15.
Sombres heures
Le Maester Morkovin referma la porte derrière lui, le cœur battant.
Il actionna la corde pour faire sonner la clochette au sous-sol et appeler son chambellan. Puis il alla prendre Monsieur Judas dans ses bras. Le singe tremblait, il sentait la présence odieuse en ville.
Morkovin ne respirait pas très bien, il tira sur le col de sa chemise en lin et alla ouvrir la fenêtre pour laisser entrer l’air frais.
Le ciel était noir, il faisait nuit, sans qu’il puisse dire si c’était parce que le soleil s’était couché ou à cause de ces épais nuages qui semblaient suivre les Rêpboucks à la trace.
Quelle présence étouffante ! Morkovin n’en revenait pas. Il avait passé une heure dans son bureau face à cette entité sinistre et se demandait déjà comment il allait gérer ces rencontres à l’avenir. De quoi était fait cet émissaire ? Sous les nombreux plis de son manteau-cape, il avait distingué l’armure de pièces de métal fondu, mais sous son grand capuchon il n’y avait rien. Absolument rien. Et pourtant le Rêpbouck était passé plusieurs fois près d’une lanterne, Morkovin l’avait remarqué : la lumière diminuait à son approche. À vrai dire, ce n’était pas la flamme qui tremblait, mais plutôt l’obscurité autour du Rêpbouck qui se propageait, comme l’ombre d’une main venant enserrer le halo orangé, le privant de son rayonnement habituel. À aucun moment Morkovin n’était parvenu à distinguer ce qu’il y avait sous le tissu. Pas de visage, seules les ténèbres profondes et angoissantes.
Comment l’empereur avait-il pu accepter une alliance aussi maléfique ?
A-t-il seulement eu le choix ?
Et quelle voix gutturale ! Inhumaine, elle remontait des profondeurs de l’armure et résonnait de multiples échos simultanés en sortant du capuchon. Il avait prononcé le nom de son maître ! Un nom sans voyelle, presque un cri rauque.
Ggl.
Morkovin était incapable de le prononcer de la même manière. Venu de la gorge d’un être humain normal, cela ressemblait plus à Gagueulle.
Mais est-ce seulement un être humain ?
Le Maester en doutait de plus en plus. Ambre l’avait prévenu, Entropia était une force synthétique. Annihilante. Et à présent qu’il avait vu son émissaire, il commençait à comprendre la terreur de la jeune femme.
En contrebas, sur la Grand-Place, des dizaines de créatures monstrueuses grouillaient en investissant la ville. Sa ville. Certaines ressemblaient à des araignées de la taille d’un éléphant, d’autres à des chiens gris, gros comme des poneys, les yeux flamboyant d’une inquiétante lueur rougeâtre. Il vit deux immenses scorpions effrayants encadrés par une horde de petits soldats ignobles. Ils étaient plus de deux cents à se répandre dans les rues : de la taille d’enfants, mais leurs membres étaient ceux d’insectes, fins, presque des tiges, comme des pattes de fourmi. Ils marchaient penchés en avant sur leurs bras chitineux anormalement longs, et leurs visages n’avaient plus rien d’enfantin. Bien au contraire. Leur tête était un mélange insupportable. Sur la base de ce qui avait été autrefois un être humain, apparaissaient désormais des mandibules articulées, des chélicères, pour d’autres des pédipalpes hirsutes sous de gros globes vitreux en guise d’yeux. Leur corps tout entier luisait, recouvert d’une matière huileuse comme s’ils sortaient tous d’un bain de pétrole pur. C’était là l’essentiel des troupes d’Entropia qui allaient occuper Bruneville pour symboliser la terrible alliance conclue par l’empereur.
C’est de la folie ! Jamais nous ne pourrons cohabiter ! C’est un règne de terreur qui débute !
Toutes les portes et les volets étaient fermés, mais Morkovin imaginait sans peine les habitants de la cité guettant à travers les interstices cette faune abjecte en train de s’installer à chaque carrefour, de tisser ses toiles dans les greniers et les granges, et d’investir les égouts comme on s’allonge sur une couche douillette après une longue route épuisante.
Un panneau de bois s’ouvrit sans bruit dans le mur du fond, dévoilant un passage imperceptible, et un petit homme aux moustaches fines et longues s’approcha.
– Vous m’avez appelé, Maester ?
Morkovin ne parvenait pas à se dégager de l’infâme spectacle qui fourmillait en contrebas.
– Messire ? insista le chambellan.
Morkovin inspira une longue goulée d’air, comme s’il se réveillait d’un cauchemar.
– Le monde va changer, dit-il sombrement.
Le chambellan laissa tomber un instant son masque de serviteur, et l’inquiétude se dévoila :
– Maester, nous… Parmi les domestiques, et je dois l’avouer, même chez vos soldats, la panique n’est pas loin… Tout le monde a peur de ces… choses, qui entrent chez nous.
– Elles ne vous feront pas de mal, Gustave, faites passer le message. Leur commandant me l’a assuré. Elles ne sont là que pour garantir la sécurité de notre cité.
– Contre quel danger, Maester ? Quelle chose pire que ces créatures s’approche donc de nos portes ?
– Je l’ignore, mais c’est la volonté de notre empereur. Et ça ne se discute pas !
Le serviteur acquiesça respectueusement, même si ses doutes restaient lisibles sur ses traits.
– Gustave, j’ai besoin de ta discrétion pour une mission délicate.
Le chambellan s’inclina et le singe poussa des gloussements d’excitation. Il ne tremblait plus.
– À vos ordres, Maester.
