52.

Survivre


Les couleurs chatoyantes avaient disparu.

Les plantes tiraient de plus en plus sur le vert sombre, et même les bras d’eau, les mares et les rivières n’étaient plus turquoise mais kaki et limoneux. Là où, la veille, les rayons du soleil traversaient les feuillages pour souligner l’éclat de la jungle, n’existaient plus désormais que des traits perçant difficilement une frondaison épaisse et dense, à peine plus que des coups de projecteur pour faire pénétrer le jour dans cette atmosphère étouffante, toute en clair-obscur.

C’était le troisième jour de la caravane Pan dans Mangroz et déjà ils n’en pouvaient plus. Ils transpiraient, leur peau collait, ils sentaient mauvais, avaient soif en permanence, et les deux nuits avaient été infernales à cause du vacarme de la faune. Ils progressaient dans la paranoïa du moindre vrombissement, craignant un retour des MousTiques qui, cette fois, ne se laisseraient pas duper.

Les chiens aussi étaient à bout. Ils avançaient lentement, d’un air las, la langue pendante, et la moindre pause était la bienvenue.

Comme l’avait pronostiqué Lily, le cœur de Mangroz était une jungle irrespirable, le sentier qu’ils suivaient à peine visible, et sans l’odorat des chiens ils l’auraient perdu depuis longtemps. Les lianes et les branches basses fouettaient le visage à chaque pas, des feuilles garnies de palpes collants s’accrochaient à leurs vêtements et leurs cheveux, les montures manquaient se tordre les pattes dans tous les trous et luttaient pour ne pas se faire saisir au passage par des racines entortillées qui se refermaient tels des pièges à collet. Peu à peu, la nature se muait en véritable enfer.

À cela s’ajoutaient les nuées d’insectes volants, grouillant, sautant, qui pour certains les évitaient à cause du thym mais pour beaucoup se jetaient sur ces peaux savoureuses en laissant derrière eux des boutons urticants.

Tobias dodelinait sur le dos de Mousse, les feuilles qui lui caressaient le haut du crâne ne le dérangeaient plus, il n’en était plus là, et il s’endormait dans la chaleur moite, régulièrement sorti de sa torpeur par les bestioles qui lui grimpaient sur les bras ou dans le cou. Lorsqu’il fut réveillé par une araignée rouge aux très longues pattes fines il la repoussa d’un geste précipité et reprit ses esprits pour de bon. Il était à présent catégorique : il détestait la jungle.

Je la hais ! Plus jamais de ma vie je ne retournerai là-dedans ! Ça grouille de partout ! J’ai chaud, ça gratte, j’en peux plus, et le boucan de tous ces animaux qui sont partout mais qu’on ne voit jamais est insupportable !

Tobias avait l’impression que le crépuscule tombait depuis qu’ils étaient dans le cœur de Mangroz, mais il réalisa que là où le soleil parvenait à s’immiscer, ses obliques dorées dans lesquelles venaient danser les grains de poussière étaient encore bien vives. Ils n’étaient qu’en milieu d’après-midi. Seulement ! Tobias était exténué. Il tâta sa gourde de ceinture : vide depuis longtemps. Il fit glisser son sac à dos sur le devant et sortit sa grosse gourde : presque vide. Il tâta son palais de sa langue sèche et estima qu’il était temps de s’accorder quelques gouttes. Se rendant compte qu’il allait tout finir, il s’interrompit en voyant Mousse qui peinait, sauta à terre pour marcher à côté de lui et lui tendit le reste d’eau. Le chien lapa consciencieusement et poussa un profond soupir lorsque ce fut terminé.

La colonne fit une autre halte pour permettre aux chiens de souffler, en fin d’après-midi, et Orlandia prit la patte de Kolbi, son berger malinois, entre ses cuisses à la manière d’un maréchal ferrant se préparant à ferrer un cheval :

– Ils ont beaucoup de petites coupures qui sont en train de s’infecter ! s’inquiéta-t-elle.

– C’est à cause du terrain et de l’humidité, répondit Ambre.

– Je vais m’en occuper, fit Dorine en attrapant son sac.

– Je vais t’aider, proposa Tobias.

Elle sortit une boîte en carton percée dans laquelle elle conservait ses chenilles-hygiéniques qu’elle prenait soin de nourrir régulièrement de débris de feuilles, et avec Tobias ils en appliquèrent sur les plaies les plus suintantes de Kolbi, Plume, Lycan, Nak, Gus et Draco. Safety, Zap et Mousse avaient eux des blessures plus importantes, à des stades plus avancés d’infection, et Dorine usa de son altération de guérisseuse pour les panser. Ce n’était pas parfait, son pouvoir n’était pas assez puissant pour cela, mais c’était déjà mieux. Il lui suffisait de se concentrer très fort et les tissus nécrosés se désagrégeaient d’eux-mêmes en quelques secondes, le sang coagulait aussitôt, et, dans les meilleurs cas, un début extrêmement fragile de derme protecteur se formait. Ensuite tous les Pans bandèrent les pattes de leurs fidèles montures et, après cette longue halte, ils reprirent leur marche forcée.

