2.

Indéfectible amitié


La charrette cahotait sur le chemin mal tracé et plein de trous. Les tonneaux et sacs repêchés parmi les débris du Vaisseau-Vie étaient solidement sanglés et seuls les passagers bougeaient à bord.

Il y avait Piotr, un garçon d’environ quinze ans, le visage sévère, joues creuses, regard dur sous une touffe de cheveux bruns hirsutes ; Johnny, un petit blond poupin d’à peine douze ans, et Lily, seize ans, à la flamboyante crinière bleue.

Et Matt, assis à l’arrière, les mains entre les genoux, tête baissée.

Deux jours qu’ils filaient vers le sud-est en prenant soin de n’emprunter que des vieilles routes non balisées, précédés par un éclaireur à cheval qui revenait faire son rapport toutes les trois heures. Matt savait qu’une demi-douzaine de chariots comme le leur suivaient, et que plus loin, beaucoup d’autres cortèges prenaient la même direction, répartis sur une trentaine de kilomètres pour passer inaperçus. Piotr le lui avait expliqué, ils étaient en tout une centaine, attirés par le terrible incendie du Vaisseau-Vie en pleine destruction. C’était comme ça qu’ils s’étaient retrouvés les premiers sur les plages, à récupérer les survivants et tout ce qui méritait de l’être parmi les débris de toute sorte qui avaient flotté jusqu’au rivage. Une centaine de rebelles en mission sur le territoire Ozdult pour dévaliser le plus grand entrepôt de matériel et de nourriture de tout l’empire. Des milliers de boîtes de conserve et d’équipements extirpés des ruines de l’ancien monde.

Cette mission avait évolué à l’instant même où des adolescents étaient apparus sur le sable. Ils en avaient sauvé un maximum. Piotr le lui avait assuré. Pendant près de dix heures ils avaient sillonné la côte pour aider tous les rescapés, jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus rester. Avant que les soldats d’Oz n’arrivent, il avait fallu partir, ne pas prendre le risque d’un affrontement. Les flammes dans la nuit avaient été si intenses qu’elles ne pouvaient être passées inaperçues.

Ambre était peut-être quelque part, dans l’un de ces convois, mais impossible d’en être certain.

Quant à Tobias…

Matt serra les dents. Il ne parvenait pas à se raisonner. Tobias ne pouvait avoir péri ainsi. Sans un au revoir, sans pouvoir le tenir dans ses bras une dernière fois, comment y croire ? La réalité le lui avait pourtant maintes fois démontré avec cynisme et cruauté : la violence ne prévenait pas, pas plus que la mort, le monde n’était pas tendre. Et puis, sans cesse, l’image de la tête de Floyd se détachant de son corps sous la hache du Tourmenteur revenait le hanter.

Le monde est sans pitié, se répétait-il comme pour se convaincre d’abandonner tout espoir. D’ailleurs, quel espoir leur restait-il ? Ils avaient perdu le Testament de roche, Ggl avait englouti le second Cœur de la Terre, bientôt Entropia ravagerait toute l’Europe avec ses hordes de créatures immondes, et la vie telle qu’ils la connaissaient disparaîtrait.

Non, décidément, Matt ne voyait plus à quel espoir s’accrocher. Seul, sans Ambre et sans Toby.

Il tourna la tête vers les deux chiens géants qui suivaient la charrette, liés par un licol rudimentaire. Matt reconnut le croisé leonberg et saint-bernard, assez ressemblant à Plume, une bête énorme, plus haute et large que les chevaux de trait. Il s’appelait Lycan, Matt avait souvent remarqué sa taille lorsqu’on le promenait sur le pont supérieur du Vaisseau-Vie. L’autre chien paraissait minuscule à son côté, blanc tacheté de marron, semblable à un setter anglais. Beaucoup de chiens avaient été récupérés après le naufrage. Matt ignorait comment mais ils étaient parvenus à sauter à l’eau avant que le navire ne s’embrase totalement. Pleins de ressources, ils étaient capables d’improviser, de forcer au besoin portes et trappes, ils venaient d’en faire la preuve une fois encore.

