47.

Jusqu’au bout…


En fin d’après-midi, Matt profita d’un moment de répit pour se laisser tomber sur une des banquettes de cuir qui meublaient les couloirs les plus larges du château.

– Je suis épuisé ! lâcha-t-il.

Il n’avait pas arrêté depuis leur réveil, pour superviser les derniers détails de l’expédition qui se préparait.

De leur côté, Ambre et Tobias avaient d’abord passé un peu de temps auprès de Rudi et d’Elora, puis de Ti’an, leurs compagnons de fuite, par plaisir, et aussi pour leur dire au revoir. Le premier n’avait pas dit grand-chose, Ambre savait qu’il ne brûlait que du désir de repartir espionner les Ozdults chez eux ; Elora, elle, était heureuse d’être enfin en sécurité et elle se contenta de les remercier de l’avoir libérée, en les serrant dans ses bras pendant de longues minutes. Tout avait été plus compliqué avec Ti’an. Il suppliait qu’on le laisse venir. C’était une décision qui appartenait avant tout à Orlandia. Mais le pauvre Kloropanphylle, à peine remis grâce aux pouvoirs d’Ambre, n’était pas en état de voyager ; il lui faudrait encore quelques jours pour être en pleine possession de ses moyens, et il savait, au fond de lui, que sa demande resterait sans réponse. Orlandia ne prendrait pas le risque de mettre sa vie en danger.

Ambre et Tobias avaient ensuite rejoint Matt pour donner leur avis : il fallait voyager léger pour ne pas épuiser les chiens et en même temps tout prévoir, des sacs de couchage d’été mais aussi des couvertures pour les nuits froides à venir, des vêtements de rechange adaptables à tous les climats, du matériel, des vivres, de quoi se soigner au cas où, des armes, la liste semblait interminable.

Ambre se posa sur l’accoudoir.

– Tout va bien aller, rassure-toi, lui dit-elle, nous ne manquerons de rien.

– J’ai toujours l’impression d’oublier quelque chose et que c’est justement le détail qui sera capital à des milliers de kilomètres !

– Tu parles comme si t’étais Christophe Colomb ! se moqua Tobias avec une joie sincère.

Un peu vexé et trop fatigué pour le prendre avec humour, Matt répliqua :

– Après tout ce qu’on a vécu en moins de deux ans, oui, j’ai l’impression d’être un vieux briscard de l’aventure !

– Briscard ? répéta Tobias. Tu viens d’employer le mot « briscard » ?

Et Tobias éclata de rire.

– Il est grand temps qu’on file ! ajouta-t-il entre deux spasmes. Ce château est en train de faire de toi un vieillard !

Matt donna une tape sur l’arrière du crâne de son ami.

Ambre lui prit la main.

– Nous avons tout préparé, confirma-t-elle, mais il nous manque encore le plus important.

Les deux garçons l’observèrent, en attente.

– La direction ! fit-elle. Où va-t-on ?

Tobias leva les yeux au ciel et désigna le grand escalier.

– Bon, bah moi je vous laisse, dit-il sur le ton de celui qui sent qu’il est de trop dans une conversation. J’ai décidé de ne plus voyager avec Ambre sur le dos de Gus, je vais me choisir un chien ! À ce soir !

Une fois seuls, Matt et Ambre se regardèrent, un peu gênés.

Matt avait perdu de sa superbe et toute l’assurance du grand voyageur qu’il clamait être. Il en avait même les jambes en coton et les mains moites, et il s’en voulut aussitôt.

Pourquoi je suis aussi coincé ? Pourquoi j’ai la pétoche ? Tous les garçons rêveraient de regarder le corps nu d’Ambre et moi je suis tétanisé ! Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?

– Tu es prêt ? demanda la jeune femme.

Matt prit une profonde inspiration.

– Bien sûr, dit-il, gauchement.

Ils marchèrent jusqu’à la bibliothèque que Matt referma à clé derrière eux, après s’être assuré qu’il n’y avait personne d’autre, puis il alla chercher sa carte qu’il étala sur la grande table centrale, sous l’éclairage verdâtre des lanternes à lumivers. Ambre se pencha dessus pour la détailler et approuva :

– C’est du bon travail, vraiment. Je retrouve certaines ellipses du Testament de roche. Notamment là, au niveau de l’océan Atlantique, et là aussi avec le bassin méditerranéen. Tu as une excellente mémoire !

Matt haussa les épaules.

– J’ai fait ce que j’ai pu. En même temps, je ne l’ai pas souvent vu le Testament de roche, mais chaque fois c’était… intense. Je ne suis pas près d’oublier.

Il se mit à rougir et s’en voulut encore plus.

Ambre se rapprocha de lui.

– Tu te souviens de ce que je t’ai dit la dernière fois que nous avons fait ça ? C’était sur le Vaisseau-Vie. Je ne veux pas que mon corps t’effraie, je veux que tu apprennes à l’aimer. Il est à toi, il est le prolongement du tien.