Tobias se demandait combien de temps ils pourraient survivre ici s’ils ne trouvaient pas la ville de Mangroz. Avant même que les maladies ou les prédateurs n’aient raison d’eux, dans de pareilles conditions, il y avait fort à parier qu’ils s’entre-tueraient eux-mêmes. Ils ne dormaient pas beaucoup et très mal, épuisés, irrités, et la moindre contrariété prenait des proportions démesurées. Il l’avait constaté le midi même lorsqu’ils avaient déjeuné. Matt et Lily s’étaient un peu cherchés sur des histoires de rations, pendant que Chen et Tania en faisaient autant pour une question plus stupide encore : qui avait vu le premier le rondin pour s’asseoir au sec et pas sur le feuillage humide ! En seulement trois jours de ce traitement, le groupe était déjà prêt à l’implosion.

Tobias se laissa aller une fois encore à ses pensées, il divaguait, se replongeait dans ses parties de jeux de rôle de l’époque où il était un adolescent vivant à New York, dans le cœur même de la civilisation. Que cette vie lui paraissait lointaine ! Un quotidien facile où il lui suffisait d’avoir envie de quelque chose pour le trouver ! Une boisson fraîche, une glace, un bon livre assis dans le canapé confortable, une partie de jeu avec ses copains Matt et Newton… Des jeux où tous les dangers étaient palpitants, la souffrance de leurs avatars imaginaire, un simple mot pour les rendre plus formidables et endurants, et où tout se réglait avec un lancer de dé et des mots. C’était une époque où vivre une aventure lui paraissait merveilleux, où il aurait été prêt à donner tout ce qu’il avait en échange d’épopées fantastiques. Eh bien il pouvait s’estimer comblé maintenant ! C’était exactement ce qui s’était produit ! Il avait tout perdu contre ce qu’il vivait depuis presque deux ans. Tout. Même sa famille.

Le souvenir du Mutant, vêtu des vêtements déchirés de son propre père dans son appartement lui arracha un frisson.

Il n’avait plus repensé à ça depuis une éternité. C’était trop douloureux. Au final, c’était une chance tout ce qui leur arrivait depuis la Tempête. Courir partout, se battre, avoir peur, tout ça les occupait, les empêchait de penser et de pleurer sur ce qu’ils avaient perdu à jamais. Les frères, les sœurs, les parents, les amis. Et quand les Pans avaient eu un peu plus de temps pour se souvenir, plusieurs mois s’étaient écoulés, assez pour encaisser le choc, pour se reconstruire en partie. Et ils avaient bâti des lieux comme le Salon des Souvenirs à Eden, pour ne pas oublier, pour se replonger dans leur histoire ancienne, de temps à autre.

Mais ils avaient perdu bien plus que ce à quoi songeait Tobias de prime abord. Au-delà du confort moderne, d’une vie somme toute aisée, existait un modèle de vie, avec un cadre social et affectif rassurant. Ils n’avaient plus rien de tout cela. Il fallait se débrouiller, chercher de l’affection autrement, et soudain Tobias comprit pourquoi les liens entre Pans étaient aussi fraternels. Ils se considéraient tous comme des frères et sœurs parce qu’ils étaient la seule famille qui leur restait face au monde, à sa cruauté et ses dangers.

Tobias jeta un coup d’œil vers Matt.

Son ami de toujours.

Maintenant qu’il était de plus en plus avec Ambre, Tobias le voyait moins. Pourtant il ne lui en voulait pas. Leurs moments, s’ils étaient moins nombreux, demeuraient sincères, ils n’avaient pas changé. Et puis lui-même s’était rapproché de Chen et Tania. L’important à ses yeux c’était la qualité de leur relation. Pour autant, Tobias ne pouvait s’empêcher d’angoisser à l’idée que Matt et Ambre décident un jour de quitter les Pans pour partir vivre une vie d’adulte ensemble. Était-ce possible ? Est-ce que l’amour les guiderait invariablement sur ce chemin de la maturité ?

Brusquement, Tobias se demanda si Ambre et Matt l’avaient fait.

Non, Matt le lui aurait dit. Il était son meilleur ami et on ne cachait pas ça à son meilleur ami. Non, c’était impossible. Les deux garçons en avaient parlé à Eden, et Tobias avait senti Matt fébrile. Il n’était pas prêt, ce que Tobias pouvait bien comprendre ! Déjà embrasser une fille c’était tout un truc, alors se coller contre elle tout nu et… Rien que l’idée lui fit secouer la tête.

Cependant, après quelques secondes, il s’imagina en train d’embrasser une fille, et l’idée ne lui sembla pas si dégoûtante que ça. À vrai dire, c’était même plutôt intrigant.

Mais lorsque Tobias réalisa qu’il s’imaginait en train d’embrasser Tania, il rejeta cette image comme s’il s’était agi d’une araignée gluante.

Non, à bien y réfléchir, tout ça n’était pas du tout pour lui !

