17.
La nuit à Bruneville
La mort n’était pas un autre monde.
La mort n’était pas un voyage étrange le long d’un interminable tunnel de lumière. Du moins c’est ce que crut Ambre sur le coup.
La mort n’était pas un véritable bouleversement. Pas de douleur particulière, pas de contraction de l’esprit, ni de projection de l’âme. Ambre était morte sur le coup. Ce qui la surprenait le plus dans ce passage vers l’au-delà, c’était sa simplicité. Et aussi de ressentir encore toutes les sensations de son corps ! Les tremblements de ses bras, la barre de bois qui s’enfonçait dans la chair de ses paumes…
Quelque chose glissa sur sa poitrine et l’entraveur chuta à ses pieds.
Ambre prit une profonde inspiration en réalisant que Ti’an avait réussi son tir.
Elle respirait. Elle vivait.
La chaleur affluait de nouveau, inonda ses membres, se propagea depuis ses entrailles. La boule de feu qui tournoyait dans le bas de son ventre se réveillait.
En un instant, Ambre se reconnecta à ses sensations, à son altération, et, la seconde suivante, elle devinait les particules invisibles qui glissaient dans l’air sous ses jambes et autour d’elle. Elle lança une impulsion nerveuse vers elles et se tint debout, flottant à cinq centimètres du sol.
Lorsqu’elle se retourna vers Ti’an, celui-ci s’illumina de joie. Il transpirait, tant il avait eu peur de la tuer.
Ambre tendit la main vers la barre qui refermait la porte du Kloropanphylle et son altération la fit se relever. Aussitôt libéré, il s’empressa de venir faire de même pour la serrer dans ses bras.
– Qu’est-ce que je suis content de te voir en vie !
– Et moi donc ! Allez, viens, il faut filer avant que quelqu’un ne descende et trouve ce crétin allongé ici.
Ti’an lui fit signe d’attendre et il tira le gardien jusque dans sa cellule où il l’enferma.
– On ne sait jamais ! Avec un peu de chance, personne ne le trouvera avant demain matin ! Tu as un plan pour quitter la ville ?
Ambre acquiesça et l’entraîna vers la trappe secrète. Elle était fière d’elle, étudier chaque recoin lors de ses sorties avait été une excellente idée. Elle savait par où passer pour être la plus discrète possible. Elle avait repéré les cuisines et la porte de service vers la cour arrière.
Ambre avait pris la main de Ti’an et elle le tira dans les escaliers, puis le poussa dans l’ombre entre deux tapisseries lorsqu’ils entendirent quelqu’un approcher. La silhouette floue d’un serviteur du palais fila au loin. Ils continuèrent à se faufiler, se cachant dans des lourds rideaux ou entre deux imposantes armoires lorsqu’un Ozdult surgissait, mais à cette heure de la nuit le palais était calme et il fut aisé d’atteindre les cuisines sans se faire repérer.
– Sais-tu où est Kidion ? demanda-t-elle lorsqu’ils furent enfin seuls.
– Non, ils sont venus le chercher et… je ne l’ai plus revu.
Malgré la pénombre, Ambre lut la colère sur le visage du Kloropanphylle.
– Tu crois qu’il est…
Il hocha la tête.
Ambre ferma les yeux un court instant, son ventre se creusa.
Kidion était parti pour l’usine à Élixir de Morkovin.
– Les salauds…, lâcha-t-elle tout bas.
– Ambre, je voudrais faire payer le Maester.
– Ce n’est pas le moment.
– Il faut qu’il rende compte de ses atrocités.
– Ti’an, je comprends ce que tu ressens, mais crois-moi, ce serait de la folie que de se jeter dans la gueule du loup. Nous avons une chance de pouvoir fuir, il ne faut pas la gâcher.
Ti’an était contrarié. Il éprouvait une telle rage à l’encontre des Ozdults qu’Ambre se demanda s’il n’allait pas lui faire faux bond. Mais le garçon se ressaisit et releva la tête. Il acquiesça.
– Je te suis.
Ambre lui caressa la joue.
– Très bien.
