59.
Confessions nocturnes
Au premier étage de la grange, là où était entreposée la paille qui servait autant aux animaux qu’à rembourrer les matelas, Matt avait débusqué un trou dans le mur, entre deux lattes, pour garder un œil sur l’auberge. Il avait vu le premier groupe arriver et s’introduire sans bruit par l’arrière. Hélas, ils étaient très en avance et Matt avait un moment craint que son plan n’échoue, avant que les autres surgissent. Mieux encore, plutôt que prendre le même chemin que les précédents, ceux-là s’étaient hissés par les fenêtres. Des bruits de combat et des cris avaient suivi qui avaient allumé toutes les lanternes du DAHU SAVOUREUX.
Matt s’en voulut pour Marco. Il avait peur de lui attirer des ennuis, mais le jeune aubergiste avait insisté pour continuer. « Au contraire même », avait-il dit lorsque Matt et lui avaient envisagé la ruse. « Tout le monde en ville parlera bientôt de ce qui s’est passé au DAHU SAVOUREUX et ce sera une publicité gratuite ! » Cependant Matt supposait qu’il disait cela pour les rassurer et les aider. Il s’était trompé sur son compte. Marco était un Pan qui avait grandi et qui était heureux parce qu’il avait trouvé sa place. Peu importait que cela soit à Neverland ou à Mangroz, ce qui comptait c’était de se sentir bien, chez soi.
– Ils se battent ? demanda Tobias par-dessus son épaule.
Matt hocha la tête.
– Lily avait raison, concéda-t-il, ces deux factions-là sont constituées de gros durs hargneux et crétins. Dès qu’on les met dans la même pièce, la moindre étincelle y met le feu. Ils dorment, en bas ?
– On dirait.
Matt se demanda comment ils pouvaient faire. Il était bien trop stressé pour fermer l’œil, mais ses amis lui faisaient confiance. Son plan leur avait paru fiable, aussi insensé fût-il ! Par le biais de Marco, ils avaient fait passer des informations jusqu’aux deux plus grosses agences de collecteurs, les pires ennemis, pour les attirer face à face. Semer un peu la zizanie, brouiller les pistes, pour que, le lendemain, les mercenaires passent plus de temps à comprendre ce qui s’était passé qu’à les rechercher eux. Si les deux principales factions en charge de les pourchasser s’entretuaient, ils auraient une chance de passer entre les mailles du filet. Un stratagème dont Matt espérait qu’il allait leur offrir un répit d’une ou deux journées pour qu’ils puissent affréter leur navire.
À présent que les hommes s’écharpaient, que le sang coulait, Matt s’en voulut presque d’avoir été si loin. Il n’avait souhaité la mort de quiconque. Avec un peu de recul, son plan lui paraissait simpliste, presque naïf. Pourquoi personne ne le lui avait fait remarquer ?
Parce qu’ils voulaient que quelqu’un fasse quelque chose, prenne une décision, et personne ne savait quoi faire…
Maintenant que les Pans se sentaient à peu près en sécurité, dissimulés au milieu des chèvres, des moutons, des poules et des lapins de la grange, leur épuisement avait eu raison de leurs dernières résistances et ils ronflaient doucement.
– Il va y avoir des morts, non ? demanda Tobias.
– Sûrement.
– C’est moche.
– Pas plus que de vouloir vous trancher la main, tu ne crois pas ?
Tobias réfléchit un instant puis approuva :
– Pas faux.
– Mais je suis d’accord avec toi, c’est…
– Tu crois pas qu’avec ce grabuge, les soldats locaux – ou je ne sais qui – vont vouloir tout inspecter, jusqu’ici ?
– Marco a dit que non, répéta Matt. Les affrontements entre collecteurs sont fréquents, la milice des Guildes va descendre contrôler le problème et ce sera tout.
– J’espère.
– Et toi, tu n’arrives pas à dormir ?
– Non.
– Stressé ?
– Un peu. J’ai eu peur aujourd’hui dans cette Banque des Cendres. J’ai bien cru qu’on ne ressortirait jamais. J’en ai marre de tout ça, ces aventures où on ne sait jamais de quoi sera fait le lendemain, où on risque sa peau chaque jour. Et puis… J’ai eu peur de ne jamais vous revoir, Ambre et toi.
– Je sais, Toby. J’ai ressenti la même chose.
– Je vais aller au bout, avec vous, parce qu’on est… la Sainte Trinité des Héros Débiles (Matt pouffa doucement) et qu’on ne doit pas briser cette alliance. À la vie, à la mort. Mais justement, je préférerais que ce soit seulement « à la vie ». Et avec tous les défis qu’on relève en permanence, je ne me leurre pas, un jour ça finira mal.
Matt approuva en silence.
– T’inquiète pas, poursuivit Tobias, je ne vais pas lâcher ce qu’on a commencé. Mais après, je crois que… Je sais pas. C’est bête ce que je dis puisqu’on sait même pas ce qui nous attend au bout de ce voyage, si même on y survivra, et si Entropia ne nous dévorera pas. Tout ça est un peu décousu, c’est vrai, mais en tout cas, si on survit, eh bien moi je m’installerai quelque part dans un coin tranquille, et je n’en bougerai plus. Plus jamais. Et si ça pouvait être avec toi et Ambre pas loin, ça ferait de moi le garçon le plus heureux du monde.
Matt entoura doucement les épaules de son ami.
– Je l’aime bien ton plan, moi.
Le front de Tobias s’appuya contre celui de Matt.
