48.

Des mots, des gestes, des regards


Deux grands lustres étincelants de bougies brûlaient en silence, éclairant les lourds rideaux et la moquette rouge de la salle du trône. La table des Représentants était complète, et il avait fallu ajouter des chaises pour y faire tenir les ambassadeurs Pans : Clara et Archibald, ainsi que Orlandia en sa qualité de chef des Kloropanphylles en Europe. L’Alliance des Trois occupait le bout de table, et Lily avait été convoquée en sa qualité de guide de l’expédition. Ils étaient tous un peu serrés et arboraient un air grave.

Matt étala une grande carte en couleur de l’Europe et du bassin méditerranéen, et pointa le doigt sur la Palestine et Israël :

– Nous partons demain matin pour cette destination.

Lily se leva pour expliquer le plan qu’elle avait élaboré en compagnie des membres de l’expédition :

– Nous filons vers le sud, direction Mangroz. De là, nous monterons sur un navire pour rejoindre New Jericho par les fleuves et les canaux, ce sera beaucoup plus sûr et plus rapide que traverser les marais puis les montagnes à dos de chien. Surtout avec l’automne qui s’annonce.

– Ne craignez-vous pas les attaques de pirates ? demanda Steffie, la Représentante aux couettes châtain.

– C’est un risque à prendre, mais ça reste moins dangereux que de circuler à pied. Je préfère affronter des pirates plutôt que des sangsues géantes, ou des panthères vertes ou encore des plantes carnivores !

– Neverland va vous donner des faces d’Oz pour payer votre traversée, intervint Gaspar. Nous en avons volé bien assez lors de nos dernières missions dans l’empire, vous en aurez besoin.

Matt le remercia et Lily enchaîna :

– Ensuite, à New Jericho, il nous faudra trouver un autre bateau, avec un équipage prêt à nous conduire jusqu’au bout de la mer Méditerranée, et je pense que ce sera là le plus difficile.

– Surtout que vous serez à nouveau sur les terres de l’empereur, rappela Gaspar.

– Fort heureusement les habitants de New Jericho ne sont pas les plus obéissants à Oz ! ajouta Matthias, le rouquin à lunettes.

Lily abonda en ce sens :

– C’est ce que je me dis. Là-bas, le commerce est plus important que l’autorité impériale, j’espère que ça se vérifiera encore une fois.

– Et c’est très loin au sud, intervint Ambre. Avec un peu de chance, Entropia n’aura pas encore atteint cette zone et nous n’aurons pas à y séjourner pendant l’occupation.

– Sur le chemin nous essayerons de trouver des églises, dit Matt, pour créer un contact avec les télégrâmes de Neverland. Si tout se passe bien, vous saurez où nous en sommes. Johnny vous transmettra nos messages.

– C’est tout de même un long périple, constata une Représentante avec une grimace. Est-ce que vous êtes sûrs de vouloir vous lancer dans cette aventure ? Vous pouvez rester avec nous, vos forces nous seront très utiles si Entropia parvient jusqu’à nous.

– La décision est prise, trancha Ambre. Peu importent les dragons.

– Et puis Ambre est puissante, vous l’avez tous constaté, rappela Clara, elle saura les protéger.

– Et ainsi attirer sur eux tous les Golems du secteur ? fit Steffie effrayée. Tu parles d’une protection !

Gaspar lui jeta un regard mauvais et se tourna vers Ambre :

– Est-ce que tu sais pourquoi les Golems te voulaient ?

Ambre haussa les épaules :

– Non, je suppose qu’ils sont attirés par le Cœur de la Terre en moi quand je l’active. Ils doivent le détester… Peut-être qu’il leur fait peur…

– Il faudra t’en souvenir dans les semaines à venir. L’Europe pullule de Golems ; tant que vous ne serez pas en pleine mer, activer ton pouvoir signifiera prendre un sacré risque ! Tu devras bien peser le pour et le contre.

– C’était déjà le cas depuis que nous savons que les Tourmenteurs sont aussi attirés par son énergie. Je ne l’utiliserai qu’en cas d’extrême urgence, et s’il n’y a plus d’autre choix.

– Pendant ce temps, dit Matthias, nous allons réparer le château et nous préparer pour lutter. Si Entropia vient jusqu’ici, nous résisterons le plus longtemps possible.

