41.

Retrouvailles au poil


C’était comme si Matt ne l’avait plus revue depuis un temps interminable. Elle était plus grande que dans son souvenir, plus fine aussi, les joues creusées par la fatigue. Malgré les cernes, la saleté et l’état de ses vêtements, Matt la trouvait sublime.

Ambre était le monde. Elle était le sens et la matière de la vie. Matt comprit en cet instant que même s’il ne l’avait jamais rencontrée, elle lui aurait manqué. C’était au-delà de la logique, de la raison. Une pure question de complétude.

Elle lui tomba dans les bras et l’écrasa contre elle, ses cheveux volant dans la brise qui entrait par la grande porte ouverte du hall. Le voyage avait décuplé son odeur et Matt enfouit son nez dans le cou de la jeune femme pour la respirer à pleins poumons.

Il ne s’en rendait même pas compte, mais il pleurait à chaudes larmes.

– Tu m’as tellement manqué, hoqueta-t-il.

Elle lui prit le visage entre les mains et colla son nez contre le sien :

– Chut. C’est au-delà des mots.

Et elle l’embrassa fougueusement.

Matt n’arrivait pas à s’en détacher, exultant de la sentir contre son corps, de vibrer à nouveau, de reconnecter ses sens au monde tout entier. Il revivait. Incapable de la lâcher, il avait l’impression qu’il allait la perdre à nouveau s’il décollait d’elle ne serait-ce qu’une molécule de sa chair.

– Et moi aussi tu vas m’embrasser autant ? fit une petite voix à côté d’elle.

Matt rouvrit les yeux et découvrit Tobias. L’adolescent était à bout physiquement, couvert de croûtes sur le visage et les mains, comme s’il avait traversé un champ de barbelés. Il semblait plus maigre que jamais. Matt en avait presque oublié la longue cicatrice qui courait de sa joue jusqu’au front.

– Toby ! s’écria-t-il en l’attrapant pour le coller à lui et Ambre.

– Oh, d’accord… moi aussi… je suis… content… de te retrouver, gémit Tobias à moitié étranglé par la force de son ami. Mais laisse-… moi… respirer !

Matt jubilait, il se mit à sautiller d’excitation.

– Vous êtes là ! Mais comment ? C’est génial ! Je n’en reviens pas !

– Beaucoup de choses à te raconter, lâcha Tobias.

– Mais avant ça nous avons besoin de repos, intervint Ambre.

Matt recula pour mieux les examiner.

– Vous n’êtes pas blessés ? À part toutes ces écorchures, rien de grave ?

– Nous non, fit Tobias en se tournant vers l’entrée. Mais Ti’an et Rudi sont mal en point.

Matt remarqua alors une adolescente blonde avec le bras en écharpe qu’ils appelaient Elora. Elle avait du sang séché plein les vêtements et précédait un grand garçon qui boitait, un bandage brun à sa main droite.

Des enfants de tout le château étaient accourus pour les soutenir, et ils les emmenèrent en hâte vers l’infirmerie, pendant qu’on transportait également Ti’an, inconscient, sur un brancard.

– J’ai fait de mon mieux, dit Ambre, mais sans utiliser le pouvoir du Cœur de la Terre je ne peux guérir les plaies importantes.

– Vous êtes pourchassés ? devina Matt. Par des Tourmenteurs ?

Il fallait qu’il sonne le branle-bas de combat si tel était le cas, qu’ils se préparent à l’assaut.

– Non, je ne crois pas. Nous les aurions sentis. Mais je ne pouvais user du Cœur de la Terre sans qu’ils le sentent et nous retrouvent. Les corbeaux d’Entropia étaient partout, Tobias en a abattu plusieurs. Ggl surveille les routes.

– Venez, vous nous raconterez tout ça, mais d’abord il vous faut un bon bain et un repas chaud.

Lavée, peignée, vêtue d’une longue tunique de satin vert, Ambre était une autre femme. Les voix se taisaient sur son passage et les regards l’accompagnaient, presque hypnotisés. Tous à Neverland savaient qui elle était. Les Pans et les Kloropanphylles du Vaisseau-Vie bien entendu, mais également les habitants du château qui avaient entendu nombre d’histoires à son sujet et que son absence avait presque transformées en légendes.

Tous remarquaient que ce qui se disait à son sujet était vrai : elle ne marchait pas, elle flottait. Le robe glissait sur le sol, nul ne pouvait voir ses pieds mais la régularité de sa démarche et l’absence de déhanché suffisaient à rendre ses déplacements anormaux et fascinants.

Matt avait eu du mal à la laisser seule, tellement fou de joie de la retrouver que la moindre minute passée hors de sa présence lui semblait cruelle. Pourtant, lorsqu’elle gagna la salle de bains d’un appartement inoccupé, il dut se résoudre à aller l’attendre dans un des sofas du réfectoire.