L’ensemble de la caravane commençait à sérieusement se demander s’ils n’étaient pas perdus et s’il ne serait pas plus judicieux de faire halte pour la nuit car ils se sentaient tous à bout de forces, tout comme les chiens, lorsque le vague sillon un peu plus clairsemé qui leur servait de sentier s’élargit pour s’arrêter face à une vaste étendue d’eau verdâtre. La jungle cohabitait ici totalement avec le marais : plusieurs rivières étroites, à peine des bras d’eau, formaient un labyrinthe infranchissable à pied, bordées par des sumacs, des saules et des acajous dont les racines plongeaient pour former des rives grillagées. La lumière du soleil était à peine plus présente malgré les rivières, car des palmiers et des cèdres profitaient de cette abondance pour étendre leurs troncs au-dessus de la première couche et retombaient au-dessus des flots silencieux pour dresser de longues pergolas comme des tunnels.

Tobias ne l’aurait jamais cru possible, mais le bruit des insectes était ici encore plus fort qu’auparavant, car doublé par le coassement incessant de grenouilles invisibles. Il devait bien y en avoir des milliers, sinon des millions, estima Tobias tant il en entendait partout autour de lui.

Puis Lily sauta de Lycan pour approcher du rivage et lorsqu’elle s’immobilisa devant un ponton de planches vermoulues, Tobias remarqua la présence d’une cabane dissimulée sous d’immenses feuilles.

Un homme à la barbe grise en sortit et parut surpris, d’abord par la chevelure bleue puis par l’âge de son visiteur. Son étonnement redoubla lorsqu’il aperçut la horde qui l’accompagnait et il fit un pas en arrière, effrayé, avant que Lily ne le rassure en lui expliquant qu’il n’avait rien à craindre. Elle l’informa de leur désir de rejoindre Mangroz et il siffla :

– Va f’lloir ’ttendre un bout d’moment alors ! Pass’qu’avec toute ça d’passagers mon bac s’ra pô assez ! J’vais d’mander les p’niches plutôt ! S’non vos bêtes là, elles travers’ront pô !

Tobias se pencha vers Matt pour lui chuchoter :

– J’espère qu’ils parlent pas tous comme ça à Mangroz sinon je vais rien comprendre !

Matt lui adressa un clin d’œil complice.

Tous les cavaliers patientèrent longuement, entre les chiens allongés qui haletaient de chaleur, de fatigue et de soif, tandis que cette fois le crépuscule tombait pour de bon. Ils virent enfin arriver deux embarcations de plus de six mètres, encadrées par deux torches à la proue et à la poupe et manœuvrées chacune par deux hommes poussant sur des perches.

Lily échangea des faces d’Oz contre leur traversée, sous le regard circonspect et un peu inquiet des quatre bateliers qui voyaient embarquer les masses énormes des chiens.

Ils étaient très lourds et les marins donnèrent des perches aux Pans pour qu’ils les aident à pousser sur le fond des canaux afin de quitter le rivage et d’avancer dans le dédale qui s’étendait devant eux.

Tobias et Matt se tenaient sur l’avant d’une des deux péniches et ils remarquèrent en même temps que les torches dégageaient une odeur assez forte de citronnelle.

Lily, à qui ce détail n’avait pas échappé, se tourna vers l’un des hommes :

– Nous n’avons pas trouvé de pulpe de citronnelle en arrivant dans la jungle alors qu’il y en a partout d’habitude, vous savez pourquoi ?

– Les cloportes les coupent à la base, répondit sombrement l’homme.

– Les cloportes ? Mais… pourquoi ?

– Ils se nourrissent des carcasses en putréfaction laissées par les MousTiques.

– Et alors ?

Ambre intervint :

– Si les MousTiques ont plus à manger, les cloportes aussi ! Ils se rendent service !

– Quoi ? Les cloportes et les MousTiques ? s’étonna Lily. Depuis quand les espèces discutent-elles ensemble ? On n’a jamais vu ça !

– Non, elles ne parlent pas, mais elles s’adaptent les unes aux autres. C’est de la symbiose ! Deux espèces qui s’associent pour survivre.

– Jamais entendu parler de ça, fit Lily, ébahie.

– Par exemple toi, dans tes intestins, pour mieux digérer et te protéger d’autres espèces invasives tu as environ un kilo de bactéries qui se nourrissent de ce que tu absorbes. C’est donnant-donnant.

– Les hommes se rassemblent et s’organisent, ajouta le batelier, faut bien que les bêtes en fassent autant.

– Alors il n’y a plus du tout de citronnelle pour se protéger ? demanda Lily.

– Pour l’instant il en reste encore au nord et à l’ouest. Et maintenant on la cultive nous-mêmes aussi.

Tobias était captivé par cette histoire de symbiose. Le monde ne cessait de s’adapter à une vitesse folle depuis la Tempête. La nature avait repris des forces, elle avait été dopée par ces quelques heures de déchaînement intense. Les cartes étaient redistribuées. À présent, c’était à l’homme de s’adapter, et très rapidement de surcroît. Ce n’était pas vraiment une guerre, songea-t-il, mais un vaste plateau de jeu stratégique où il fallait apprendre à bien placer ses pions, non pour triompher de l’autre, mais juste pour survivre.