– Ouais, moi aussi.
Ils restèrent ainsi un moment, pendant qu’à l’auberge on constatait le carnage et que des miliciens débarquaient pour évacuer les corps. Une dizaine d’hommes en tout se succédèrent pendant plus d’une heure avant que le calme ne retombe. Il devait être quatre heures du matin, estima Matt.
Tobias ne dormait toujours pas et, comme Matt n’était pas capable de décrocher non plus, il lui demanda en chuchotant :
– C’était comment Basse-cul ?
Tobias haussa les sourcils dans l’obscurité.
– Imagine une société où les riches habitent dans les hauteurs, et où ils contrôlent tout sans rendre de comptes ; imagine qu’en dessous il y a la petite-bourgeoisie qui fait tourner les affaires et qui ne veut surtout rien partager pour ne pas risquer de perdre quoi que ce soit ; imagine qu’en bas il y a les petites mains, les indigents, ceux qui ne font que passer et dont personne ne veut, tu vois ce que ça peut donner ?
– Mangroz ?
– Et maintenant imagine que, derrière tout ça, il y a un endroit où les égouts se déversent, un endroit où les habitants ne peuvent que se nourrir de ce qu’ils y trouvent, des personnes qui vivent les uns sur les autres, dans la peur et les privations. Ils ne sont rien, n’ont droit à rien. Le batelier disait que c’était pire qu’un bidonville et il avait raison. Avec Chen et Tania, on n’a fait qu’apercevoir Basse-cul, on n’y est pas entrés, mais ça nous a suffi pour comprendre que c’est l’enfer sur terre.
– À ce point-là ?
– Oh oui ! Je sais pas comment des êtres humains peuvent accepter de vivre dans des conditions pareilles.
– Mangroz finira par éclater.
– Si rien ne change, c’est certain, mais ça prendra du temps. Une fois mon père m’a dit que les révolutions naissent à cause de l’indignation, mais elles n’explosent véritablement qu’avec l’effet de foule. Il faut être beaucoup. Si les Maîtres-Guildes contrôlent la population de Basse-cul, alors ils resteront tranquilles.
– Contrôler ? Tu veux dire… en tuer pour qu’ils ne grossissent pas ? C’est abject !
– Oh, pas besoin de se salir les mains, suffit d’agir de l’intérieur, faire en sorte qu’ils s’entretuent régulièrement. Et avec ceux qui n’ont rien, c’est aisé ! Leur équilibre quotidien est tellement fragile qu’à la moindre secousse ils s’embrasent. Et en général, ils commencent par se massacrer entre eux ! Contrôle de la masse d’une population.
– Toby ! Comment tu peux dire ça ?
– Je dis pas que je suis d’accord, au contraire ! Je te dis juste que c’est comme ça !
Matt demeura silencieux un moment.
– Comment tu peux penser à des trucs pareils ? demanda-t-il.
– Mon grand-père était un Black Panther, alors j’en ai entendu des discours révolutionnaires sur la manipulation par les puissants !
Matt n’en revenait pas.
– C’est la première fois que tu me le dis.
– On n’a jamais vraiment parlé de ça. Avant on se voyait pour commenter nos parties de jeux ou pour se montrer des séries télé, on discutait de films, de dragons, de sport, et toi et Newton, parfois, de filles. C’est tout. Et depuis la Tempête, c’est vrai que nos sujets de conversations sont plus centrés sur la survie.
Matt acquiesça.
– Oh merde, dit Tobias, on vieillit. On se met à parler de trucs chiants, des trucs de vieux !
Matt se mit à rire. Tobias n’avait pas tort, et en même temps c’était devenu leur vie, que pouvaient-ils y changer ?
Il s’adossa contre le mur, plein de cette idée. Changer leur existence. Balayer tout ce qu’ils vivaient pour retourner à l’époque de New York la grande, des parents, de l’école. Sans ses nouveaux amis. Sans Ambre. Mais avec un avenir. Un futur bâti autour d’un métier, puis d’une famille. Pour gagner sa vie, pour l’étoffer.
Finalement, il s’interrogea longuement. N’était-il pas plus heureux maintenant ? Il s’endormit sur cette interrogation.
Le bruit des bottes claquant sur l’écorce de la chaussée réveilla les Pans dans la grange. La basse-cour avec laquelle ils partageaient l’espace les avait empêchés de dormir en paix à cause du bruit et de l’odeur, et ils revinrent à eux lentement, extirpés d’une nuit éprouvante.
Tobias secoua Matt :
– Réveille-toi ! Débout ! On a un problème !
Matt ouvrit les yeux difficilement. La lumière du jour qui parvenait à se frayer un passage à travers la végétation filtrait entre les planches de la grange. En découvrant le visage de Tobias au-dessus du sien, Matt comprit qu’il se passait quelque chose de grave.
– Quoi ?
– Viens, regarde !
Il le plaqua contre l’interstice qui leur servait de fenêtre et les dernières vapeurs du sommeil se dissipèrent d’un coup.
Une dizaine d’hommes armés encerclaient l’auberge et une partie de la grange, barrant le passage, et d’autres semblaient occupés à l’intérieur de la petite maison. Ils recherchaient quelque chose ou quelqu’un.
Sur le parvis, un soldat parlait avec Marco et le menaçait.
Matt reconnut de suite la femme qui se tenait derrière l’interrogateur et qui affichait un sourire satisfait.
C’était l’une des serveuses qui travaillaient avec Marco.
Ils avaient été trahis.