Elle s’affaira ensuite dans la cuisine pour trouver un sac de toile qu’elle remplit à ras bord de vivres puisés dans les caisses et sur les poutres pour les jambons qui séchaient, bientôt imitée par le Kloropanphylle qui se constitua une besace similaire.
– Si on vole des chevaux ce sera certes plus rapide pour s’éloigner de la cité, mais comment allons-nous passer les portes ? demanda-t-il avant de sortir.
– Nous n’allons pas voler de chevaux.
– Dans ce cas, ils nous rattraperont !
Ambre fit signe que non, s’empara de deux capes suspendues à un clou pour qu’ils s’en enveloppent et l’entraîna à l’extérieur par la petite porte de service qui était seulement verrouillée par une barre. Dehors, un garde était assis sur un tabouret sous une arche de pierre et Ambre en repéra un autre, tout en haut d’une tourelle. S’ils se débrouillaient bien, ils pouvaient passer dans l’ombre des hauts murs sans se faire remarquer. En revanche, celui qui veillait sur la sortie vers la rue était incontournable.
Ambre et Ti’an se rapprochèrent autant que possible, le Kloropanphylle marchant sur la pointe des pieds, et lorsqu’ils furent tout près du soldat à demi assoupi, la jeune femme se concentra sur son altération pour soulever la hache qui pendait à la ceinture du garde. Le mouvement le réveilla et il écarquilla grands les yeux en découvrant son arme qui gravitait devant lui. Il ouvrit la bouche pour hurler mais la lourde poignée lui cogna le crâne une première fois, le faisant vaciller, puis une seconde fois plus fort encore pour l’assommer. Les deux adolescents le rattrapèrent avant qu’il ne s’écrase sur le pavé et l’allongèrent en silence.
En haut de sa tour, le guet n’avait rien entendu, rien vu.
La rue était déserte. Plusieurs lanternes brûlaient au-dessus des portes, diffusant une pâle clarté qui remplaçait la lune masquée par les nuages noirs.
Ti’an allait s’engager sur la chaussée lorsque Ambre le retint par le bord de sa cape.
– Attends ! Rappelle-toi qu’Entropia est ici, dit-elle tout bas, nous ne devons surtout pas nous faire repérer par ses maudits corbeaux espions !
Elle désigna alors une petite forme sombre posée sur le rebord d’un toit, à une quinzaine de mètres.
– J’ai peur qu’il y en ait partout, ajouta-t-elle. Ce sont les mouchards de Ggl !
– Qu’est-ce qu’ils recherchent ? Toi ?
– J’espère que non ! Peut-être que c’est juste pour avoir un œil sur la ville. Viens, passons par là.
Ambre prit la direction opposée au corbeau et ils filèrent en rasant les murs, essayant de se fondre dans les ombres, capuche rabattue sur la tête, dos courbé. À chaque carrefour, ils s’assuraient qu’aucun oiseau de malheur n’était posté en hauteur. Ils en croisèrent deux autres qu’ils purent éviter en prenant des contre-allées et en faisant des détours. Ils n’étaient pas assez nombreux pour quadriller toute la ville.
Les deux adolescents progressaient sans bruit lorsque Ambre passa au-dessus d’une grille d’égout. Quelque chose bougea dessous, dans les profondeurs, et elle sursauta avant de se rapprocher doucement et de se pencher.
– Qu’est-ce que tu fais ? s’alarma Ti’an.
– Je crois qu’il y a quelqu’un là-dedans, murmura-t-elle.
– C’est pas le moment de s’en assurer ! Allez viens !
– Attends…
Ambre voulait vérifier. Les égouts étaient un réseau idéal pour se déplacer sans être vu, elle l’avait constaté à Babylone ! S’ils pouvaient y descendre, alors ils n’auraient plus à craindre les espions ailés de Ggl.
Elle avait presque le nez contre la grille lorsqu’un nouveau bruit résonna en contrebas.
C’était un raclement. Quelque chose circulait dans le tunnel sous leurs pieds, une forme immense. Elle rampait et Ambre attendit presque une minute entière pour qu’elle soit totalement passée.
– Qu’est-ce que c’est ? osa Ti’an peu rassuré.
