3.

Le mur qui parle


Ambre était secouée à chaque pas.

L’épaule du Glouton qui la portait s’enfonçait chaque fois plus profondément dans son ventre. Elle se força à rouvrir les yeux, le crâne douloureux. La lumière du jour l’aveugla et la fit grimacer comme si des aiguilles s’enfonçaient sous son front. La violence du coup qui l’avait assommée résonnait encore.

Peu à peu, Ambre parvint à distinguer le décor.

On la portait sur une passerelle en bois.

Un Glouton immense.

Des chaînes entravaient ses poignets et ses chevilles, pour ce qu’elle en devinait, les maillons ne semblaient pas trop épais. Avec la puissance du Cœur de la Terre elle pourrait peut-être les rompre.

Mais la douleur pulsait de plus belle, l’obligeant à un effort constant pour ne pas sombrer à nouveau dans l’inconscience.

Elle essaya de se concentrer sur ce qu’elle voyait, pour occuper son esprit à autre chose que la souffrance.

Des murs de pierre. En mauvais état. Mais immenses. Une tour. Puis une autre. Ambre se trouvait dans un château médiéval, mal entretenu. Les ardoises de plusieurs toits étaient arrachées, fendues, ou couvertes de mousse. Elle sortait de ce qui devait être le donjon. Une brise soufflait, fraîche et chargée d’iode.

Le Glouton s’engagea sur le chemin de ronde, au sommet des remparts, et, entre deux créneaux, Ambre aperçut la mer qui léchait une côte de falaises escarpées en même temps qu’elle entendit le ressac s’écraser sur des rochers, tout près.

Elle n’était peut-être pas très loin du lieu du naufrage. Les Gloutons avaient dû la retrouver sur la plage. Elle ne se souvenait de rien.

S’enfuir ne serait pas très difficile, avec un peu d’ingéniosité et l’aide de son altération. Les Gloutons s’étaient certes améliorés depuis la Tempête, mais ils demeuraient tout de même très primaires. Se jouer d’eux ne serait pas compliqué. Mais pour aller où ? Comment retrouver Matt ?

Et s’il n’avait pas survécu au naufrage ?

Elle chassa aussitôt cette pensée. Matt était coriace. Il s’en était sorti. C’était obligé.

En contrebas, dans la cour boueuse, une horde de Gloutons s’affairait entre des monticules de détritus. Ambre réalisa alors qu’il s’agissait d’objets de l’ancien monde qu’ils entassaient là, probablement pour les trier et leur redonner une seconde vie. Puis l’odeur attira son attention. Un mélange suave, troublant.

Du coin de l’œil, elle distingua des foyers sur lesquels tournaient des broches de grande taille.

À peine eut-elle le temps de discerner ce qui rôtissait là que son esprit la lâchait. Pendant un bref instant, elle avait cru reconnaître une forme humaine. Assez petite. Un adolescent.

Une goutte d’eau lui martelait le crâne. Agressive et froide. Sur un rythme imperturbable, elle s’écrasait sur le front d’Ambre.

Ploc. Ploc. Ploc.

Peu à peu, elles lui avaient trempé le visage, les cheveux, dégoulinant sur ses paupières et ses joues.

Ambre revint à elle brusquement, un bourdonnement douloureux dans toute sa tête. Elle voulut porter la main à son visage mais son poignet fut stoppé en pleine course par la morsure d’un bracelet d’acier. Elle était enchaînée aux murs. Dans une petite pièce humide qui sentait très fort la moisissure, comme dans une vieille cave jamais aérée. Un filet de lumière tombait verticalement d’une minuscule meurtrière. Sol de terre battue, murs en pierre usée par le temps, et lourde porte de bois renforcée par des barres de fer rouillé.

Je suis dans un cachot. Dans les oubliettes du château.

Elle déglutit avec peine. Combien de temps était-elle restée inconsciente ? En usant du Cœur de la Terre, elle craignait d’avoir attiré des Tourmenteurs. Dans ce cas, c’en serait terminé d’elle.

Calme-toi. S’il y en avait dans la région ils seraient déjà là.

Elle avisa les entraves qui retenaient ses poignets et ses chevilles. Comment retrouver les autres Pans ?

