55.
Une question d’honneur… et de doigt
L’homme à l’apparence d’un bonze entraîna ses « clients » dans les couloirs du palais, et Tobias se demanda quelle taille il faisait réellement pour contenir autant de halls, d’échoppes et de marchés différents. De l’extérieur il ne semblait pas à ce point immense. Au détour d’une salle où les négociants s’affairaient autour de dizaines de balances de toutes les dimensions, il aperçut même un jardin intérieur bien entretenu et parsemé de fleurs jaunes et violettes.
Ça ne finira jamais !
Les passages s’étaient peu à peu rétrécis pour devenir de simples corridors et Tobias remarqua qu’ils croisaient de moins en moins de monde.
Ils parvinrent dans une longue galerie jalonnée de bougies posées au pied des deux murs avec, au fond, un portail entièrement constitué de crânes humains. Il délimitait l’entrée d’un complexe plus obscur, mal éclairé et poussiéreux.
Tania stoppa juste devant.
– Attendez, ce serait pas la Banque des Cendres ? demanda-t-elle paniquée.
– Mais si, répondit le bonze, je vois que vous connaissez. Vous y serez traités comme des invités de marque, n’ayez crainte.
Tania regarda Chen et Tobias et secoua la tête.
– Rappelez-vous ce que Lily a dit !
Chen haussa les épaules :
– En même temps c’est le seul qui veuille bien nous trouver un bateau !
– Je le sens pas. Rentrons, peut-être que les autres auront eu plus de chance.
Le bonze, à l’ouïe très fine, se retourna :
– Il n’y a aucun navire en partance pour New Jericho et il n’y en aura pas avant plusieurs semaines au moins. Vous ne proposez pas assez de cargaison pour qu’un armateur veuille en affréter un. Sauf le nôtre.
Tobias montra le bonze à Tania.
– Tu vois. Allons écouter leur proposition, nous ne signerons rien du tout.
Tania n’était pas du tout convaincue mais, devant l’insistance des deux garçons, elle dut se résoudre à les suivre.
Ils pénétrèrent donc dans la Banque des Cendres, une succession de pièces toute en clair-obscur : à peine quelques bougies disposées dans des niches, sans aucune fenêtre, et des murs tapissés de crânes et d’ossements, comme un temple à la gloire de la mort. De temps à autre, un disciple des Cendres apparaissait, comme surgi de nulle part. C’était impressionnant ; un instant plus tôt il n’y avait personne et soudain il était là, à marcher prestement, dans la même tenue rouge et orange, portant des rouleaux de papier dans les mains. Les trois Pans montèrent quelques marches, tournèrent plusieurs fois, en descendirent d’autres, bifurquèrent à nouveau, et tout ça dans trop peu de lumière pour se repérer. L’homme marchait vite et ne parlait pas. Plusieurs portes se refermèrent dans leur dos sans que Tobias ait le souvenir d’en avoir passé une seule.
Une odeur âcre flottait dans l’air.
Lorsque leur guide poussa une pile d’ossements et que Tobias découvrit un battant invisible, il comprit d’où surgissaient les bonzes. Tous les accès étaient ainsi fondus dans le décor.
Sortir d’ici sans un de ces gars est juste impossible !
Ils étaient dans ce qui devait servir de bureau au bonze, car il désigna plusieurs chaises en bois, capitonnées de rouge, et il s’installa derrière un autel en pierre où brûlaient deux cierges, unique source de lumière. Il remplit quatre verres avec un pichet d’eau avant de les pousser vers ses invités et de boire le sien d’une traite.
– Vous voudriez partir quand ? demanda-t-il.
– Le plus vite possible, répondit Tobias.
Bien qu’un peu méfiant, Tobias avait très soif et, comme le bonze s’était servi en même temps qu’eux et avait bu le sien, Tobias se désaltéra à son tour.
– Neuf passagers plus leurs neuf montures, c’est bien ça ?
– Comment le savez-vous ? s’inquiéta Chen. On ne vous l’a pas dit !