– Je n’ai rien pu voir, mais à l’entendre on aurait dit une sorte de ver géant…
– Moi, je ne descends pas là-dedans !
Ambre leva la main aussitôt pour le faire taire. Il y avait autre chose. Des murmures se rapprochaient. Cette fois elle s’écarta de la grille pour ne pas être visible et tendit l’oreille.
Quelqu’un parlait d’une voix aiguë. Elle risqua un œil pour en voir un peu plus, mais tout ce qu’elle perçut fut un groupe de silhouettes claudicantes, assez petites, qui suivaient le ver à bonne distance.
Elle repoussa Ti’an et l’entraîna dans une ruelle adjacente.
– Mauvaise idée les égouts ! concéda-t-elle. On dirait que ça pullule de serviteurs entropiques !
– Ambre, je crois que tu te trompes, la sortie la plus proche de la ville est par là !
– Je sais, mais nous ne partirons pas sans Tobias.
– Chez les Colvig, c’est ça ? Et où est-ce ?
– Je l’ignore.
Cette fois Ti’an s’arrêta net.
– Mais je sais qui peut nous aider, allez, viens, la nuit va être courte !
Ils n’avaient pas fait cent mètres que Ti’an plaqua Ambre dans le renfoncement d’une porte.
Trois fantassins entropiques venaient d’apparaître au croisement de deux rues. Ils marchaient penchés en avant, leur horrible faciès déformé par des pinces ou des tentacules. En les apercevant, Ambre sut avec certitude que ces êtres à la peau huileuse avaient été des enfants autrefois. Des adolescents pleins de vie, comme elle. Était-ce les victimes d’Entropia ? Des Pans du Québec, du nord de l’Amérique, de l’Angleterre ? Probablement…
Un frisson de terreur lui parcourut l’échine tandis qu’elle réalisait ce qui les attendrait s’ils se faisaient capturer par Entropia.
Suivant les fantassins à l’instar d’un impressionnant tank, une grosse araignée velue apparut, ses pattes dodues et hirsutes pianotant sur le pavé en cliquetant, suivies par son gros abdomen écœurant. Elle remplissait la moitié de la chaussée.
La patrouille immonde s’éloigna et Ambre dut se forcer à reprendre la route pour ne pas se recroqueviller dans son coin et y passer le reste de la nuit, terrorisée.
Ils virent d’autres fantassins, souvent escortés par un insecte colossal, parfois au pied d’un bâtiment, d’autres fois à une intersection. Ils occupaient la ville et guettaient le moindre signe d’activité, mais personne n’était assez fou pour s’aventurer dehors dans la nuit. Sinon deux adolescents inconscients.
Nous n’avons pas le choix, se corrigea Ambre. Ce n’est qu’une question de jours, peut-être d’heures, avant qu’un Tourmenteur ne s’aperçoive de ma présence ici.
Elle conduisit le Kloropanphylle jusqu’au pied d’une tour massive surmontée d’une grande horloge et, à l’aide de son altération, elle parvint à ouvrir la porte d’entrée. Ils se réfugièrent dans le hall comme deux naufragés fuyant une mer déchaînée lancée à leur poursuite. L’odeur de la cannelle rassura Ambre, ils étaient au bon endroit.
– Où est-ce qu’ils peuvent bien enfermer leurs esclaves ? demanda-t-elle. Au sous-sol j’imagine…
Ils se mirent en quête d’un escalier, progressant doucement pour ne pas risquer de renverser un des nombreux objets qui décoraient l’habitation de l’officier de la garde. Après s’être cognée plusieurs fois, Ambre décida d’allumer une petite bougie et ils explorèrent le rez-de-chaussée sans trouver le moindre passage vers un sous-sol. Ambre entraîna alors son compagnon vers le grand salon où elle avait passé du temps, et là elle désigna un grand sac en toile de jute et une lanterne à graisse :
– Ramasse tout ce qui pourra nous servir et prends les couvertures là-bas !
Pendant ce temps, elle s’approcha d’une longue table où elle avait remarqué plusieurs plans de la ville et des cartes de la région lors de sa précédente venue. La plupart des rouleaux étaient encore là, posés côte à côte. Elle les superposa et en fit un épais cylindre qu’elle enfouit dans sa besace. Ti’an, qui l’avait vue du coin de l’œil, secoua la tête :
– Tu devrais n’en prendre qu’une ! Ils mettront plus de temps à réaliser qu’ils ont été volés !