Tout en parlant, Ambre avait pris la main de Matt et la guidait pour repousser les bretelles de sa tunique. En quelques gestes, la robe tomba et Matt constata avec surprise qu’elle était nue en dessous. Ambre savait ce qui les attendait, elle s’était préparée. Comme toujours, elle avait un coup d’avance sur lui, reconnut-il.

Ses épaules frêles étaient blanches, ponctuées de taches de rousseur et de grains de beauté, ce langage sibyllin de la nature, et cette écriture primale se poursuivait en arabesques aux motifs complexes, qui pouvaient paraître à première vue désordonnés, un assemblage erratique, mais pour Matt qui savait à présent que chaque point, chaque auréole, chaque île sombre dans cet océan lactescent avait en fait un sens, un but, il s’agissait d’un formidable livre dont la lecture ouvrait les secrets du monde.

Le regard de l’adolescent s’arrêta sur le haut de la poitrine d’Ambre, il était gêné ; puis se remémorant ce qu’elle venait de dire, il osa contempler ses seins parfaitement ronds. Il y avait de la magie dans ces courbes, à n’en pas douter. Ils étaient tellement lourds et bien faits, avec la rose tendresse de ses tétons, qu’ils paraissaient en même temps flotter avec facilité, parfaitement droits, presque arrogants à pointer vers le haut.

Il baissa la tête et vit son ventre plat, une fine strie verticale se dévoilant lorsqu’elle expirait, son nombril entouré d’un duvet doré presque invisible.

Matt fut pris d’un terrible désir de l’embrasser, de la saisir contre lui et de la caresser, pour s’enivrer de ses grâces, de ses sens. Elle le fixait, reconnaissant dans le faible arrondi de ses lèvres une esquisse de sourire. Matt osa lui prendre la main et la baiser tendrement et cela ne fit qu’attiser le feu intérieur qui grandissait en lui.

Puis, parce que c’était leur rituel depuis le début, et parce qu’elle le voulait aussi, Ambre prit le T-shirt de Matt et le souleva pour l’aider à le retirer. L’adolescent était un peu fébrile, tout le corps en émoi, certains signes ne pouvaient être dissimulés, et il tremblait sous la chair de poule qui hérissait sa peau. Ses vêtements glissèrent les uns après les autres, et cela l’aida un peu à se focaliser sur autre chose, avant de se retrouver nu devant son amie.

Ce fut Ambre, là encore, qui l’attira contre elle, et leurs peaux frémirent. Elle était plus chaude que celle de Matt, et lorsque ses seins s’écrasèrent contre ses pectoraux naissants, une vague le submergea et il crut qu’il allait défaillir. Au lieu de quoi il découvrit avec surprise ses mains posées sur les fesses de la jeune fille, qu’il plaquait contre lui. Il la sentait parfaitement, la présence enivrante de sa poitrine, son ventre qui se creusait à chaque respiration, la pointe de ses hanches, la toison de son pubis contre le sien, elle était tout entière offerte à lui comme lui se donnait à elle.

Son nez contre celui de Matt, elle respirait rapidement à présent, et même son regard n’était plus le même. Matt fut presque inquiet en découvrant qu’elle semblait perdue, elle aussi dépassée par les émotions qui l’envahissaient, avant que Matt ne lise aussi une forme de plaisir dans cet abandon exquis. Une lueur brillait dans ses pupilles, un diamant excité qui scintillait de désir, entouré de voiles d’appréhension.

Leurs bouches se cherchèrent, jouant l’une avec l’autre, puis leurs langues se frôlèrent une première fois avant de s’emmêler dans un doux chaos rassurant. Tout commençait toujours par un baiser, un lent baiser suave, qu’ils maîtrisaient pour l’avoir pratiqué pendant des mois, avant que les caresses ne viennent s’ajouter, comme s’il fallait aux corps et aux sentiments des étapes successives, le corps plus lent que l’esprit, que le cœur.

Les doigts de Matt s’enfoncèrent dans la chair des fesses comme s’il pouvait la plaquer encore plus contre lui. Une de ses mains remonta le long de son dos et ses doigts effleurèrent une petite boursouflure.

La cicatrice de la flèche.

Brusquement Matt réalisa qu’Ambre flottait à moins de deux centimètres du sol grâce à son altération. Elle n’était plus capable de marcher, la moelle épinière probablement sectionnée, la privant aussi de sensations dans le bas de son corps, et Matt se demanda alors si elle pourrait ressentir quelque chose si… si…

Il n’arrivait même pas à le formuler !

Cela le coupa de ses émotions, et la tension retomba en partie.

– Ça va ? demanda Ambre tout doucement, en posant son front contre celui de son ami.