– Mais vous sollicitez tout l’hôtel des commerces en le répétant à qui veut bien l’entendre… Allons, mon métier est justement de savoir ce que les clients recherchent. D’où venez-vous ?
– Du nord-est, dit Tobias.
Tania se pencha vers le bonze :
– Nous cherchons un bateau et pas de questions.
Le disciple des Cendres s’amusa de cette fermeté et ne s’en cacha pas.
– Bien, bien…
– Est-ce que vous avez un navire à nous proposer ou pas ?
– Oui, sinon nous ne serions pas là. Nous allons expédier toute une cargaison prochainement pour le sud de l’empire, New Jericho sera notre destination finale.
– Une cargaison de quoi ? questionna Tobias.
L’homme parut surpris.
– Eh bien de corps ! Quoi d’autre ?
– Des cadavres ? Vous voulez nous faire voyager avec des cadavres humains ?
– Nous commençons à avoir de la clientèle pour ce genre de marchandise dans le sud de l’empire. Les gens s’ouvrent à toutes sortes de pratiques. Nécromancie, sorcellerie, haruspices en manque de matériaux de qualité, ou simples décoctions médicinales. Le marché du mort n’est pas encore pris là-bas, il faut le saisir tant qu’il n’y a pas de concurrence.
Tobias n’en revenait pas d’entendre pareil discours. Déjà, que les Ozdults s’adonnent à la magie noire en disait long sur leur perdition, mais le commerce des macchabées c’était la cerise sur le gâteau !
– Vous partiriez quand ? demanda Tania sans amabilité.
Elle voulait en finir au plus vite. Prendre l’information et quitter les lieux sans tarder, ce en quoi Tobias était tout à fait d’accord.
– D’ici deux à trois jours, le temps de compléter notre cargaison puis de la charger. Cela vous conviendrait-il ?
– À quel tarif accepteriez-vous de nous prendre à bord ?
– Il y a différents moyens de paiement, dites-moi lequel vous préférez et je vous dirai s’il nous convient, répliqua l’homme d’un ton douceâtre.
Il aimait ces petits moments de commerce où il avait le contrôle, c’était évident, il jubilait.
– C’est-à-dire ? demanda Chen. Vous ne prenez pas les faces d’Oz ?
– Vous pourriez nous payer en services, par exemple.
– Hors de question, trancha Tania qui ne se laissait pas duper par la voix mielleuse.
– Alors en corps frais. Nous sommes toujours à la recherche de matière première. J’imagine que celui d’un adolescent serait assez rare pour payer toute votre traversée à tous. Surtout si vous n’êtes plus que huit.
– Et puis quoi encore ? s’écria Tobias, écœuré. Non, nous voulons payer avec des pièces d’argent !
– Dans ce cas, j’imagine que cent feront l’affaire.
– Cent pièces ? répéta Tobias, pas bien sûr d’avoir compris ce prix qu’il jugeait très bon marché.
– Oui. Par personne. Et autant par monture. Plus votre nourriture bien entendu.
– Vous êtes bien trop cher ! trancha Tania en se levant.
– Mais nous sommes les seuls à fournir le service que vous recherchez. Et tout ce qui est rare est cher.
– Non, merci, conclut Tobias.
Ils s’étaient rejoints près de l’entrée et n’attendaient plus que Chen qui but son gobelet à son tour.
– Tant pis. Réfléchissez tout de même. Si vraiment vous souhaitez vous rendre à New Jericho, nous partons bientôt. Inutile de vous rappeler que par la route, vous mettrez trois à quatre fois plus de temps, si vous y arrivez vivants ! Avec tous les dangers de la jungle…
Chen allait partir à son tour mais le bonze, d’un geste preste, le rattrapa par la manche.
– Mes chers amis, et comment comptez-vous me payer vos consommations ?
– Quoi, l’eau ? s’indigna Tobias. Vous nous faites payer l’eau ?