– Je n’ai plus confiance en la petite, je sens qu’elle prépare un sale coup, et je ne peux plus attendre. Si le Rêpbouck se rend compte qu’elle est ici, il me la prendra, j’en suis certain.
– C’est la fille-lumière ?
Le visage du chambellan s’était illuminé.
– Je commence à vraiment le penser. Demain matin, avant l’aube, prends ma garde personnelle et conduis la gamine jusqu’à mon usine à Élixir.
– Pour la… la transformer ?
Monsieur Judas cria, comme s’il était fou de joie à cette idée.
– Oui, je ne prendrai pas le risque de la perdre. Quels que soient ses pouvoirs, demain je les goûterai. Sois prudent, elle est maligne. Tu seras avec mes meilleurs hommes, mais quoi qu’il arrive, ne lui retire à aucun moment son entraveur. Qu’elle soit transformée avec !
– Bien, messire.
– Autre chose : avant de partir, tu feras envoyer un messager chez Compton. Dis-lui que je veux sa grouillot-fille, celle qui n’a pas encore été ombiliquée.
– Vous la voulez… vivante ?
– Oui ! Je suis sûr qu’elle a dit quelque chose à la fille-lumière, je veux qu’elle me le répète. Je la ferai parler.
Monsieur Judas tapait dans ses mains d’impatience.
– Il sera fait selon votre désir, Maester.
– Et surtout sois discret, prends une carriole, je préfère que tu n’attires pas l’attention. Aussitôt que l’Élixir sera prêt, viens me prévenir. Non, mieux, apporte-le-moi !
Le chambellan s’inclina à nouveau et s’éclipsa, aussi discrètement qu’il était arrivé.
Morkovin fouilla sa barbe et roula les deux tresses de poils entre ses doigts. Il était un peu rassuré. Gustave était efficace, et très prudent, il n’avait rien à craindre de ce côté-là. La gamine garderait son entraveur, c’était certain. Morkovin tournait et retournait la situation dans tous les sens, il ne voyait pas désormais comment elle pourrait lui échapper. Il fallait agir vite, avant que le Rêpbouck ne la découvre. Une fille avec un potentiel pareil ne manquerait pas de partir aussitôt pour Castel d’Os, pour… Ggl !
Morkovin éprouvait néanmoins une certaine gêne. Il avait trahi son propre empereur après tout… Dès les premiers soupçons, il aurait dû livrer cette fille à Oz.
Et si ce n’est pas la fille-lumière, pour qui serais-je passé ? Pour un incompétent ! Voilà !
Demain il saurait. Si l’Élixir était aussi puissant qu’il l’espérait, alors il serait toujours temps de l’apporter en personne à l’empereur.
Ou de m’en servir pour prendre sa place…
Le rictus qui venait de naître à la commissure de ses lèvres s’effaça en un instant lorsqu’il repensa aux terribles légions entropiques. L’empereur était intouchable désormais ! Avec un allié comme Entropia, nul ne pouvait plus s’opposer à lui !
Non, non, l’Élixir qu’il allait obtenir lui servirait à asseoir son autorité ici même, et surtout, si les choses venaient à se gâter avec les Rêpboucks, il en userait pour fuir, pour gagner les terres franches à l’est.
Il se mit à bâiller. Était-il si tard que ça ?
Morkovin hésita à monter au sommet de la tour pour vérifier l’heure. La position du soleil et de la lune au-dessus d’une des douze collines qui enserraient Bruneville faisait office de chronographe. Chaque terril avait un nom qui correspondait à une heure du jour ou de la nuit. Puis il réalisa qu’avec les nuages orageux qui s’étaient amoncelés au-dessus des toits, il ne verrait rien.
Le Maester était pris d’un curieux sentiment d’urgence.
Était-ce bien prudent d’attendre le lendemain pour s’occuper de la petite ? Après tout, il pouvait tout aussi bien l’accompagner lui-même dès à présent à son usine ! Bien sûr, c’était risqué s’il tombait sur une des patrouilles entropiques…
Morkovin hésitait.
Monsieur Judas sauta sur un fauteuil proche et se roula en boule en soupirant, ivre de bonheur à l’idée de voir son maître boire l’Élixir de la fille.
Morkovin attrapa une carafe en cristal et se servit un verre de son liquide ambré et capiteux. La brûlure de l’alcool lui réchauffa la gorge, avant de gagner sa poitrine.
Dehors, un hurlement de terreur fit sursauter le Maester.
Le cri s’arrêta brusquement, comme tranché d’un coup de hache.
Maudit couvre-feu ! jura-t-il en serrant son verre. Tout était allé trop vite ! La rumeur des abominables créatures investissant les rues s’était propagée à toute vitesse mais il devait bien exister quelques solitaires qui n’en savaient rien et qui le découvriraient à leurs dépens…
Morkovin se resservit un verre.
Il était peut-être plus prudent de rester derrière les murs de son palais pour la nuit. Tout Maester qu’il était, il n’avait pas envie de croiser ces monstres dans l’obscurité des ruelles sinueuses.
Oui, c’était plus sage.
Le chambellan s’en chargerait lui-même à l’aube.
Morkovin eut alors un pincement au cœur en songeant à la mort de la jeune femme.
Il aurait aimé être celui qui lui planterait les aiguilles dans les veines demain. Il aurait aimé observer son sang s’écouler dans les alambics et être peu à peu distillé pour se transformer en Élixir.
Il l’aurait embrassée sur le front pour la remercier et regardée mourir à petit feu.
Tant pis. Au moins, il boirait sa sève.
Le nectar de la fille-lumière.