Matt se força à sourire et acquiesça. Il s’en voulut aussitôt d’être aussi timoré. Comment pouvait-il manquer d’assurance à ce point dans ces instants-là ? Il avait parcouru des milliers de kilomètres, affronté des créatures terrifiantes, il avait tué des hommes pour survivre, il savait se battre, il était admiré et respecté par la plupart des Pans d’Eden, comment pouvait-il être si nul en amour ? Il ne comprenait pas.

– Tu veux qu’on regarde le dernier Cœur de la Terre ? murmura Ambre, sur le même ton rassurant.

Là encore, Matt ne put répondre et se contenta de hocher la tête.

Ambre était compréhensive, et il ne l’en aima que davantage. Il avait besoin de temps, de se familiariser, d’apprendre, et elle le savait. Mais comment faisait-elle pour paraître tellement plus sûre que lui alors qu’elle n’était pas plus expérimentée ?

Un truc de fille ça encore ! railla Matt avant de se réprimander pour cette remarque puérile et machiste. Elle était plus sûre en apparence, cependant quand il y pensait, elle tremblait tout autant que lui ! Mais elle avait le courage d’avancer, de prendre les devants. Et d’assumer. C’était ça la différence.

Ambre s’assit sur la table et Matt l’aida à s’allonger sur la carte. Il la guida pour se positionner, le nombril au-dessus de l’étoile qu’il avait placée dans l’océan Atlantique, entre l’Europe et les Amériques, comme elle était dans son souvenir. Les deux se superposèrent. Ambre était prête à être lue.

Matt n’eut pas à chercher bien loin, il se souvenait parfaitement du dessin des taches de rousseur, leur motif presque étiré, pour indiquer un courant, une direction. Il se souvenait que le premier Cœur de la Terre était sous le sein gauche, près du cœur, un grain de beauté parfaitement rond, et le second à l’intérieur de la cuisse droite. Il retrouva les taches en parcourut la courbure du bout de l’index et au milieu de ces infimes marques d’un maquillage naturel, il repéra celles qui étaient les plus allongées, le troisième chemin qu’il fallait suivre. Il était simple de ne pas le perdre car il était régulièrement balisé par un grain de beauté, comme des repères. Au milieu de toutes les taches de rousseur, il suffisait de pointer celles qui avaient la forme d’une goutte projetée, elles ouvraient la voie, elles l’invitaient vers le troisième Cœur de la Terre, et Matt savait déjà où elles le conduiraient.

Sans surprise, son doigt glissa le long du pubis. Il formait un mince triangle plus sombre et, pendant un bref instant, Matt y vit plus de mystères qu’il n’en avait jamais découvert dans ce nouveau monde, c’était en soi un voyage, une destination. Il n’était pour autant toujours pas plus serein, mais cette fois il sut qu’il était temps. Ambre le lui avait répété : son corps ne devait pas l’effrayer. Il serait le prolongement du sien.

Matt se pencha et aperçut le minuscule trait, comme des éclaboussures de fond de teint, et son index effleura le duvet pour descendre encore un peu.

Ambre usa de son altération pour écarter lentement les jambes, Matt la vit déglutir, elle aussi dans l’attente de ce qui allait suivre, pas plus à l’aise qu’il ne l’était.

Le doigt s’arrêta sur l’intimité de la jeune fille. Le Cœur de la Terre était là. Matt avait le souffle court, son cœur battait vite.

– Où est-ce ? demanda la jeune femme.

Le garçon fit tomber sa main droite sur la carte, glissant contre la peau douce. Son ongle s’enfonça dans la carte et y apposa une marque, puis Matt prit Ambre dans ses bras pour l’aider à se relever. Ils se rhabillèrent, un peu hâtivement, comme s’ils étaient coupables, et se penchèrent au-dessus de la table.

La main d’Ambre attrapa celle de Matt.

Le papier était enfoncé distinctement, un fin sillon, qui tombait pile sur la mer Méditerranée, non loin du Proche-Orient.

– Si c’est vraiment là, c’est pas de chance, fit Matt, déçu. Enseveli sous la mer !

– Non, regarde, la marque est en bordure des terres, ce n’est pas très fiable et ta carte est seulement une adaptation approximative, je suis sûre que c’est bon. Le Cœur de la Terre est par là-bas, vers la Palestine ou Israël, je ne sais pas bien.

– Là-bas, ils sauront nous guider. Je suis certain que le Cœur de la Terre ne sera pas passé inaperçu.

– Et s’il n’y a personne ? Ou s’ils sont aussi agressifs que les Cyniks et les Ozdults ?

– Eh bien nous ferons ce que nous avons toujours fait : improviser. Ça nous a plutôt bien réussi jusqu’ici, non ?

Ambre approuva, et ses doigts se resserrèrent autour de ceux de son compagnon.

Ils étaient à présent prêts pour le grand voyage.

Et leur instinct à tous deux leur soufflait que ce serait le dernier.