42.
Chat-maillerie
Le soleil n’avait jamais été si chaud et le ciel si bleu.
C’était du moins le sentiment de Matt à son réveil. Un Matt extatique d’avoir senti Ambre contre lui, dans ses bras, toute la nuit. Elle s’était pelotonnée, le dos contre son torse, et Matt s’était réveillé avec sa main glissée entre ses seins chauds. Aucune journée ne pourrait jamais être plus magnifique. Même l’idée du voyage qui se profilait et de ses dangers n’encombrait plus son esprit, il n’était que la continuité directe de sa présence ici, du moment qu’il partait avec Ambre.
Leur départ n’était plus qu’une question de jours, le temps pour Ambre et Tobias de se remettre de leurs aventures, que leurs organismes se reposent, puis ils partiraient non plus à sept comme prévu, mais à neuf. Et à présent Matt n’avait plus rien à craindre des chats. Quand bien même leur maîtresse refuserait qu’il parte, Ambre pourrait les repousser plus sûrement qu’une vague balaye des dessins sur le sable.
Matt était impatient de rapporter à Eden le retour d’Ambre, cette nouvelle allait leur mettre du baume au cœur. Il laissa Ambre dormir jusque tard dans la matinée et fut aussitôt assailli de questions par tous les occupants de Neverland qui voulaient savoir si tout ce qu’on racontait sur Ambre était vrai. Après les avoir satisfaits du mieux qu’il pouvait, Matt retrouva Tobias sur la terrasse qui dominait la vallée, en train de manger du pain et du miel.
– C’est beau, dit-il simplement. Après tout ce qu’on a vécu, je ne croyais pas que je pourrais encore m’émerveiller en restant seulement assis au-dessus de la cime d’une forêt.
– Ambre m’a un peu raconté vos aventures hier soir, mais je n’ai pas eu le fin mot de ton histoire.
Tobias lui raconta alors comment il avait été fait prisonnier par des entraveurs avant d’être revendu comme esclave à Colin qui l’avait reconnu sur la place du marché. Colin aurait été prêt à payer une fortune s’il l’avait fallu. Pour faire de Tobias son jouet. Pour devenir son maître. Et il s’était bien amusé, entre cruauté et démonstration radicale de son autorité.
Ambre les retrouva avant midi, les cheveux noués au-dessus de sa nuque avec un stylet de bois, révélant toutes ses taches de rousseur.
– Je vais vous emmener à la chapelle, annonça Matt, vous allez pouvoir discuter avec Zélie et Maylis ! La situation là-bas est mauvaise. Ils quittent la ville.
Ambre secoua la tête.
– Non ! Surtout pas la chapelle, Matt ! Les Tourmenteurs ! Nous les avons vus, ils se servent des cathédrales pour faire leurs casernes, ils entrent dans le monde des esprits pour les asservir et les obliger à délivrer leurs messages ! C’est comme ça qu’ils communiquent avec Ggl !
– Je le sais. Lanz et Newton m’ont raconté ce qu’ils ont perçu et j’ai failli être dévoré par un Tourmenteur en voulant vous contacter ! Mais si les télégrâmes sont prudents, ils peuvent leur échapper et ne pas attirer leur attention.
– Les télégrâmes ? s’amusa Tobias. C’est comme ça qu’il faut les appeler maintenant ? C’est drôle…
Ambre ne partageait pas l’enthousiasme de ses camarades.
– Les Tourmenteurs ne sont pas à prendre à la légère, ouvrir les portes des églises n’est peut-être plus une si bonne idée.
– Nous abandonnons déjà toutes nos terres à Entropia, dit Matt, nous n’allons pas non plus leur laisser le royaume des morts. Assez c’est assez. Je ne m’y aventurerai pas moi-même, c’est clair, mais Newton et Lanz font attention, ils ont appris à se faire discrets.
– C’est incroyable quand même, s’amusa Tobias, de tomber sur Newton. Quand j’y pense… C’est parce qu’il me connaissait qu’il a été attiré par ma présence. Dire qu’il est… mort, ajouta-t-il, plus triste.
