcé. Ses vêtements trempés lui collaient à la peau. Il avait hâte d’être loin de cet endroit de malheur.
Ils quittèrent finalement la ville sans subir la moindre attaque, sans même entr’apercevoir la moindre menace. Et lorsqu’ils croisèrent une route Ozdult, bien que ça ne fût pas prudent, Piotr décida de la suivre sur cinq kilomètres pour pouvoir accélérer et s’éloigner toujours plus, avant de bifurquer de nouveau vers l’est et d’emprunter un vieux sentier à peine visible.
Le soleil s’était couché depuis un moment déjà, emportant avec lui sa traîne carmin et ses dégradés. Les dernières lueurs du jour s’évaporèrent et les étoiles se mirent à scintiller.
Après avoir mis une bonne lieue entre eux et la route impériale, Piotr décida d’arrêter leur caravane pour la nuit, et chacun accueillit la nouvelle avec un profond soulagement. Matt se changea et étendit ses vêtements mouillés à l’arrière de la charrette avant de rejoindre ses camarades pour manger une boîte de conserve de raviolis.
– J’en ai marre de manger froid, râla Johnny.
Ce dernier était pensif, observant sa main avec autant d’admiration que d’inquiétude tandis que ses compagnons le scrutaient, presque fascinés.
– C’est peut-être le feu qui a causé la mort de Piter et des siens, rappela Lily. On ne peut plus prendre ce risque. Il y a trop d’ennemis à l’affût désormais.
– Je sais, mais quand même, j’en ai marre. C’est juste pour le dire. Se plaindre des fois, même sans rien pouvoir changer, ça soulage un peu !
Une vérité que personne ne trouva bon de contredire, et ils dînèrent en silence, fatigués et encore secoués par l’épisode du pont.
Matt finit par s’approcher de Johnny. Une question le taraudait depuis un moment.
– Tout à l’heure, tu as pensé à quoi exactement pour cracher de pareilles flammes ?
– À ce que tu m’as dit. Toutes mes peurs, ma frustration. Je me suis concentré comme pour produire une étincelle au bout de mes doigts, sauf que là j’ai pensé à une avalanche de flammes, et j’ai pas seulement pensé à ouvrir l’extrémité de mon index, mais toute la paume de ma main ! Et t’as vu ça ? Énorme !
Matt acquiesça. Il n’avait jamais assisté à un tel progrès. Aucun Pan de sa connaissance n’était parvenu à développer une puissance pareille d’un seul coup.
Pas sans l’aide d’Ambre.
À moins que…
– Je peux te poser une question ? insista-t-il.
– Bah oui, mais c’est déjà ce que tu es en train de faire, non ?
Décidément, ce Johnny était plein de bon sens.
– Tu n’as rien de spécial sur toi ? Je veux dire, dans tes affaires.
– C’est-à-dire ?
– Par exemple… Des scararmées ?
Le visage de Johnny s’illumina.
– Comment tu sais ? Je les ai pris quand on est passés près d’un Flotgrouillant l’autre jour !
Tout s’expliquait.
– Montre-les-moi.
Johnny s’empressa d’aller chercher l’un de ses sacs en toile aux pieds de Mut. Il en tira un bocal fermé, en plastique transparent, qui brillait de rouge et de bleu. Plusieurs dizaines de scararmées s’entassaient à l’intérieur.
– Tu crois que c’est mal de les garder comme ça ? Ils souffrent ?
– J’en ai vu rester enfermés pendant plusieurs semaines et repartir à peine posés sur l’herbe ! Donc non, je doute qu’ils soient mal en point. On dirait plutôt qu’ils dorment.
– Pourquoi tu t’intéresses à eux et à Johnny ? demanda Piotr.
– Parce que aucun Pan ne peut délivrer une telle quantité de son altération sans un entraînement acharné, et encore ! Pas sans quelques artifices. Sauf avec des scararmées à proximité. Ils stimulent l’altération à la manière de vitamines surpuissantes. Et je voulais comprendre comment Johnny avait pu produire des flammes aussi impressionnantes.
– Alors c’est pas moi ? se renfrogna le jeune Pan.
Matt lui passa une main dans les cheveux.
– Si, c’est toi. Et ce que tu as fait était incroyable, même avec les scararmées pour t’aider. Je te le jure. Si Ambre était là, elle…
Matt avala péniblement sa salive.
– Ambre, c’est ta copine ?
Matt fit un signe affirmatif de la tête.
– Elle te manque, hein ?
– Oui.
– Moi c’est la maison qui me manque.
Piotr se leva pour donner une pichenette amicale au benjamin du groupe.
– Ça tombe bien, nous rentrons ! lança-t-il sur un ton exagérément joyeux. Allez, installons-nous, demain nous reprenons la route, et ce qui nous attend ne sera pas une partie de plaisir.
– Comment Edo va-t-il nous retrouver ? interrogea Matt.
– Nous ne le reverrons plus tant que nous n’aurons pas passé les collines explosives. Ensuite nous rejoindrons un ancien sentier, c’est là que le Pionnier nous retrouvera d’ici deux à trois jours.
– Les collines explosives ? releva Matt.
– Oui. Et elles portent bien leur nom. Une longue forêt recouvre leurs pentes et, de jour comme de nuit, on y entend des explosions et parfois on peut même les voir. Ça pète de partout, tout le temps.
– Oh oui ! confirma Johnny. Et c’est très dangereux ! Parfois ça explose juste devant nous !
– Sans raison ? s’étonna Matt.
Lily apporta son explication :
– Je crois qu’autrefois, à l’époque de notre ancienne vie, c’était une terre qui a supporté des années de combats. Peut-être la Première Guerre mondiale, peut-être aussi un peu la Seconde. Des millions d’obus, de bombes, de grenades et de cartouches s’y sont déversés. Et beaucoup n’ont jamais explosé. Alors maintenant la terre les vomit en les faisant sauter les uns après les autres. Un peu comme si elle recrachait le poison des hommes. Elle se purifie.
– Et nous sommes obligés de passer par là ?
– Les contourner nous prendrait pas loin de dix jours ! dit Piotr. Et au moins, pendant que nous sommes dans cette forêt, les Ozdults ne nous suivront pas. Ils n’osent pas s’y aventurer.
– Je les comprends !
– Allez, couchez-vous, demain à l’aube nous serons repartis.
Matt s’installa dans son duvet en grimaçant à cause de ses ecchymoses, les flancs de Plume comme oreiller. La chienne ronflait déjà doucement, épuisée par tant d’efforts.
Matt observa les étoiles au-dessus de lui. Il y en avait tellement ! Il commença à les relier par un trait imaginaire. Cela lui rappela les grains de beauté d’Ambre qui formaient une carte. Celle des Cœurs de la Terre. Alors il se demanda si la disposition des étoiles était aussi hasardeuse qu’on l’avait toujours affirmé, si elles ne formaient pas elles aussi une carte complexe vers quelque secret formidable de l’univers. Après tout, plus il parcourait le monde, plus il prenait conscience de son ingéniosité, de ses sens cachés.
L’homme était décidément trop primaire pour pouvoir déchiffrer la route indiquée par les étoiles. Il n’en était pas encore là. C’était comme d’exiger d’une fourmi qu’elle réfléchisse à la théorie de la relativité d’Einstein.
Matt admira longtemps les petits points lumineux. Magiques. Et si lointains.
Puis il pensa à Ambre. Voyait-elle les mêmes étoiles que lui en cet instant précis ?
Il s’endormit enfin, l’esprit plein de confusion et d’humilité, sous un voile de tristesse.