14.

Chiens, chiens, chiens…


La terre grondait.

Plusieurs fois par heure, une explosion retentissait, parfois lointaine, parfois toute proche du petit convoi.

Matt chevauchait Plume et scrutait la forêt avec anxiété. Ignorer où et quand le sol allait sauter était éprouvant pour les nerfs. Il savait qu’à tout moment la mort pouvait jaillir sous leurs pieds.

La forêt qui recouvrait les collines était percée de trous, parfois de minuscules clairières, parfois de larges étendues grises noyées de troncs éclatés, branches répandues un peu partout au milieu des cratères profonds. Un champ de bataille sans combattants, écho des guerres du passé, conséquence d’une boulimie de munitions jusqu’à l’excès, jusqu’à l’overdose, jusqu’à gorger des champs entiers de ces terribles graines létales qui germaient enfin.

Les collines semblent frappées par une maladie de stress, songea Matt. Elles lui rappelaient son père au moment du divorce. Le stress lui avait fait tomber les cheveux par endroits, formant plusieurs trous glabres, et c’était exactement ce qui se produisait ici.

Le matin du deuxième jour, à travers cette lande éruptive, Matt se réveilla en frissonnant. L’aube blanchissait à peine le ciel et la brume flottait un peu partout, tissant des nappes diaphanes comme un immense bain moussant froid. La nuit avait été mauvaise, des balles avaient crépité pendant plus d’une heure et plusieurs détonations proches avaient fait sursauter tout le campement au fil des heures, hachant le sommeil, les laissant tous dans la crainte que la prochaine soit pour eux. Le garçon clignait encore les yeux pour s’extraire de l’engourdissement lorsqu’il s’aperçut que Plume était debout, oreilles dressées, gueule ouverte, retenant son souffle.

– Qu’y a-t-il ma belle ? s’alarma Matt.

Il connaissait assez sa chienne pour savoir qu’elle avait détecté un problème et cherchait à l’identifier. Lycan et Mut s’étaient approchés d’elle sans un bruit, dans le même état d’inquiétude.

Soudain Matt les entendit à son tour et comprit que c’était ce qui l’avait réveillé : des aboiements lointains. Stridents, nombreux. Une meute.

– Debout ! s’écria-t-il. Debout !

Lily, Piotr et Johnny bondirent de leur couche.

– Des chiens ! lança Matt.

Johnny se frotta les yeux en titubant.

– Mais je croyais que les Ozdults ne venaient jamais dans les collines explosives ! fit-il encore endormi.

– Peut-être une meute de chiens sauvages, supposa Matt en rassemblant ses affaires en hâte. Pas la peine d’attendre !

En moins de deux minutes ils avaient tout ramassé, puis ils s’empressèrent d’équiper les chevaux de leurs harnais pour quitter leur camp de fortune et filer plein est à travers les rubans de brume. Les aboiements claquaient par intermittence, résonnant entre les pentes des collines.

Après une heure de fuite à vive allure, Matt n’eut plus de doute : non seulement les chiens étaient à leur poursuite mais ils gagnaient du terrain.

– Il faut accélérer ! ordonna-t-il.

– Les chevaux ne pourront pas tenir longtemps, opposa Piotr. Ils vont nous rattraper, que ce soit ce matin ou cet après-midi, s’ils n’abandonnent pas notre piste…

– Ils n’abandonneront pas, écoute leurs cris, ils chassent !

– Tu veux dire que…, gémit Johnny, que c’est nous les proies ?

Matt fit faire demi-tour à Plume.

– Continuez, aussi vite que vous le pourrez, je vous rejoins.

– Matt ! cria Lily. Ne fais pas l’idiot !

– Je veux savoir combien ils sont pour préparer notre défense. Ne t’inquiète pas pour moi, j’ai la meilleure monture possible, répondit-il en flattant les flancs de Plume.

La chienne s’élança et disparut en un instant entre les branches basses de la forêt.

Plume courait avec une telle grâce qu’elle était presque silencieuse sur le tapis de mousse. Elle conduisit son maître au sommet d’un éperon qui dominait une large vallée bordée de pentes douces. Les aboiements ressemblaient de plus en plus à des jappements d’excitation. Matt se guida à ces cris pour essayer de repérer la meute. C’était dans ces moments-là qu’habituellement Tobias surgissait avec ses jumelles.

Des ombres filèrent au loin en contrebas dans une des clairières ravagées, formes allongées et noires qui fendaient la brume.

– Oh non… ! lâcha le Pan.