Son cœur se recroquevilla tout au fond de sa poitrine et sa gorge se serra. Et s’il n’y avait plus d’autres Pans ? Si personne n’avait survécu au naufrage ?

Ambre secoua la tête. Elle ne céderait pas à la détresse, à l’abattement. Ce n’était pas elle. Même quand tout allait mal elle faisait front. Matt était forcément quelque part.

Quant à Tobias…

Elle balaya de son esprit les images de la cabine du pauvre garçon en feu. Elle devait se concentrer sur elle-même. Sur sa survie.

Elle scruta sa prison avec plus d’attention encore.

L’humidité ruisselait le long des murs, et gouttait du plafond par endroits, formant des petites flaques un peu partout. Il faisait froid, Ambre comprit que si elle restait ici plusieurs jours elle tomberait malade. Il lui fallait fuir, et rapidement.

Elle utilisa son altération pour donner une impulsion à son bassin, et se leva doucement, toute courbaturée par les efforts successifs que son corps avait endurés depuis plusieurs semaines, à dos de chien, pendant la fuite du Vaisseau-Vie en feu, et maintenant ici, couchée sur le bois, la roche ou la terre battue. Ses chaînes cliquetèrent quand elle s’avança en flottant à cinq centimètres du sol. Ne plus pouvoir marcher par ses propres moyens était dur à vivre, et chaque fois qu’elle y songeait, elle avait envie de crier de rage ou de sangloter, selon les jours. Mais ce n’était pas le moment. Elle ne pouvait se permettre de s’apitoyer sur son sort.

Elle put progresser d’un mètre avant d’être bloquée. Les bracelets de ses poignets étaient reliés à ses chevilles par des maillons plus fins que ceux qui la retenaient au mur, et qui sonnaient au moindre de ses pas. Dans un coin, Ambre remarqua une écuelle en bois et de minuscules ossements. Elle n’était pas la première à séjourner ici depuis l’occupation des Gloutons. La jeune femme vit alors les marques sur la pierre. Des traits verticaux, alignés, côte à côte. Il y en avait six. Comme six jours passés ici dans la pénombre. À attendre. À prendre froid. À accueillir la mort.

Ambre songea alors au corps qu’elle avait entr’aperçu sur la grande broche, en train de rôtir au-dessus des flammes de la cour. Était-il possible que les Gloutons…

La jeune fille serra les poings.

Ses amis ? Est-ce que les Gloutons dévoraient les rescapés du naufrage ?

Si c’est ça, je vais tous les…

Un chuintement dans son dos la fit se raidir.

Ambre avait inspecté la pièce, beaucoup trop petite pour qu’elle soit passée à côté d’une présence ! Elle fit volte-face aussi vite que ses entraves le lui permettaient.

Le bruit recommença, juste face à elle cette fois. Un appel. Léger.

Psssssssssssssst !

Il provenait du mur.

Ambre se rapprocha lentement, méfiante.

– Ambre ? C’est toi ? fit une voix étouffée.

– Qui est là ? demanda-t-elle.

– Chuuuut ! Parle moins fort ! Il ne faut surtout pas qu’ils nous entendent ! Ils ne veulent pas qu’on communique ! Ils nous frapperont s’ils le découvrent !

– Tu me connais ? Qui es-tu ?

Ambre n’en était pas sûre, mais cette voix lui paraissait familière. Pas au point de la reconnaître, cependant, elle le devinait, elle l’avait déjà entendue quelque part.

Elle se mit à inspecter le mur et se guida au son des mots pour s’en rapprocher.

– Tu vas bien ? Tu n’es pas blessée ?

La voix provenait d’un peu plus bas. Elle s’agenouilla et découvrit un petit trou dans le mur entre les deux grosses pierres.

Tout au fond, un œil la guettait.

D’un vert intense. Il brillait légèrement dans la pénombre.

Un Kloropanphylle ! s’enthousiasma Ambre. Et sa mémoire reconnut les intonations.

– Ti’an ? Ti’an, c’est toi !

– Chuuut ! Moins fort !

Elle était si heureuse d’entendre un être familier ! Ti’an l’avait accompagnée partout depuis la traversée de l’océan Atlantique. Sa présence lui réchauffait le cœur.

– Il y a d’autres survivants avec toi ? s’enquit-elle aussitôt.

