32.

Révélations nocturnes


Matt coulait.

Il s’enfonçait de plus en plus dans le gouffre qui l’aspirait. Il sentait à présent les interminables pales de l’hélice qui l’entraînait, elles allaient le découper, mettre son âme en pièces. Ce n’était pas vraiment une métaphore, il pouvait deviner quelque chose de bien plus fort que lui qui vibrait, tout proche, une forme de hachoir éthéré prêt à réduire son esprit en bouillie. Et Matt s’en rapprochait. Les lames spirituelles avançaient là, quelque part dans les ténèbres, au milieu de ce souffle glacial qui l’aspirait vers une mort inéluctable.

Loin, très loin derrière lui, une pression chaude, presque brûlante en contraste de ce qui le buvait, se resserra autour d’une enveloppe qui lui était familière, bien que distante. Il avait l’impression d’être une minuscule forme de vie sortie de sa coquille protectrice, mais que celle-ci l’appelait à elle de nouveau. Un appel sonore tout autant que physique. Il était à présent tiré entre deux mondes. Celui, glacial et létal du mangeur d’âmes, et l’autre, bien plus chaud, de son propre corps. Matt n’était plus que sensations, sans repères physiques, et pourtant il devina, à la périphérie de son âme, des lumières. Légères, tremblantes, mais bien présentes, telles des étoiles fébriles.

Il eut terriblement envie de les rejoindre, d’accompagner la force chaude qui le tirait vers elle, aussi essaya-t-il de donner tout ce qu’il avait en lui, tout ce qu’il possédait d’énergie pour suivre cette voie et s’éloigner le plus possible du vrombissement mortel qui l’attendait plus loin.

Il y eut un bruit de succion horrible, comme une immense langue qui se décolle d’un palais trop sec et brutalement la vue lui revint, en même temps qu’il réinvestissait sa chair. Matt frémit, parcouru d’un frisson qui lui donna la nausée. Au loin, quelque chose hurla de rage et de frustration, un cri synthétique, guttural, et toute l’électricité statique du confessionnal disparut d’un coup. La liaison était rompue.

Matt s’effondra dans les bras de Lily qui venait de le sortir de la petite cabine.

– Matt ! Matt ! Reste conscient ! Reste avec moi !

La fille aux cheveux bleus lui donna plusieurs gifles pour le maintenir éveillé. Matt cilla, saisi de haut-le-cœur, puis il se recroquevilla contre le mur de la chapelle en tremblant, le front moite et la sueur dégoulinant le long de son dos.

– Tout va bien, tu es avec moi, murmura Lily en le dévisageant.

Paniquée par son expression hagarde, elle lui passait la main dans les cheveux pour le rassurer, mais ne l’était guère plus que lui.

– Un Tourmenteur, murmura-t-il… C’était un Tourmenteur. Ce sont eux les mangeurs d’âmes. Il… Il a failli m’avoir. Ils sont là-bas ! Dans l’église de Tobias et Ambre.

Le Tourmenteur avait essayé de boire son esprit. De le dévorer pour tout savoir. Matt avait déjà vécu cette effroyable expérience lorsqu’ils étaient dans Entropia, au Canada, et qu’il avait plongé sa main dans le capuchon vide d’un Tourmenteur. La créature avait déployé ses tentacules glacés en lui, jusqu’à atteindre son esprit. C’était comme ça que Ggl avait compris qu’Ambre portait le Cœur de la Terre. Le Tourmenteur avait fouillé ses souvenirs. Était-ce encore le cas cette fois ? Matt n’en était pas certain, la connexion s’étant faite par le biais d’une atmosphère parallèle, celle des esprits emprisonnés par leur croyance au moment de la Tempête. Matt n’avait pas senti qu’on le pénétrait, seulement qu’on l’aspirait, pour lui ronger l’âme. Non, le Tourmenteur n’était pas entré dans ses pensées. Matt se rassura.

– Calme-toi ! Tu es en sécurité, tu es à Neverland, tu te rappelles ?