Ils étaient nombreux. Bien plus que ce qu’il avait imaginé. Des dizaines et des dizaines de chiens, un flot continu qui dévalait le coteau opposé comme si leur vie en dépendait. L’affrontement direct était impossible, même avec Plume. Ils étaient au moins cinquante !

Matt donna un léger coup de talon et tapota sur la droite pour qu’elle fasse demi-tour. Fuir. La seule issue possible. Les distancer d’une manière ou d’une autre.

Tandis qu’il galopait pour rejoindre le convoi, Matt envisageait toutes les options. Se séparer et espérer que la meute suive les trois chiens plutôt que le chariot était trop risqué. Abandonner la charrette était l’unique solution s’ils voulaient échapper à leurs chasseurs. Lorsque Matt retrouva ses compagnons, il leur exposa la situation et proposa de prendre Piotr avec lui sur le dos de Plume.

– Il y a de quoi équiper et nourrir pas mal de monde à Neverland là-derrière, s’emporta Piotr. Avoir fait tout ce chemin pour baisser les bras maintenant ? Je ne suis pas d’accord !

– C’est une petite armée qui nous pourchasse ! Crois-moi, nous ne pourrons pas résister longtemps s’ils nous retrouvent.

– Du feu ! proposa Johnny. Les chiens sauvages ont peur du feu !

– Nous n’avons pas le temps de…

Mais Piotr n’écouta pas Matt, il fit stopper son attelage et d’un geste invita Johnny à exécuter son idée.

Matt était dépité. Il avait vu la meute, il allait falloir plus que du feu pour la repousser. Pourtant, lorsque Johnny commença à embraser les branchages, projetant un fil de flammes du bout de son index jusqu’à tisser un demi-cercle incandescent autour d’eux, il reprit un peu espoir. Les scararmées conféraient au jeune Pan un potentiel hors du commun.

– Arrête-toi là, s’écria-t-il. Que nous ne soyons pas pris au piège nous-mêmes ! Et garde de l’énergie. Tu vas en avoir besoin.

Les quatre adolescents se regroupèrent à l’arrière du chariot pour dominer la situation, et les trois chiens se disposèrent sur les côtés, aux aguets.

Une explosion gronda tout près, agitant les deux chevaux qui secouèrent la charrette, mais Piotr les calma aussitôt.

Plusieurs minutes interminables s’écoulèrent. Matt serrait la garde de son épée entre ses doigts. Il n’éprouvait aucune excitation à l’idée de se battre. C’était étrange, il avait rêvé de ce genre de situation dans son douillet appartement new-yorkais, entre deux jeux de rôle ou deux jeux vidéo, se représentant des combats épiques dont il serait le héros. Maintenant qu’il les vivait, il ne constatait rien de bon dans l’affrontement. Son corps était encore douloureux de sa rencontre avec l’Élémentaire d’eau, l’air était humide et glacial, son cœur battait plus vite. Cela ne l’amusait jamais. La sensation de sa lame perforant la chair, les organes, le dégoûtait en réalité. Il lui fallait forcer sa nature pour agresser un être vivant avec une arme. Frapper avec rage. Anticiper immédiatement, au risque de se faire soi-même éviscérer, se préparer à prendre des coups, à souffrir. Entendre des cris et des gémissements qui le hanteraient longtemps, tout comme le sang qui ne manquerait pas de se répandre. Non, il n’aimait pas se battre, parce qu’il n’y avait là finalement aucun plaisir, aucune gloire. Les batailles n’étaient que le cimetière où naissaient les fantômes de demain. Mais Matt avait appris beaucoup au fil du temps. Il se connaissait un don pour la violence, et cela lui faisait peur. Il était vif, il voyait les coups venir, il s’adaptait si facilement que c’en était presque effrayant. Et tandis qu’ils attendaient l’apparition de la meute, il avait beau être le seul à l’avoir vue, à savoir à quel point elle était nombreuse et redoutable, il était encore le seul à ne pas avoir les mains qui tremblaient, la tête qui tournait à cause du stress. Matt était calme. Préparé. Son cœur s’était accéléré juste ce qu’il fallait pour oxygéner son organisme, à l’instar d’un moteur qui chauffe avant la course, qui huile ses rouages pour les rendre plus performants.

Il leva la lame devant lui et en appliqua le plat contre son front. Ferma les yeux pour faire le vide. Le froid de l’acier contre sa peau. Ne plus penser. Seulement se focaliser sur l’instant présent. Sur ses sensations immédiates. Les sons, le poids de son épée contre lui, mémoriser le terrain pour s’y déplacer sans peine.