– Nous sommes en affaires, non ? Tout se monnaye.
Tobias pouffa de dédain et sortit trois pièces de sa poche mais l’homme l’interrompit d’un geste de la main.
– Je ne prends pas d’argent pour ce genre de consommation.
– Eh bien quoi alors ?
– Je ne me fais payer qu’en onces de chair.
– Pardon ?
Tobias devina que Tania s’était crispée en même temps que lui.
– Oui, trois onces suffiront, ne vous inquiétez pas.
– Vous êtes malade ?
– Vous ne vous promenez pas avec de la chair sur vous, c’est ça ? Ah, regrettable, d’autant que la maison ne fait pas crédit. Surtout pas avec de la monnaie périssable. Eh bien je suppose qu’un de vos doigts fera l’affaire !
– Quoi ? demanda Tania, hallucinée. C’est de la folie… Toby, on dégage.
Chen était toujours retenu par le bonze et il était livide.
– Allez, un doigt et nous n’en parlerons plus !
L’homme était tout à fait sérieux. De sa main libre il attrapa un couteau sur son bureau et l’agita :
– Vous n’imaginez pas tout ce qu’on peut faire avec un doigt humain ! insista-t-il. Certains en font des colliers pour conjurer le mauvais sort, d’autres les mangent, un plat savoureux, paraît-il, et j’ai entendu dire qu’on pouvait en faire une poudre efficace pour gagner aux jeux de cartes !
Tobias n’en revenait pas. Il avait l’impression d’être dans un cauchemar.
– Moi je n’ai que des pièces et c’est tout ce que je suis disposé à payer pour de l’eau ! dit-il.
– Oh, mais ce n’était pas de l’eau mes amis. C’était de l’humeur distillée.
– De l’humeur ? Qu’est-ce que c’est ?
– Le liquide de l’âme, mon cher. Nous en sommes les producteurs exclusifs. Avouez que cela vous a fait un bien fou ! Rien n’épanche la soif mieux que l’humeur !
Tobias eut envie de vomir. Il ne savait pas si c’était vrai ou une nouvelle ruse pour leur soutirer plus encore, mais l’idée lui déplaisait fortement. Il était à bout. Cette mascarade avait assez duré.
– Au diable ! lâcha-t-il excédé avant de se tourner pour sortir.
– PAYEZ-MOI ! aboya le bonze sans plus aucune gentillesse.
– Ou sinon quoi ? Vous allez nous dénoncer pour deux malheureux verres d’eau ?
Tobias ricana.
– Sans mon aide vous ne retrouverez jamais la sortie.
– On se débrouillera.
Cette fois le bonze tira Chen à lui en l’attrapant par le col mais Tania avait anticipé un mauvais coup de ce genre et son bras se déplia à toute vitesse. Quelque chose siffla dans l’air avant qu’un couteau ne se plante juste à côté du cou du bonze, l’épinglant par sa tunique juste dans le mur derrière lui.
Tobias en était bouche bée, avant de se souvenir qu’elle avait une altération de précision. Tania leva un autre couteau de lancer devant elle :
– Lâchez-le tout de suite où le prochain ne s’enfoncera pas dans du tissu !
Elle dégageait une assurance et une autorité qui époustouflèrent Tobias. Il ne connaissait pas grand monde capable de lui résister tant elle était sûre d’elle et charismatique. Et un peu effrayante, même pour lui qui la fréquentait tout le temps.
Chen fut jeté en avant et s’empressa de rejoindre ses camarades.
– Vous n’irez pas bien loin, misérables cloportes. Dans quelques heures je vous retrouverai, perdus et suppliant mon aide ! À ce moment-là, un doigt ne suffira plus à vous faire pardonner. Pour ma peine, il faudra me donner une main entière. Chacun !
Tania fit alors quelque chose qui ne lui ressemblait absolument pas mais qui fascina Tobias tout autant qu’il en fut choqué :
– Tiens, voilà une avance !
Et elle lui exhiba son majeur.