Matt hocha la tête. Il avait la gorge sèche comme s’il n’avait pas bu une goutte d’eau depuis des semaines.

– Newton ! s’écria-t-il d’une voix rauque.

La voix de Lanz résonna un peu plus loin et Matt vit la bible renversée sur la pierre :

– Je crois qu’il est sauf, l’informa le gardien d’une voix atone. Je me suis précipité vers lui, il était retenu par un de ces mangeurs d’âmes, mais je crois qu’il ne s’attendait pas à ce que je débarque. J’ai… comment je pourrais dire ça ? Attrapé ? Oui, quelque chose dans ce goût-là, j’ai projeté mon esprit tout autour de celui du Newton et j’ai tiré en arrière de toutes mes capacités pour l’entraîner avec moi, aussi vite et loin que possible. Je crois que ça a marché. Juste avant que la connexion se rompe, nous nous sommes perdus dans l’éther, mais il n’était plus dans les griffes de ces monstres.

Matt poussa un long soupir.

– Je suis désolé, lâcha-t-il, contrit. Désolé de vous avoir entraînés là-dedans.

Matt était bien conscient des dangers qu’il venait de leur faire courir. Son plan pour établir la liaison avec Eden tombait à l’eau. Newton était probablement terrorisé, et Lanz désormais convaincu qu’il ne fallait surtout pas s’aventurer trop loin de sa cachette. Personne ne pourrait l’aider à joindre les Pans de l’autre côté de l’océan.

– J’ai vu ce qu’ils sont, confia Lanz sur un ton doux qui ne lui était pas familier. Tu as raison, Matt Carter : le monde ne doit pas basculer de leur côté. Ils sont contre-nature. À l’instant où je les ai sentis, presque contre moi, j’ai su qu’il ne pouvait y avoir que deux solutions à terme : leur triomphe ou le nôtre. Il n’y aura pas de demi-mesure, de compromis. Pas avec eux. Je vais t’aider. Nous allons trouver tes amis. Il faut lutter, parce que nous n’avons pas d’autre choix. Nous devons nous organiser. Je vais commencer par rechercher Newton. Ensemble nous parviendrons à contacter Eden.

Matt releva la tête. Il n’en croyait pas ses oreilles.

Le visage de Lily se décrispa et elle finit même par lui offrir un sourire.

L’aile nord du château était en partie occupée par les nouveaux arrivants, chaque étage découpé en une série de chambres et salles de bains, et disposait d’un petit salon pour se retrouver sans avoir à rejoindre le grand réfectoire. Matt y rejoignit Chen, Tania, ainsi que Archibald et Clara qu’Orlandia avait réunis. La nuit était tombée depuis un moment et la plupart des Pans dormaient ou étaient au repos dans leurs chambres.

Orlandia souffla sur les braises de la cheminée après y avoir ajouté une bûche, et les flammes reprirent vie. Confortablement installés dans des canapés, sous de vieilles couvertures, les adolescents écoutèrent attentivement le récit de Matt, seulement interrompu par les crépitements du feu et les craquements de la charpente ou de la passerelle qui filait au-dessus de leur tête pour relier deux tours. Un chat dodu, blanc et gris perle, s’invita et, sans rien demander, se lova sur les genoux de Clara qui se mit à le caresser, provoquant une série de ronronnements et d’étirements de pattes.

– Tu crois que Tobias et Ambre sont entre les mains de Ggl ? fit Chen d’un air dégoûté.

– J’espère que non.

Matt eut un pincement au cœur. La simple évocation de cette idée lui était insupportable. Il ne pouvait rien faire d’autre que rester confiant en ses amis.

– Et si Eden n’a rien à nous dire pour nous aider à lutter contre Entropia ? interrogea Archibald, quand Matt se tut.

– C’est vrai, approuva Tania, il n’y a aucune raison pour qu’ils en sachent plus que nous.

– Sauf qu’ils sont peut-être en plein dedans.

– Et alors ? Nous avons été dedans et cela ne nous a pas permis d’en apprendre plus.

