51.
Le sang vert
Les longues feuilles des arbres vibraient. L’air semblait plus lourd encore. Tous les Pans s’étaient jetés sous les fleurs géantes de bégonias roses tandis que les chiens se serrèrent entre les racines de grands saules.
Le premier MousTique passa en rase-motte à toute vitesse tel un bombardier de la Seconde Guerre mondiale. Les suivants volaient un peu plus haut et, pour ce qu’elle pouvait en voir, Ambre en distingua plusieurs dizaines avant que Matt ne la tire en arrière à l’abri des pétales odorants.
Les neuf adolescents entendaient les insectes-vampires se succéder, leurs ailes frénétiques battaient si fort qu’elles faisaient trembler la nature environnante. La plupart filaient si vite qu’ils n’étaient qu’une ombre presque invisible et un son rauque, mais d’autres piquaient depuis l’essaim pour flirter avec la cime de la forêt et s’imprégner des odeurs qui en remontaient.
Ambre jeta un regard vers Orlandia. C’était le moment de savoir s’ils avaient eu raison de lui faire confiance. Est-ce que le thym allait suffire pour masquer leur odeur corporelle ?
La jeune femme vit que Tobias sortait son arc tout doucement de son dos et encochait une flèche. Elle se prépara mentalement à guider son projectile. Si un seul de ces suceurs de sang les repérait, il faudrait agir vite, avant qu’il ne sonne le clairon pour rameuter ses troupes.
D’une main Lily fit baisser l’arc de Tobias. Elle fit « non » du menton.
– Ils communiquent instantanément, murmura-t-elle. Il suffit qu’un seul nous repère et tous sauront que nous sommes ici.
C’est de mieux en mieux ! songea Ambre.
Le ciel tout entier résonnait du bourdonnement de cette armée. Il devait y en avoir des centaines ! Même les rayons de soleil qui filtraient entre les branches avaient disparu !
En face, Ambre aperçut Gus, son saint-bernard, qui s’enfonçait le plus possible entre les racines, le regard paniqué.
Ambre se sentait de plus en plus fébrile. Faire exploser le pouvoir du Cœur de la Terre la démangeait. Se débarrasser de tous ces parasites d’un coup, lâcher son énergie et balayer l’armada qui les menaçait pour vite s’enfuir… Elle savait que c’était une très mauvaise idée : s’ils survivaient malgré tout, ce serait bien pire ! Non, elle devenait un aimant à ennuis quand elle activait cette pile de puissance !
Deux insectes faisaient résonner leurs ailes assourdissantes juste au-dessus des Pans. Ambre était pratiquement certaine qu’ils étaient deux, elle pouvait discerner le chevauchement des vibrations. Ces deux-là sentaient quelque chose.
L’un commença à descendre, il se rapprochait.
Tous les Pans se collèrent encore plus, ramassant leurs jambes contre eux.
Le MousTique était tout près, il volait entre les pétales.
Il nous sent ! Il est en train de nous chercher !
Brusquement, Ambre perçut un changement majeur dans le ronflement général. Tout l’essaim s’était arrêté. Il attendait en stationnaire, prêt à fondre sur une proie potentielle. Des centaines et des centaines de dards allaient tomber du ciel, une pluie infinie et mortelle.
Le deuxième MousTique s’y était mis également, il sondait les immenses bégonias.
C’est fichu. D’un instant à l’autre ils vont passer sous les pétales et nous voir ou nous sentir, ou bien ce sera les chiens qu’ils découvriront…
Ambre savait que personne ici n’assisterait à la mise à mort des chiens sans intervenir. Même si cela signifiait le payer de sa propre vie, nul ne serait capable de laisser faire. Les chiens avaient maintes fois prouvé qu’ils ne se posaient pas ce genre de questions, ils fonçaient tête baissée lorsqu’il fallait venir en aide à leurs jeunes maîtres et s’il fallait leur rendre la pareille, aucun Pan ne se déroberait.
Ambre vit Orlandia fouiller son sac. Elle bougeait trop, ses bras se soulevaient, sécrétant son odeur corporelle. Ambre voulut l’arrêter mais quelque chose tomba du sac et roula en dehors de l’abri de la fleur géante, et avant même que quiconque puisse l’arrêter, Orlandia se dépliait pour aller ramasser la bourse en cuir qui s’était échappée.