– J’ai les paumes moites, avoua Lily en tenant son fouet.

– Descends ramasser un peu de terre et frotte-toi les mains, dit-il d’une voix qu’il voulait rassurante, mais qui était en fait atone, témoignant de sa concentration. Cela va t’aider à bien tenir le manche de ton arme.

Les jappements devinrent hystériques en se rapprochant.

– Ils arrivent…, dit Johnny d’une voix blanche.

Il y en avait tant qu’ils se confondaient. Mais lorsque les silhouettes noires se rassemblèrent de l’autre côté du mur de flammes, alors les Pans prirent conscience de leur folie.

Ils étaient si nombreux que leur élan chassait la brume sur leur passage. La meute grouillait, commença à s’écarter pour contourner le feu, et Matt put les distinguer. Il fut d’abord surpris par leur uniformité. Ce n’était pas une bande de chiens de toutes les tailles et races, mais une petite armée de clones. Grands et allongés, semblables à des lévriers, et pourtant quelque chose en eux n’était pas tout à fait normal.

– Surveillez les flammes ! rappela Matt. Qu’ils ne passent pas par là ! Laissez les flancs à nos chiens !

Piotr banda son arc, prêt à décocher sa flèche.

Sans même un signe extérieur, la meute se mit à attaquer en même temps de tous les côtés. Une dizaine de lévriers foncèrent de part et d’autre du chariot pendant que tout le reste s’amassait derrière, prêt à charger.

Plume en balaya deux d’un coup d’un revers de patte surpuissant – elle faisait dix fois leur poids au moins et cinq fois leur taille – avant d’en saisir un autre entre ses mâchoires et de s’en servir comme d’une massue pour frapper ceux qui passaient à sa portée. Mut s’élança également dans la bataille.

Mais les quatre Pans étaient médusés par ce qu’ils voyaient.

Les lévriers s’étaient suffisamment approchés des flammes pour que les énormes plaies de leurs corps soient visibles. Elles luisaient de sang et de pus, parfois même complètement gangrenées. Sur d’autres, ce n’était pas des blessures, mais de véritables trous à travers leurs fins pelages, à travers leurs os. Ces chiens étaient dans un état terrifiant. Et pourtant ils se mouvaient comme s’ils étaient en pleine forme. Leurs crocs noircis claquaient dans une écume de bave tandis qu’une lueur rouge brillait dans leurs regards de démons.

Ces chiens n’étaient pas vivants.

Matt n’eut pas à chercher pour comprendre. Si les Ozdults ne s’aventuraient jamais sur ces terres maudites, une pareille meute ne pouvait provenir que d’Entropia. Ils en avaient le parfait profil macabre et vidé de toute vie.

Un groupe se faufila par un des côtés et fonça en direction du chariot pour attaquer les adolescents.

Lycan s’écrasa sur les trois premiers avant d’en décapiter deux autres d’un redoutable coup de griffes et de briser l’échine du dernier la mâchoire en avant.

Plusieurs autres foncèrent pour se fracasser contre Plume, Mut et Lycan qui ne faisaient pas de quartier. Les lévriers pestilentiels s’envolaient ou roulaient au sol, brisés, déchiquetés ou démembrés, mais la vague monstrueuse se déversait et ils commencèrent à passer le barrage pour courir droit sur le chariot.

La stupeur passée, Johnny tendit les mains devant lui et déversa deux jets de feu qui illuminèrent la pâle matinée brumeuse.

Piotr et Lily quant à eux tiraient des flèches et fouettaient tout ce qui approchait sans parvenir à la même efficacité.Lorsqu’un lévrier bondit à l’arrière du chariot, déversant dans son sillon une puanteur étourdissante, la lame de Matt siffla si vite qu’elle sembla invisible dans l’air. Pourtant la tête de l’animal se sépara du reste de son corps. Il n’y eut presque pas de sang, comme si aucun cœur ne pompait à l’intérieur de ces entrailles en putréfaction.

Matt en fendit quatre autres avant que Johnny commence à donner des signes de fatigue. Ses arcs de flammes avaient embrasé une quinzaine de lévriers qui couraient dans tous les sens, mais même avec le soutien massif des scararmées, il ne pouvait tenir longtemps une telle puissance de feu.

Des amas de cadavres se formaient autour de leurs trois chiens. Mais il en arrivait encore et encore, de partout, les crocs menaçants, les yeux étincelants.

Matt sauta du chariot pour entrer de plein corps dans la bataille.