– Au moins savoir s’ils sont en vie.

– Ils auraient dû venir avec nous, regretta Chen, tout bas.

– La fuite n’est pas une solution, objecta Archibald.

– Une fuite permanente nous conduirait aux confins du monde, ajouta Matt, pour y attendre Entropia, une fois de plus.

– Stop ! ordonna Clara avec sagesse. Nous avons déjà eu ce débat mille fois et il a été finalement tranché. Neverland est en train de se préparer à la résistance. Orlandia, Archi et moi avons sondé les survivants du Vaisseau-Vie toute la journée, et la grande majorité est pour rester et lutter à leurs côtés.

– Chacun doit s’entraîner, approuva Orlandia, et les Kloropanphylles vont commencer dès demain matin. Tous les volontaires seront les bienvenus.

Matt s’enfonça dans son siège. Il ne partageait pas la détermination de ses camarades. Il pensait que Ggl était une entité bien trop puissante pour être affrontée, mais il n’avait pas d’autre solution à proposer.

– Vous avez discuté avec les habitants de Neverland, demanda-t-il, pour savoir ce qu’il y avait dans la région ?

– C’est un coin sauvage, expliqua Tania. Très sauvage. Et ça ne s’est pas amélioré avec le temps. Un petit village d’adultes, tout proche d’après ce que j’ai compris, a été détruit.

– Par Neverland ?

– Non, je ne crois pas. Mais ils ne sont pas très bavards à vrai dire. Ils entretiennent une relation curieuse avec les adultes de la zone franche, une sorte d’attirance-répulsion. Ils les craignent mais font parfois du commerce avec certains, et en côtoient d’autres pour des échanges d’informations. Il y a beaucoup de bizarreries dans ce secteur.

– Des bizarreries ? releva Matt.

– Oui, des changements étranges, insista Tania, dans la nature mais aussi chez les hommes. Le rift les a séparés de Oz et de son influence néfaste, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils soient amicaux et dénués d’anomalies depuis la Tempête. J’ai entendu des rumeurs dans les couloirs à propos d’hommes-animaux !

– Moi aussi ! confirma Chen avec autant d’enthousiasme que de crainte. Ils les appellent les Transhumains.

Tania approuva et enchaîna :

– Les adultes par ici sont agressifs, dangereux, certains Pans de Neverland affirment même qu’on ne doit jamais leur faire confiance, mais ils n’attaquent pas les enfants à vue. En tout cas pas ceux des villages du sud et de Mangroz.

– Un peu comme Eden et les hommes du roi Balthazar, résuma Matt.

– En nettement moins clair, corrigea Clara. Chez nous, la situation est divisée entre le territoire des Pans et celui des Maturs. Ici, c’est plus explosif, différents clans adultes ne s’entendent pas les uns avec les autres, il y a des… Transhumains et d’autres choses encore, les villes-comptoirs du sud, dont Mangroz est la plus importante, sont toutes indépendantes et infestées de pirates qui se font la guerre, et je ne parle pas du nord qui semble encore plus diabolique ! Non je crois que la zone franche est un sacré panier de crabes dans lequel il est dangereux de s’aventurer. Sortir de Neverland n’est pas conseillé.

– Le territoire de Neverland s’étend jusqu’où ? demanda Matt.

– Quelques kilomètres autour du château seulement. Gaspar a insisté pour nous dire que si nous pouvions nous promener en toute sécurité dans le château, il n’en était absolument pas de même dans les forêts alentour. Quand ils partent à la chasse, ils sont plus nombreux pour assurer leur protection que pour la chasse elle-même !

Matt cherchait des solutions. Il avait entendu les Représentants assurer qu’il était inutile d’envisager une alliance avec les autres habitants de la zone franche, personne ne voudrait. Ils n’avaient nulle part où fuir, aucune arme particulière, pas de plan ingénieux, rien pour lutter contre Entropia. Sa brume finirait par leur tomber dessus, et ils ne pourraient que se battre contre des hordes de créatures monstrueuses avec l’espoir que leur résistance finirait par lasser Ggl qui quitterait ce territoire irréductible.