La Kloropanphylle était à découvert.
Immédiatement, Torshan sauta à ses côtés. Il était impensable qu’il ne la défende pas. Au prix de sa propre vie si nécessaire.
Le MousTique apparut presque dans la foulée, passant au ras de l’épaisse chevelure verte de Torshan et s’arrêta à cinquante centimètres au-dessus de la bourse en cuir qu’Orlandia avait laissé tomber. Ambre se raidit et Tobias se prépara à tirer. Il allait vendre chèrement sa peau.
Le diptère ondulait dans l’air, juste à côté d’Orlandia, pourtant il ne semblait pas s’intéresser le moins du monde à elle, ni à Torshan. C’était même comme s’il ne les voyait pas, Ambre vit qu’il les frôlait. Il était fixé sur la bourse.
Il ne sent pas les Kloropanphylles ! Il ne les voit pas ! Peut-être à cause de leur nature particulière ! De la présence massive de chlorophylle dans leur organisme, il croit que ce sont des plantes !
Mais l’insecte était dos aux Pans sous la fleur, il suffisait qu’il se retourne pour les voir. Et ça, ce n’était pas bon du tout.
Orlandia parut comprendre qu’elle n’était pas directement en danger et elle s’agenouilla lentement. Son bras se déplia en direction de la pochette en cuir.
Le deuxième MousTique descendit juste à côté de son homologue.
De là, Ambre pouvait les détailler : leur corps était gros comme une boule de bowling, mais leurs pattes tombaient sur au moins le double de longueur, et elles se terminaient par de nombreux filaments translucides ressemblant à des griffes de chat, en bien plus long. Leurs ailes leur donnaient une envergure d’un bon mètre, et surtout une trompe molle au bout de laquelle pendait une pointe brillante sortait de leur tête immonde.
Sous trois ou quatre cents engins de cet acabit dans le ciel, Ambre réalisa qu’en effet, ils allaient tous mourir.
Elle se prépara à réveiller le Cœur de la Terre.
Mais Orlandia avait déjà saisi sa bourse en cuir et en défaisait le nœud sous l’attitude intriguée des deux MousTiques qui n’avaient pas bougé, pétaradant comme deux puissantes mobylettes.
D’un geste sec, Orlandia répandit dans l’air la poudre de thym qu’elle avait confectionnée la veille au soir et un nuage sombre s’envola.
Les deux MousTiques giclèrent d’un coup. Si rapidement qu’Ambre crut un moment qu’ils avaient été frappés par une force invisible, avant de comprendre que c’était l’effet répulsif du thym concentré. Les deux diptères quittèrent la frondaison pour rejoindre l’essaim, et celui-ci se remit en marche dans la foulée.
Lorsque le bourdonnement ne fut plus qu’un faible grésillement lointain, Ambre passa son bras autour du cou d’Orlandia.
– Toi et ta magie vaudou venez de nous sauver la vie !
– Ce n’est pas de la magie vaudou !
Ambre était tout sourires.
– Non, mais tous les deux vous êtes notre porte-bonheur !
– Oh, cette fois j’ai bien cru que j’allais me faire pipi dessus, avoua Tobias en se relevant.
Il était blême.
Matt et Lily, eux, scrutaient le ciel.
– Nous allons refaire le plein de thym, dit l’adolescent. On ne sait jamais. Quand peut-on espérer atteindre Mangroz ?
Lily, tout aussi livide que les autres, reprit ses esprits avant de répondre :
– Nous allons bientôt quitter la ceinture extérieure de Mangroz pour entrer dans le cœur du marais, nous avons perdu du temps hier en longeant les falaises. À partir de là, si nous ne traînons pas, une bonne journée suffira à atteindre le bac qui nous transportera jusqu’à la cité des pirates.
– Parce qu’il y a plusieurs couches ? S’étonna Chen.
– Oui, celle où nous sommes c’est l’écorce. La partie tendre si vous préférez. Les vraies difficultés vont commencer lorsque nous serons dans le cœur. D’ici à ce soir ou demain.
Tous se regardèrent et pâlirent encore plus, si c’était possible.