Il s’interrogeait à nouveau sur le sort de Plume, sa chienne. Et cette peine s’ajouta à toutes les autres, alourdissant un peu plus le fardeau de son existence. Elle s’en est sortie, se répéta-t-il. Avec tous les autres. Elle est maligne, elle s’est débrouillée, elle est quelque part là-dehors, dans la nature, et elle survit. Elle s’en sortira. C’est une bonne chienne. Une bonne chienne. Elle va vivre…

Tous les Pans et Kloropanphylles n’avaient pas eu cette chance.

– Tu devrais manger un peu, lança Piotr avec son accent très prononcé. Tu n’as rien avalé depuis hier.

– Je n’ai pas faim.

– Tes amis ne sont peut-être pas morts, fit Lily. Tu dois t’accrocher à cette idée.

Matt approuva pour la forme, mais il avait vu la cabine de Tobias. Nul ne pouvait survivre à un enfer pareil.

– Y aura-t-il un rassemblement de tous les convois pendant le trajet ? demanda-t-il.

– Non, répondit Piotr, ce serait trop dangereux. Pas avant que nous soyons tous arrivés à Neverland.

– Vous en avez sauvé combien, tu le sais ?

– Non. Au moins une centaine, sinon plus. Les charrettes sont remplies à ras bord, si ça peut te rassurer. Vous venez vraiment de l’autre côté de l’océan ?

Matt acquiesça. Il leur avait déjà tout raconté.

– Et ce… cette brume de malheur, là, intervint Johnny.

– Entropia, corrigea Matt.

– Oui, cette Entropia, elle va vraiment venir jusqu’ici nous détruire ?

Pour la première fois depuis deux jours, Matt prit conscience de son pessimisme : il leur avait fait peur avec son récit dramatique. Même si tout était vrai, il n’avait laissé aucune porte ouverte, aucun espoir.

– Je ne sais pas, murmura-t-il en haussant les épaules.

– Mais hier soir, tu as dit que…

– Hier soir j’ai pu me tromper.

– Tu dis ça pour me rassurer ?

– Quoi qu’il en soit, Entropia n’aime pas l’eau. Elle sera fortement ralentie par la mer qui la sépare de nous. Il lui faudra plusieurs semaines, peut-être des mois, pour que sa brume réussisse à passer la Manche. Crois-moi, je l’ai vue à l’œuvre. Il n’y a rien qui puisse la retarder autant.

– Pourtant Entropia est bien arrivée à traverser l’océan Atlantique, non ?

– Par l’Arctique. Entropia vient du nord, très loin au nord du Canada. Ce n’est pas un hasard si c’est aussi par le nord de l’Angleterre qu’elle est apparue en Europe. Je pense qu’elle est passée par la banquise de l’Arctique. Pour avoir le moins d’eau à franchir. Cela nous laissera du temps.

– Pour faire quoi ?

Cette fois Matt demeura bouche bée. Il n’avait pas de réponse honnête à donner à Johnny. Lui-même ne savait pas ce qu’ils pouvaient encore faire pour survivre. Sinon fuir. Loin, jusqu’aux confins du monde. Pour gagner du temps, avant que l’irrémédiable ne se produise, avant qu’Entropia ne les rattrape et ne recouvre la planète entière.

Johnny lut la détresse sur le visage de Matt et frissonna.

Lily posa la main sur l’épaule de Johnny pour le rassurer, et lui chuchota quelques mots en allemand. Matt avait compris que le jeune Pan venait de là-bas, et que Lily, elle, était française. Quant à Piotr, il semblait venir d’un pays de l’Est.

– C’est quoi, Neverland ? interrogea-t-il.

– Notre territoire, répliqua aussitôt Piotr. Loin à l’est, au milieu des forêts, hors de portée des Ozdults.

– Ils vous laissent tranquilles là-bas ?

– Ils ne s’y aventurent pas. C’est une zone franche. Il y a plusieurs cités adultes mais elles ne font pas partie de l’empire. Les gens qui y vivent ont leurs propres règles, celles du commerce. C’est tout ce qui compte.

– Vous pouvez vous y rendre, dans ces cités ?

– Ils nous tolèrent, mais ce sont des endroits dangereux.

– Pourquoi l’empire accepte-t-il cette zone franche ?

– C’est très sauvage, loin à l’est, plein de dangers inattendus. Et puis… il y a une sorte de pacte.