Il fit tournoyer son épée et l’acier devint un éclair argenté qui frappait à toute vitesse, son altération de force lui permettant de trancher les têtes sans même ralentir.

C’est alors que le pire se produisit.

Il remarqua que tous les lévriers qui n’étaient pas totalement brisés ou décapités commençaient à se relever. Et il continuait d’en affluer de partout.

D’un rapide coup d’œil, il vit que Johnny peinait à repousser ceux qui se rapprochaient de plus en plus de lui, et que Piotr et Lily n’étaient pas mieux, acculés au centre de la charrette.

Plume et les deux autres chiens étaient débordés, la fatigue les rendait moins attentifs, des lévriers parvenaient à présent à les mordre, et des blessures se mettaient à saigner sur leurs pattes.

Une rangée de crocs acérés jaillit devant le visage de Matt visant sa gorge. D’un réflexe vif il parvint à reculer et la mâchoire claqua à un centimètre de sa peau. De la main gauche il parvint à la saisir cependant qu’un autre lévrier sautait sur sa droite et goûtait du tranchant de son épée. Avec son altération, il commença à serrer de toutes ses forces la gueule qu’il tenait à gauche et il sentit les os s’écraser en même temps que la bête couinait affreusement.

Ils étaient débordés. La meute semblait sans fin. Ils ne tiendraient pas.

Matt cherchait une idée folle, un moyen de s’échapper, mais il était tellement occupé à frapper pour survivre que rien ne venait. Ils étaient encerclés, même s’ils parvenaient à sauter sur le dos des trois chiens, les lévriers les mettraient en pièces avant même d’avoir couvert dix mètres.

Johnny fut brusquement emporté par l’un des assaillants, projeté à terre sans qu’il puisse se relever et un autre lévrier planta ses crocs dans sa cuisse. Le garçon hurla.

Matt éventra l’animal d’un coup et se positionna au-dessus du jeune Pan qui se tordait de douleur en se tenant la jambe, les mains couvertes de sang en quelques secondes. Galvanisées par l’odeur du sang, les bêtes féroces s’amassaient de tous les côtés pour acculer les deux garçons.

Sur le chariot, un autre lévrier avait bondi et renversait Lily, gueule ouverte pour lui dévorer le visage. Une flèche lui traversa l’œil à bout portant et Piotr en encocha une autre tandis que les chiens commençaient à grimper à bord.

Un hurlement résonna alors dans toute la forêt.

Un long cri de loup qui se répercuta de tronc en tronc.

Plume avait dressé les oreilles et répondit aussitôt en hurlant à la mort.

Les feuillages s’agitèrent à droite et à gauche, la terre se mit à trembler comme si le tonnerre frappait à leurs pieds, et brusquement une armée de silhouettes massives surgit dans le dos des lévriers pour s’abattre telle une vague puissante balayant les rochers.

Il y en avait partout, nappés d’un manteau de brume encerclant le chariot dans un grondement sourd. Des chiens gigantesques. Ils chargeaient à pleine vitesse et taillèrent les lévriers en pièces en quelques secondes. Des ombres se déversaient brutalement sur les prédateurs devenus proies en un instant, fracassés entre les pattes énormes, broyés par les crocs de cette cavalerie féroce. Le carnage n’en épargna aucun. Les lévriers couinaient en voltigeant, et dès qu’un cadavre se relevait, trois chiens s’abattaient sur lui pour le démembrer jusqu’à ce qu’il reste inerte une bonne fois pour toutes.

Puis l’un des molosses s’approcha et Matt reconnut tout de suite le saint-bernard au regard doux malgré ses babines rougies par le sang de ses victimes.

– Gus !

Il était entouré d’une grande partie des chiens du Vaisseau-Vie.

Matt n’en revenait pas. Ils les avaient retrouvés !

Gus et Plume se léchèrent longuement en guise de salut. Matt comprit qu’ils avaient pisté l’odeur de sa chienne.

Deux explosions retentirent presque en même temps, assez proches, comme pour rappeler aux adolescents qu’ils n’étaient pas pour autant sortis d’affaire.

Matt avisa Johnny. Il perdait beaucoup de sang. Il lui fallait des soins de toute urgence.

Puis il se rendit compte du nombre de cadavres qui les entouraient. Un spectacle hallucinant.

Et il repensa aux sinistres corbeaux d’Entropia, messagers et yeux de Ggl.

Les chiens des Pans n’étaient pas les seuls à pouvoir remonter jusqu’à lui.

Entropia aussi était sur ses traces.

Ggl le traquait.