Même s’ils ne resteraient plus longtemps, Matt trouva utile de leur faire visiter le château, du moins l’essentiel de ce qu’il connaissait car Neverland était si vaste qu’il n’en avait lui-même pas vu grand-chose. Puis il les guida vers la bibliothèque pour leur exposer la carte qu’il avait dressée avec Lily.
Plusieurs fois, Matt constata l’attitude étrange des chats à l’égard d’Ambre, qu’ils surveillaient tout autant qu’ils semblaient la craindre.
Face à la carte, Tobias crut bon de préciser :
– Mais c’est pas exactement la même ! Sur le Testament de roche certains endroits ne sont pas à l’échelle ! On va carrément se planter !
– J’ai tenté de reproduire ces différences, de mémoire, c’est déjà mieux que rien.
– Ça reste très approximatif !
– J’ai une petite idée de l’endroit qu’indiquait le Testament de roche, précisa Matt, j’ai juste besoin de vérifier. Et maintenant qu’Ambre est ici, tout sera plus simple.
– Et tu n’as pas peur qu’on parte à plus de mille kilomètres de l’endroit où est vraiment le Cœur de la Terre ?
– C’est possible, mais il faut au moins s’en rapprocher. Et puis… je ne pense pas qu’il passe inaperçu, où qu’il soit. Rappelez-vous, en Amérique il était le dieu des Kloropanphylles, ici en Europe c’était l’âme de l’empereur, je suis sûr que là où repose le troisième Cœur de la Terre, il a suscité autant de curiosité et de fascination, et entraîné bien des histoires. Tous doivent savoir où il est. Il nous suffit d’approcher cette région.
Ambre acquiesça :
– Matt dit vrai. Tout ce qu’il nous faut c’est une direction, ensuite nous enquêterons. Nous le trouverons.
Elle passa la main dans le cou de son ami.
– Tu as bien joué.
Matt haussa les épaules, un peu gêné.
– J’ai fait ce que j’ai pu.
Puis il repéra un chat qui les espionnait depuis l’étagère d’une des bibliothèques. À peine démasqué, l’animal bondit et disparut dans le dédale de livres.
L’Alliance des Trois, enfin recomposée, resta sous l’éclairage des lanternes à lumivers un bon moment à bavarder, avant que la porte ne s’ouvre.
Gaspar les salua.
– Je suis désolé de vous interrompre, dit-il, mais Ambre, il faut que tu me suives.
Il avait l’air grave.
– Que se passe-t-il ? s’inquiéta Matt.
Gaspar se mordilla la lèvre inférieure.
– C’est la dame aux chats, dit-il après une courte hésitation. Elle veut voir Ambre.
Matt retint son amie qui s’avançait pour suivre Gaspar.
– Non. N’y va pas. Elle est dangereuse. Gaspar, pourquoi l’emmènes-tu ? C’est toi-même qui m’as dit de me tenir à distance de sa tour.
– Parce que la dame aux chats l’a exigé. Et entre ses murs, personne ne peut s’opposer à ses désirs. Surtout s’ils sont des ordres.
Les fines lucarnes répandaient la lumière de l’après-midi comme des projecteurs mal réglés, ne dessinant que des rectangles clairs entre des flaques d’ombre.
Elle était là, la dame aux chats, à sa place, allongée sur la méridienne, sous des couches de mousseline et de tulle, les voiles d’une étrange tenue l’enfermant dans son carcan évanescent.
– Approche, commanda-t-elle à Ambre.
Matt, Gaspar et Tobias l’accompagnaient et ils s’avancèrent en même temps qu’elle, tandis que les chats s’écartaient précipitamment pour ne surtout pas être sur la route de la jeune fille, ni même trop près d’elle.
Très diplomate, Ambre inclina la tête :
– J’ignorais encore votre existence ce matin, sinon je serais venue vous saluer, dit-elle. Je m’appelle Ambre. Ambre Caldero. Et je vous suis reconnaissante de nous accepter sous votre toit.
Plusieurs chats se mirent à ronronner, mais tous n’étaient pas rassurés pour autant et la guettaient d’un regard mauvais.