– Un pacte ?

– Oui. C’est une longue et mauvaise histoire. Ce qui compte c’est que Neverland soit au cœur de cette zone franche. Là-bas nous serons à peu près tranquilles.

– Neverland…, murmura Matt.

En d’autres temps, la promesse d’un sanctuaire Pan sur les terres ennemies l’aurait enthousiasmé. Aujourd’hui, cette nouvelle ne lui faisait aucun effet.

– Deux semaines de voyage, c’est ça ?

– En menant très bonne allure. Chargés comme nous le sommes tous, j’ai peur que ce soit plutôt trois semaines. Il faudra être discrets, les patrouilles Ozdults sont nombreuses, l’empereur a mobilisé ses troupes, il est nerveux. Je pense que c’est lié à cette Entropia dont tu nous as parlé.

Matt avait omis de rapporter la mort de l’empereur, infligée de la main même du Buveur d’Innocence. À présent, allié à Ggl, le visage de l’empereur avait changé et cela ne présageait rien de bon. Terreur et perfidie allaient s’étendre sur les terres adultes.

Combien de temps Ggl allait-il soutenir le Buveur d’Innocence ?

Jusqu’à ce qu’il obtienne le troisième et dernier Cœur de la Terre.

Matt ne se faisait aucune illusion, le Testament de roche avait été enlevé par les complices du Buveur d’Innocence. Il ignorait comment, mais cela ne faisait aucun doute. Et l’homme était assez malin pour le dissimuler loin des yeux de Ggl, afin de monnayer ses informations et conserver l’équilibre des pouvoirs face à Entropia.

Lycan leva brusquement le museau, les oreilles en arrière.

– Ralentissez ! commanda aussitôt Matt.

– Pourquoi, qu’est-ce qu’il y a ? s’alarma Piotr.

– Je l’ignore, mais regarde le chien, il a flairé quelque chose.

Puis ce fut au tour de l’autre chien de se mettre aux aguets.

– Quel genre de créatures dangereuses dans cette forêt ? demanda Matt.

– Aucune idée, nous sommes loin de chez nous, je ne connais pas assez bien.

– Vous êtes armés ?

Piotr brandit l’arc qu’il venait de saisir. Johnny sortit un lance-pierre et Lily un fouet. C’était mieux que rien, restait à espérer qu’ils sachent s’en servir. Matt se glissa dans son gilet en Kevlar. Par chance, il l’avait enfilé la nuit du drame, tout comme il avait porté son épée dans le dos. Il leva la lame devant lui.

Lycan pointait le museau vers la droite de la charrette. La végétation foisonnait, en ce mois d’août chaque buisson s’enveloppait de plusieurs épaisseurs de feuilles et les fougères camouflaient le sol. Impossible d’y voir à plus de quelques mètres.

Une ombre massive se faufilait entre les troncs. Elle se rapprochait et, à mesure qu’elle se découvrait, la lame de Matt retombait.

Il reconnaissait la silhouette, le pas allègre, presque joyeux.

Les couleurs du pelage.

Il tendit la main vers ses compagnons.

– Baissez vos armes.

– Tu rigoles ? paniqua Johnny. C’est énorme !

– Je sais qui c’est.

– Qui c’est ? répéta le jeune Pan. C’est un ours ! Voilà ce que c’est !

– Non. C’est Plume.

La chienne surgit sur le chemin et bondit sur la charrette, manquant la faire chavirer, pour lécher le visage de Matt en couinant de bonheur.

La puissante tête de la chienne catapulta Matt parmi les ballots.

Plume ne parvenait pas à contenir sa joie, elle émettait des petits jappements hystériques en se frottant au garçon.

Il serra l’immense gueule contre lui. Elle sentait l’eau de mer mêlée à des odeurs de rance. Elle avait besoin d’être brossée.

Ce n’était pas la première fois qu’elle le retrouvait. Plume et son flair. Son ange gardien. Prête au sacrifice pour rejoindre et sauver son maître.

– Toi, quoi qu’il m’arrive, tu seras toujours là, pas vrai ?

Pour la première fois depuis ces deux longs jours, une étincelle de réconfort s’alluma dans le cœur du jeune homme.