Elle entra dans l’immense salle, accompagnée de Tobias et guidée par Steffie, la Représentante aux couettes. Là on leur servit un bol de soupe chaude et des lamelles de viande séchée ainsi que du fromage et du pain tiède qu’ils dévorèrent comme s’ils n’avaient pas pris un repas depuis des années.

Ambre prit des nouvelles des deux blessés et on l’informa que les meilleurs guérisseurs étaient à leur chevet. L’état d’Elora n’était pas inquiétant, elle avait le bras cassé mais pas d’infection. En revanche, celui de Rudi préoccupait les soigneurs. Le guide avait eu la main sectionnée lors d’une attaque nocturne par une créature qu’ils n’avaient même pas vue. Quant à Ti’an, une équipe de Kloropanphylles était à son chevet, il était tombé malade après la traversée d’un marais où des sangsues s’étaient collées à leurs peaux par dizaines. Ils avaient passé toute une soirée à les décoller en les brûlant, mais Ti’an avait développé une puissante fièvre dès le lendemain, avant de tomber dans le coma les deux jours précédant leur arrivée à Neverland.

Ambre mangeait, collée à Matt, comme s’il était vital à son maintien, et Tobias avait du mal à ne pas s’empêcher de parler entre deux bouchées. Il mentionna les douze corbeaux entropiques qu’il avait abattus, deux attaques de prédateurs pendant le voyage, une course poursuite au petit matin avec une horde de Sang-Gliés attirés par l’odeur des blessés, et tandis qu’il attaquait sa deuxième miche de pain tartinée de fromage frais il leva la voix, emporté par son enthousiasme :

– Mais finalement vous savez ce qui a été le pire ? C’était le départ de Bruneville dans les tonneaux qui sentaient le vin et la bière ! On a tous cru mourir ! On vomissait dans nos barriques, on avait la tête qui tournait, on perdait même parfois connaissance ! Quand nous sommes sortis, quelques kilomètres plus loin, pour virer le conducteur et prendre le contrôle de la charrette, je crois que ça a été l’un des plus beaux moments de ma vie ! Vrai de vrai ! Plus jamais je retourne dans une barrique qui a contenu de l’alcool ! Je préfère mourir !

Matt riait en écoutant le récit de son ami, tout autant qu’en le regardant se gaver avec avidité.

Lorsqu’ils furent rassasiés, Tobias repoussa son assiette et lâcha un rot sonore.

– Toby ! s’exclama Ambre, plus surprise qu’indignée.

– Pardon, mais c’était tellement bon, fallait fêter ça.

Les autres s’esclaffèrent en observant le petit bonhomme balafré à la coupe de cheveux afro beaucoup trop longue.

– Quelle est la situation à l’ouest ? demanda enfin Matt, lorsqu’il sentit que ses amis étaient prêts à discuter.

– Pas bonne, rapporta Ambre. Entropia investit tout le pays progressivement. Le Buveur d’Innocence s’est allié à Ggl. C’est lui qui a volé le Testament de roche avec les Tourmenteurs avant de parvenir à le dissimuler à leurs yeux. À présent il marchande son pouvoir et sa survie auprès de Ggl en échange du dernier Cœur de la Terre.

– Mais jamais il ne le lui donnera, intervint Tobias. S’il le trouve, il le gardera pour lui. Pour essayer d’asseoir son autorité. Il croit qu’ainsi il sera assez fort pour au moins tenir Ggl à distance.

Matt pesta avant d’enchaîner :

– Si le Buveur d’Innocence s’empare du Cœur de la Terre nous sommes tous fichus. Ce sera choisir entre la peste et le choléra.

Gaspar était assis à leurs côtés, en compagnie de Steffie, Chen, Tania, Orlandia, Clara et Archibald. S’il y avait eu plus de place dans ce coin du réfectoire, nul doute que d’autres Pans se seraient installés pour voir et écouter Ambre, mais la plupart gardèrent leurs distances, par respect.

Steffie demanda :

– Si nos deux ennemis sont de force égale, ça serait mieux pour nous ? Ils se neutraliseront mutuellement et nous ficheront la paix, non ?

– Oh non, répondit Ambre. D’abord parce que le Buveur d’Innocence, même s’il a un Cœur de la Terre avec lui, ne sera jamais assez puissant pour lutter face à Ggl, et parce que ça signifierait pour nous perdre l’unique arme capable de nous faire survivre.

– Tu n’es pas assez forte, en l’état, pour tenir tête à Ggl ? s’enquit Gaspar.

– Non. Même en ouvrant toute l’énergie du Cœur de la Terre qui est en moi, il me réduirait en bouillie. Je l’ai senti lorsque nous l’avons approché.

– Alors il nous faut le troisième Cœur, conclut Clara.

Ambre baissa le regard.