– Voilà qui plaît à mes petites pattes, il y a une bonne éducation sinon une certaine intelligence dans cette caboche bien faite pour ce que j’en vois.
Le plancher grinçait de partout sous l’impulsion des chats qui sautaient d’un endroit à un autre. Pour aussi loin qu’il pouvait en compter, Tobias estima leur nombre à plus de deux cents. Il n’en revenait pas. Heureusement qu’il n’y était pas allergique !
Deux des félidés râlèrent lorsque Matt s’approcha, et un troisième cracha même dans sa direction.
– Voilà le vilain garnement qui désire partir sans notre accord, dit la dame.
Matt allait répondre, et le froncement de ses sourcils trahissait l’humeur des mots qui allaient fuser lorsque Ambre le devança :
– Vous m’avez fait mander ? Je suppose que ce n’est pas seulement pour des présentations ? On m’a fait comprendre que vous ne sollicitiez que rarement des entrevues.
– Elle est belle et intelligente, confirma la dame en riant doucement. Nous aimons beaucoup ce genre de compagnie. Pourtant, mes petites pattes lisent en toi autre chose qu’une fille de peau lisse. Qu’est-ce que tu caches dans tes entrailles ? Mes petites pattes voudraient beaucoup le voir, même si beaucoup en ont peur.
Deux douzaines de félins accoururent autour de la méridienne pour le confirmer, en jetant des regards apeurés vers l’adolescente.
– J’abrite en moi la vie. L’énergie de notre terre.
Quelque chose claqua sous les montagnes de voiles comme si la dame aux chats venait de taper dans ses mains.
– Je le savais ! Je le sentais ! Je l’ai même dit à mes petites pattes ! Montre-moi ! Montre-nous !
– C’est que…
– Ambre n’est pas un monstre de foire, intervint Matt, lassé par la folie autoritaire de la reine du château.
Gaspar se crispa, tandis qu’une vingtaine de chats se rapprochèrent de Matt, le regard mauvais, les oreilles en arrière. Ambre vint se coller à lui et les quadrupèdes frissonnèrent avant de s’arrêter net.
– Je ne demande pas, j’exige ! aboya la dame. Vous êtes entre mes murs et je verrai ce qui est en toi. Deux possibilités pour cela : tu me le dévoiles ou je te fais ouvrir en deux pour examiner tes boyaux et ton secret.
Matt allait avancer vers elle, mais Ambre le retint.
– User de mon pouvoir ici me ferait briller tel un phare dans la nuit noire aux yeux de nos ennemis.
– Rien de tel sur mon domaine, je peux te le garantir. Mes oreilles et mes yeux sont partout depuis l’entrée du vallon jusqu’aux pentes des premières montagnes, et nul être maléfique n’y circule.
– En êtes-vous certaine ? Seriez-vous prête à parier la paix de votre domaine sur cette garantie ?
– Sans le moindre doute.
Ambre approuva.
– Dans ce cas descendons auprès des blessés.
Gaspar leva la main :
– Je suis désolé, Ambre, mais la dame ne descend pas, surtout pas en plein jour.
– Pour toi je vais le faire, dit la dame en s’adressant à Ambre. Pour voir ce qui brille si fort en toi, je veux bien montrer ma présence aux Fantômes de mon territoire. Allons-y, jeune fille. Dévoile-moi ce qu’il y a en toi et je te dirai si je le veux.
Tobias fut parcouru d’un tremblement. La menace n’était pas subtile. Dès qu’elle verrait la puissance contenue en Ambre, cette folle ne manquerait pas de vouloir la lui prendre et elle la ferait éventrer par ses maudits chats ! Il fallait se préparer au pire.
Pourtant Ambre ne semblait pas angoissée. Elle flotta vers la porte et suivit Gaspar qui leur ouvrait la voie vers l’infirmerie.
Derrière, une armée entière de chats se mit à déferler par l’escalier. Il en sortait de partout, par tous les trous des murs. Des dizaines et des dizaines, compta Tobias.
Et bientôt des centaines. Ils couvraient le sol tel un interminable tapis noir, gris et blanc ondulant au gré des courants internes qui le portaient.