– Justement, je veux qu’ils s’en rendent compte !
– Pourquoi ?
– Ça fait partie du plan.
Ti’an la vit passer devant lui sans rien ajouter et s’enfoncer dans un corridor en posant l’oreille contre plusieurs portes. Elle était certes mystérieuse, mais il fallait reconnaître que, côté discrétion, jamais il n’avait rencontré plus performant ! S’il n’y avait eu la bougie qu’elle tenait du bout des doigts, il aurait été impossible de la percevoir.
Après avoir sondé plusieurs pièces, elle fit signe à Ti’an de la rejoindre.
– C’est là, dit-elle quand il fut à ses côtés.
– Comment tu le sais ?
– C’est la seule qui est fermée de l’extérieur, ajouta-t-elle en désignant le verrou qu’elle fit coulisser.
Ambre leva la bougie devant elle, le cœur battant.
Deux formes étaient recroquevillées sur des paillasses. Elle reconnut sans peine Elora et le garçon ombiliqué. La pièce était petite, à peine un placard, et sentait le renfermé ainsi qu’une odeur plus âcre. Au fond, un pot en faïence servait de toilettes.
Traités comme des bêtes, enragea Ambre. Pire que des bêtes !
Elora se réveilla d’un bond lorsque Ti’an fit grincer le plancher. Elle avait le regard effrayé et il fallut plusieurs secondes pour qu’elle reconnaisse Ambre et que son expression se transforme.
– Je le savais ! dit-elle tout bas. Vous êtes là pour nous sauver ?
Ambre lui fit signe de se lever.
– Nous n’avons pas beaucoup de temps. Comment s’appelle le garçon ?
– Chris. Mais il est… Tu sais, il a un anneau ombilical. Il n’est plus du tout comme avant. On dirait un zombie maintenant.
– Il vient tout de même, réveille-le. Ti’an va l’aider à marcher.
– Tu as retrouvé Tobias ? Matt est là aussi ? L’Alliance des Trois est en ville ? Vous allez renverser les Ozdults ?
Ambre se rendit compte qu’Elora caressait des espoirs fous.Elle l’avait aidée après l’avoir reconnue parce que la plupart des Pans du Vaisseau-Vie connaissaient l’Alliance des Trois et leurs prouesses face aux Cyniks et à Malronce. Mais ils s’imaginaient toujours que l’Alliance des Trois était synonyme de miracles. Aux yeux de certains, Ambre le savait, elle avait un statut digne d’une héroïne glorieuse, bien trop lourd à porter.
– Non, nous allons sauver nos peaux et c’est déjà beaucoup, trancha-t-elle.
Ti’an invita Chris à le suivre, et face à l’apathie de l’adolescent, il prit son bras et le passa sur ses épaules pour l’entraîner.
Elora allait filer par un petit escalier en colimaçon lorsque Ambre l’arrêta :
– Les Colvig, tu sais où ils sont en ville ?
– Oui.
– Il faut récupérer Tobias.
– Je vais vous guider.
Ti’an s’interposa entre les deux filles :
– L’aube va se lever dans quelques heures, il faut que nous partions sans tarder sinon ils nous rattraperont ! Nous n’avons pas beaucoup d’avance !
– Je le sais, répondit Ambre. C’est pour ça que nous ne quittons pas la ville.
– Quoi ? Mais… On ne tiendra pas une journée là-dehors ! Tu as vu ce qui se promène dans les rues ? Et avec le lever du soleil, les soldats de Morkovin vont nous traquer partout !
Ambre l’ignora et se pencha pour demander à Elora :
– Des outils ? Tu sais où on peut en trouver ?
– Oui, dans l’établi derrière la cuisine.
Ti’an fixait Ambre avec ahurissement.
– C’est pour le garçon, dit-elle. Moi vivante, aucun Pan ne gardera son anneau ombilical.
Et elle s’engouffra sans bruit dans l’escalier.