Matt secoua la tête, il ne croyait pas une seconde à l’issue favorable de ce scénario. Il avait arpenté Entropia, il avait senti la détermination froide et implacable de Ggl lorsqu’il avait plongé dans le Tourmenteur. Il savait qu’il n’était que détermination, un vecteur infini né pour se prolonger sans cesse. Ce qui s’était passé dans le confessionnal quelques heures plus tôt le lui avait rappelé.

Il serra les poings. Attendre d’hypothétiques nouvelles d’Ambre et Tobias allait le rendre fou, mais il ne pouvait partir dans leur direction, le territoire était trop vaste ; s’ils étaient en vie et en fuite, ils se croiseraient sans se voir et lui-même risquait de tomber entre les griffes des Ozdults ou pire…

Matt était un pragmatique. Il avait besoin de solutions. Armer et entraîner Neverland face à Entropia n’en était pas une à ses yeux. Il fallait autre chose.

Le dernier Cœur de la Terre.

Trois grains de beauté un peu singuliers sur la peau d’Ambre, trois emplacements. Un sous le sein gauche, celui du Cœur de la Terre des Kloropanphylles, un grain de beauté sur l’intérieur de la cuisse droite, pour le Cœur qui avait été assimilé par Ggl, puis le dernier, quelque part dans l’intimité d’Ambre, là où Matt n’avait osé aller. Mais sans le Testament de roche, comment pouvaient-ils localiser précisément son emplacement sur Terre ?

Matt ferma les yeux. Il leur fallait ce dernier Cœur de la Terre. C’était l’unique chance de survie. Il n’en voyait pas d’autre. Neverland pourrait tenir, un temps, une résistance coûteuse en vies à n’en pas douter, mais Neverland ne pourrait triompher.

Pour autant, Matt n’envisageait pas un voyage jusqu’à la cité Blanche en quête du Testament de roche. C’eût été de la folie. Un piège du Buveur d’Innocence pour les attirer à lui.

Il regarda ses amis échanger leurs points de vue, partager leur sentiment sur ce qui était une priorité, sur la façon de faire pour se défendre et, durant l’heure qui suivit, il se sentit loin, très loin de ces débats.

Cette nuit-là, lorsque Matt réussit à trouver le sommeil, il fit un rêve.

Ambre était contre lui et ils s’embrassaient langoureusement, avec tendresse et passion. Ambre se déshabillait et se posait, nue, contre lui. Pourtant, Matt était incapable de la caresser car tous deux flottaient au-dessus d’une gigantesque carte du monde tracée sur un ancien parchemin jauni. Les lignes noires des côtes, des pays, des montagnes et des fleuves les entouraient et dansaient sous eux, hypnotisant Matt plus encore que les courbes sensuelles d’Ambre. Trois points lumineux brillaient sur la carte telles des pierres précieuses retenant les reflets de lanternes.

Une émeraude scintillait de l’autre côté du grand océan.

Un saphir réfléchissait les flammes au-dessus de l’Europe de l’Ouest.

Et un rubis irradiait l’est, loin, très loin sur les bords de la carte pourtant immense. Matt était partagé entre les baisers suaves d’Ambre et l’éclat chaud du rubis.

Lorsqu’il se réveilla, ses tempes bourdonnaient et il était en sueur, terriblement excité.

Les traits de la carte géante ondulaient encore devant ses yeux, comme si les nations se superposaient lors d’un tremblement de terre apocalyptique, couverts par les reflets verts, bleus et rouges des pierres précieuses. Matt était incapable de définir avec précision l’emplacement du rubis. Pourtant son esprit bouillonnait. Il couvait une idée. Folle.

Ambre venait de lui offrir une solution.

La seule qu’ils avaient encore.

Mais pour cela, il fallait qu’elle vienne jusqu’à lui. Qu’elle survive à Entropia.