Matt approuva, mais intérieurement il songea aux Pans d’Eden qui fuyaient sur des navires pour attendre en plein océan que leur salut vienne d’Ambre, de Tobias, de lui-même et du dernier Cœur de la Terre. Pourtant, au fond, que savaient-ils de la puissance de cette boule d’énergie ? Et si cela ne se révélait pas suffisant pour détruire Ggl ? Et si Ambre explosait, incapable de supporter autant de pouvoir ?

– Vous ne devriez tout de même pas compter que sur nous, dit-il sombrement.

Tobias, Clara et Archibald le regardèrent comme s’il était devenu fou :

– Il n’y a pas d’autre moyen pour affronter Ggl ! s’indigna Tobias. Personne ne peut le détruire sans l’aide des Cœurs de la Terre !

– Il y a aussi les armées de l’empereur, rappela Matt. Elles sont nombreuses. Le Buveur d’Innocence ne restera pas inactif très longtemps, soyez-en certains. Si Entropia prend son temps pour parvenir jusqu’à vous, méfiez-vous des Ozdults. Leur nouveau maître n’est pas du genre à respecter une zone franche.

– C’est pour ça que je pars aussi, expliqua Gaspar.

Matt planta ses prunelles dans celles du grand garçon.

– Toi ? Pour aller où ?

– À la cité Blanche. Nous ne pouvons laisser Luganoff développer son arme secrète sans agir. Nos derniers espions sur place sentent qu’il se passe quelque chose, je dois y aller.

Matt serra les dents. Il lisait la détermination et la colère froide de Gaspar parce qu’il avait expérimenté la même avec le Raupéroden et Malronce. Il savait qu’il était inutile de le sermonner, nul ne pourrait le retenir, et au fond, au-delà de sa vengeance personnelle, il avait raison. Luganoff et son arme représentaient un danger immédiat pour Neverland et les Pans libres.

– Alors, puissent nos pas respectifs nous conduire sur les voies de la victoire, conclut Matt sans aucun enthousiasme.

Il ne savait que trop bien à quel point il était peu probable que lui et Gaspar se revoient vivants un jour. L’un ou l’autre, sinon les deux, mourraient dans les mois à venir, cela semblait inéluctable.

Tout le château était plongé dans un profond sommeil.

L’aube blanchissait à peine l’horizon à l’est, et il faisait encore très frais lorsque Gaspar et Matthias accompagnèrent les neuf chiens en dehors de l’écurie pour les aligner dans la pénombre de la grande cour. Après avoir envisagé un temps d’organiser un rassemblement d’adieu avec tous les habitants de Neverland, où chacun aurait pu souhaiter un bon voyage aux neuf membres de l’expédition, et agiter la main pendant toute leur descente de la route, les Représentants préférèrent un départ en toute discrétion, sans prévenir quiconque.

Matt abandonna ses amis quelques minutes, le temps de passer par la chapelle y déposer une lettre à l’attention de Johnny, pour l’encourager et lui rappeler l’importance de sa tâche. Puis il retrouva l’escalier principal. Chaque marche qu’il enjambait semblait sceller son destin. Un pas de plus vers l’inexorable destin qui les attendait, un toboggan vertigineux sans retour possible, tant qu’ils n’auraient pas trouvé l’objet de leur quête.

Encore fallait-il l’atteindre.

Lorsque Matt passa devant l’horloge du vaste hall en partie éventré par l’attaque des Golems, il l’observa un moment, songeant aux longues journées et nuits qui allaient envelopper Neverland, et aux dangers qui risquaient de parvenir bientôt jusqu’au pied de ces murs. Il faudrait être fort, ingénieux et courageux pour résister à la guerre qui approchait.

Matt laissa ses doigts glisser sur le corps de l’horloge, et sortit là où le cortège terminait de se préparer.

Ils étaient donc neuf à se lancer sur ces routes incertaines. L’Alliance des Trois et leurs compagnons de toujours : Tania et Chen, Orlandia escortée par son fidèle lieutenant Torshan. Dorine, une grande et jolie métisse qui caressait affectueusement son bobtail géant, les tresses de sa chevelure imposante maintenues par un large ruban mauve, avait accepté de les accompagner. Malgré la liste des dangers que Tobias n’avait pas manqué de lui dresser, la guérisseuse n’avait pas hésité une seconde, brave et fiable comme toujours depuis qu’ils l’avaient rencontrée à bord du Vaisseau-Vie.