– Je suis seul dans ma cellule, mais j’ai aperçu au moins une dizaine d’autres Pans et Kloropanphylles.

– Une dizaine seulement ? Oh mon Dieu… Sais-tu où nous sommes, Ti’an ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Je ne me souviens de rien !

– Dans un château des Gloutons. La nuit où le Vaisseau-Vie a coulé, les courants ont entraîné une partie des naufragés vers une presqu’île. C’est là que les Gloutons nous ont capturés. Mais j’ai vu des lueurs au loin, sur une plage, à bien deux ou trois kilomètres il y avait d’autres rescapés ! Tous n’ont pas été faits prisonniers.

– Tu as vu Matt ?

– Non.

– S’il fait partie de ceux qui se sont enfuis sur cette plage, alors il va venir, il ne nous laissera pas ici !

– Ambre…, écoute-moi. Tu dois savoir quelque chose.

Le ton de Ti’an venait de changer. Une triste résignation s’y exprimait.

– Quoi ?

– Il y a eu beaucoup de morts cette nuit-là. Vraiment beaucoup. Je le sais parce que j’ai nagé au milieu des… des corps. Et au petit matin, sur la plage de la presqu’île, j’ai vu les Gloutons en repêcher des dizaines. Et il en restait encore beaucoup. Partout. Je… Je crois que la plupart de nos amis sont… ils sont partis, Ambre. Pour toujours.

Ambre posa le front contre la pierre froide et humide.

– Ce n’est pas tout, reprit Ti’an. Les Gloutons, ils… ils mangent les cadavres. Ils les dévorent les uns après les autres. Et j’ai bien peur que lorsqu’ils auront terminé leurs réserves ils décident de nous… enfin, tu imagines ce que je veux dire.

– Nous allons quitter cet endroit, Ti’an. Si Matt ne vient pas nous chercher, alors j’utiliserai mes pouvoirs pour nous libérer et ce sera à nous de le retrouver.

– J’ai peur que nous n’ayons pas beaucoup de temps devant nous, ajouta le Kloropanphylle d’un air inquiet. J’ai surpris une conversation tout à l’heure. Demain ils reçoivent la visite de quelqu’un. Apparemment un haut personnage qu’ils attendent avec autant d’impatience que de crainte. Et d’après ce que j’ai compris, il vient pour nous.

– C’est un Cynik ?

– Je n’en sais rien.

Ambre recula et demeura silencieuse, pour réfléchir.

Puis elle posa les mains de part et d’autre du trou et demanda doucement :

– Tu as un moyen de communiquer avec les autres ?

– Il y a pas mal de fissures dans les murs, je peux essayer de faire passer un message.

– Alors dis à tout le monde de rester calme. Nous ne savons ni où nous sommes, ni quelle est la situation dehors. Ggl a absorbé le second Cœur de la Terre, Entropia est peut-être en train de ravager le monde. Nous ignorons où sont les autres survivants, il ne faut pas agir bêtement. Pas tant que nous ne saurons pas quoi faire.

– Tu as un plan ?

– Je crois bien, oui. Nous allons attendre ce personnage qui en impose tant aux Gloutons, et je trouverai un moyen de sortir d’ici pour aller lui parler.

– Mais si c’est un émissaire de Oz ?

– L’empereur Oz est mort.

– Le Buveur d’Innocence l’a remplacé ! Et s’il apprend que tu es encore vivante, il lâchera toutes ses armées sur toi !

– Pour ce que j’en sais, le Buveur d’Innocence est probablement déjà un esclave de Ggl, ou même mort. Non, il nous faut des informations, nous ne pouvons prendre le risque de fuir au hasard. Demain, j’irai voir ce curieux visiteur.

Ambre se laissa retomber dans son coin. Elle espérait de tout cœur ne pas se tromper. Elle se sentait perdue. Loin de tout.

Matt et Tobias lui manquaient terriblement.

Elle réalisa alors qu’elle ne reverrait plus jamais le second ; avec l’aide de son altération, elle ramassa ses jambes contre elle, les emprisonnant de ses bras, et posa le menton sur ses genoux.

Des larmes coulèrent sur ses joues, en silence.

Si elle ne réussissait pas à retrouver Matt, elle en mourrait.