– La carte qui nous permettrait de le localiser est à la cité Blanche, cachée par Luganoff.

– Nous avons quelques espions là-bas, intervint Gaspar, nous allons envoyer des pigeons avec des messages pour activer nos réseaux.

– C’est exactement ce que le Buveur d’Innocence attend de nous, intervint Matt. Je reste convaincu que s’il a fait déplacer le Testament de roche c’est justement pour que nous en entendions parler. Parce que, sans Ambre, il ne lui sert à rien. Il veut nous attirer à lui, il veut nous piéger. Il lui faut aussi Ambre pour trouver le dernier Cœur de la Terre.

– Alors qu’est-ce qu’on fait ? demanda Tobias. Tu nous as dit de venir jusqu’ici, on t’a écouté, mais nous ne pouvons pas rester les bras croisés à attendre de nous faire massacrer ! Et on ne peut pas non plus partir au hasard !

– Surtout que nous avons un autre problème, jeta Ambre d’une voix tranchante. Le Fantôme qui nous a conduits jusqu’ici, Rudi, il revenait de la cité Blanche justement. Il a entendu parler d’une arme secrète que Luganoff prépare depuis plusieurs mois. Les essais sont maintenant concluants.

Gaspar et Matt échangèrent un bref regard, complice et inquiet.

– Rudi sait de quoi il s’agit ? demanda Gaspar.

– Non, il n’a pas pu la voir, mais apparemment c’est une arme de guerre redoutable. Avec une puissance de feu comme nous n’en avons jamais connu. Rudi a vu l’endroit où Luganoff a conduit ses derniers essais : dans une ancienne ville recouverte de végétation. Après son départ, il n’y avait plus qu’un champ de cendres fumantes.

– Qu’a-t-il pu trouver pour créer une horreur pareille ? s’étonna Clara. De la poudre à canon ?

– Non, bien pire encore, assura Ambre.

– De… de la magie ? proposa Tobias.

– Bien sûr que non, railla Tania.

– Et alors quoi ? C’est quoi cette arme secrète absolue ? Il n’existe rien à ma connaissance capable de raser toute une ville en quelques heures ! Plus depuis la Tempête !

Personne ne sut répondre, chacun imaginait le pire, brusquement écrasé par une chape de plomb.

– Nous ne pouvons laisser cette machine de guerre parvenir jusqu’à nous, lança Steffie.

– Il faut aller à la cité Blanche, confirma Archibald.

Ambre, Tobias et Matt se taisaient. Ce dernier secoua la tête.

– C’est une mauvaise idée, dit-il. Je vous dis que c’est un piège.

– Pour capturer Ambre, répéta Gaspar. Mais si ce n’est pas elle qui s’y rend, le piège ne fonctionnera pas. Je vais aller à la cité Blanche et je vais détruire cette arme de guerre avant qu’elle ne vienne nous pulvériser.

– Et reprendre le Testament de roche ? demanda Chen.

– Non, il est trop lourd, coupa Ambre.

– Et puis nous ne pouvons attendre si longtemps, ajouta Matt. Nous devrons partir de notre côté.

– Mais par où aller ? Comment savoir où est le Cœur de la Terre ? se lamenta Tobias. Nous n’avons que la moitié de la carte !

Matt lui adressa un clin d’œil.

– Je ne suis pas resté ici à me croiser les bras. J’ai une idée. Un peu folle, mais c’est mieux que rien. Je vous montrerai.

Une heure plus tard, les nouveaux venus tombaient d’épuisement, et ils grimpèrent dans les étages pour se coucher. Tobias s’était installé un lit dans la chambre de Matt et Chen, et Ambre occupait un appartement un peu plus loin. Sur le seuil, celle-ci prit la main de Matt.

– Tu viens dormir avec moi ?

– Cette nuit ?

– Oui. J’ai besoin de te sentir contre moi.

Matt ne se fit pas prier et il poussa la porte pour l’accompagner.

Un chat qui furetait dans les minces affaires d’Ambre se retrouva nez à nez avec les deux adolescents. Dès qu’il sentit Ambre, il se transforma en boule de poils hérissés et cracha avant de s’enfuir ventre à terre dans le couloir comme s’il avait vu le diable en personne.

– Qu’est-ce qu’il a ce chat ? s’étonna Ambre.

Matt, un peu étonné par l’attitude de l’animal, haussa les épaules.

– Tu vas bientôt en entendre parler, ce château est à eux.

Il referma la porte en se demandant ce qui avait bien pu effrayer le matou à ce point. C’était la première fois qu’il en apercevait un dans cet état, eux qui d’habitude étaient si flegmatiques.

Il se tourna vers Ambre et sa beauté angélique.

Non, à vrai dire, il ne comprenait pas ce qui, chez elle, pouvait effrayer un animal.

Et il se laissa embrasser tendrement.