Lily ouvrirait le convoi sur le dos de Lycan, l’immense croisé leonberg et saint-bernard qui ressemblait à Plume, tant par sa taille exceptionnelle que par son poil brun et noir.

Matt approcha du petit groupe qui s’affairait sous l’ombre des hautes tours. Il jeta un coup d’œil vers l’aube naissante qui étirait sa marée blanche sur la surface du ciel. Il portait son gilet en Kevlar sur son T-shirt, et il avait débusqué dans les réserves du château un manteau mi-long en toile brune, un peu comme ceux qu’arboraient les cow-boys dans les westerns, dont les pans flottaient derrière ses jambes telle une cape. Le poids de son épée calée dans son fourreau au milieu de son dos le rassurait. Il avait sa besace en travers du torse, avec son équipement essentiel, et les sacoches sur le dos de Plume contenaient tout le reste. Il avait enfilé une paire de mitaines en cuir, et rien que sa tenue respirait le mystère et l’aventure, il pouvait le deviner. Cela faisait longtemps qu’il n’avait plus ressenti ce sentiment. C’était à la fois un élan de liberté, celui des étendues sauvages et interminables, et le frisson du danger qui rôdait derrière chaque choix, chaque pas.

Matt salua les Représentants venus leur dire adieu, et lorsqu’il fut face à Gaspar, les deux garçons, plutôt que de se serrer la main un peu gauchement, s’étreignirent comme des frères. Il y avait un peu de chacun en l’autre, une destinée semblable, et cela les rassurait autant que cela les liait.

Matt adressa un clin d’œil à Tobias en passant au niveau de son ami qui trônait fièrement sur le dos d’un terre-neuve impressionnant, et caressa la jambe d’Ambre avant de sauter sur Plume qui lui adressa un regard complice. Sa chienne était heureuse de repartir, Matt pouvait en jurer. Au fond, elle aimait ces longues épopées harassantes car il n’y avait pas meilleurs instants passés avec son maître, toujours à ses côtés, nuit et jour, côte à côte. La chienne savait très bien combien mortel pouvait être le monde extérieur, mais peu lui importait tant qu’elle était avec Matt. La quintessence de la fidélité.

L’adolescent cala ses pieds dans les étriers du tapis de selle qui recouvrait à présent le dos et une partie des flancs de leurs montures. Il était bien stable. C’était agréable.

– Eh bien, nous sommes prêts, dit Matt en se tournant pour contempler le petit cortège.

Matt leva la main vers Gaspar et ses camarades, et leur adressa son ultime salut, puis Lily lança Lycan qui prit la direction des arches de pierre pour rejoindre l’autre cour en contrebas, avant de quitter le château par les lacets d’une route qui épousait les contours de l’éperon rocheux.

Avant de s’engager à son tour dans le passage, Matt jeta un dernier regard en arrière et son attention fut attirée par une forme évanescente qui se dressait dans les ruines effondrées du hall. La silhouette ondulait comme si elle était entourée d’une étrange robe qui flottait dans de l’eau. Et des dizaines de chats l’escortaient.

Même la dame aux chats était venue assister au spectacle.

Gardienne de Neverland, elle s’assurait de leur départ. Pourtant, quelque chose dans son attitude le fit douter, et il se demanda si, au fond, elle n’était pas descendue pour leur souhaiter bonne chance.

Avant qu’il puisse l’observer encore, il quittait la protection rassurante des remparts.

Ils étaient lancés.

Au-dessus de leurs têtes, les nuages étaient fragmentés en une multitude de petits ronds planant très haut dans l’atmosphère, tous au même niveau, comme une mer de galets blanchissant à vue d’œil avec le lever du soleil.

Matt eut l’impression qu’ils étaient les âmes de toutes les personnes chères qu’ils avaient perdues depuis la Tempête. Un défilé sans fin pour leur rappeler combien la vie était fragile. Autant d’esprits qui veillaient sur eux depuis les cieux lointains.

Cette pensée occupa Matt pendant de longues heures sans, au fond, vraiment savoir si elle le rassurait ou l’inquiétait.