61.
Comment fuir une île ?
Tania glissait vers la mort. Et dans cette scène surréaliste, Matt vit Chen apparaître dans l’air, les paumes ouvertes devant lui. Il planait juste dans le dos de Tania. Trop bas pour atteindre le toit, mais assez pour la saisir par le poignet. Les deux allaient s’encastrer dans le mur de la maison.
De sa main libre, Chen amortit le choc, et sa paume resta parfaitement collée à la paroi malgré l’impact qui lui fit pousser un cri déchirant. Il tenait Tania à bout de bras de son autre main.
La jeune femme se balançait dans le vide, totalement hagarde, ne comprenant pas ce qui se passait. Elle s’était vue tomber, périr, et soudain elle flottait à cinq mètres de hauteur.
Tobias, Matt et Dorine se jetèrent à plat ventre pour saisir le poignet de Gluant, qui n’avait jamais si bien porté son surnom.
– Tiens bon ! s’exclama Matt en usant de son altération de force pour les remonter.
Chen s’allongea sur le dos, le nez et la bouche en sang.
– J’y crois pas à ce que je viens de faire ! haleta-t-il.
Ils n’eurent pas le temps de se congratuler que les coups de sifflet résonnèrent à nouveau, rameutant tous les mercenaires disponibles dans le secteur. Ils accouraient en contrebas dans la rue, mais aussi plus haut sur les toits, à leur poursuite. Il plut de nouvelles flèches tout autour des Pans, et Tobias pivota vers Ambre :
– Tu peux nous entourer d’une bulle comme tu l’as déjà fait ?
– Non, répondit Matt à sa place. Elle tient à peine debout.
– Et avec le Cœur de la Terre ?
– Tu oublies les Golems et les Tourmenteurs ? On a déjà assez d’ennuis comme ça ! Allez, on dégage !
Matt souleva Tania et la posa sur son épaule comme un sac de pommes de terre. La flèche dépassait de sa cuisse qui saignait abondamment. La force de Matt lui permettrait au moins de la porter un moment sans difficulté.
Ils allaient aussi vite que possible, mais Torshan et Ambre les ralentissaient, et même Matt ne parvenait plus à courir aussi bien, lesté du poids de Tania. Les mercenaires se hissaient sur les toits de tous les côtés, guidés par les cris des archers, et Matt pouvait entendre ceux qui fonçaient aussi dans la ville, pour tenter de leur barrer le chemin. Plus ils se rapprochaient du port, et moins leurs chances de s’en sortir lui semblaient réelles.
Il envisageait déjà d’aller au corps à corps lorsque Tobias s’écria :
– Je vous rejoins !
Et il usa de son altération pour les distancer. En quelques secondes il était loin devant, et soudain il disparut, plongeant dans une ruelle.
Toby j’espère que tu sais ce que tu fais !
Matt repensa à ce que lui avait confié son ami la veille, sa peur que l’un d’eux finisse par y rester, et il eut un pincement au cœur. Pourvu que ses craintes ne deviennent pas un pressentiment ! songea-t-il.
Le groupe, hors d’haleine, grimaçant, le visage écarlate, les jambes en feu, avait ralenti. Ils ne voulaient rien lâcher, continuaient à donner tout ce qu’ils avaient, puisant dans leurs réserves, mais il ne faisait aucun doute qu’atteindre le port, si c’était encore possible, ne serait pas une délivrance. Se battre dans cet état relevait de la folie. Les archers pourraient les abattre, et même si Matt était doué au corps à corps, son altération ne suffirait pas à décimer les dizaines de mercenaires qui se précipitaient, alléchés par l’appât du gain. Les coups de sifflet devaient correspondre à la promesse d’une prime pour quiconque assisterait la Guilde d’Oxxen et, dans une cité comme Mangroz, Matt ne se faisait guère d’illusions : tout le monde se dresserait contre ces neuf adolescents.
Trois hommes grimpèrent sur le toit face aux Pans et ils dégainèrent leurs gourdins pour les accueillir, fléchis sur leurs cuisses, parés à les intercepter.
Matt espéra un instant voir une bordée de flèches avant de réaliser à travers les brumes de l’épuisement que Tania était sur son dos et Tobias parti.
Au lieu de ça un éclair crépita et étincela, frappant les trois mercenaires qui chavirèrent vers l’endroit d’où ils étaient venus.
Torshan, malgré sa blessure, était encore alerte.
– Il faut redescendre, avertit Lily, droit devant il y a la rue principale, nous ne pourrons pas aller plus loin !
Matt se rapprocha du bord en courant et il avisa les quelques passants en dessous. C’était maintenant ou jamais.
Ils passèrent par un balcon, puis sautèrent sur un amas de cageots vides qui amortit leur chute en éclatant, avant de retrouver le bois de la chaussée.
Lily indiqua, pantelante, la route à suivre :
– Tout droit et à gauche… un passage étroit… conduit à l’arrière des écuries !
Ils transpiraient et, en constatant la tête que tiraient ses compagnons, Matt sut qu’ils n’allaient pas tarder à flancher. Lui-même commençait à voir des taches noires apparaître devant ses yeux et il ne trouvait plus son souffle.
Il faillit allonger Tania au sol et brandir son épée pour affronter leurs poursuivants plutôt que d’aller brûler ses dernières forces dans une fuite qui semblait de plus en plus vaine. Au lieu de cela, il réajusta Tania sur son épaule et s’élança, suivi de près par ses amis. S’il s’était arrêté là pour combattre, ils en auraient fait de même. Ils étaient à bout.
La grande rue apparut, avec beaucoup plus de monde, ce qui constituait un véritable problème pour courir, mais ralentissait également les mercenaires d’Oxxen. Matt caressa le fol espoir de les semer, au moins provisoirement, avant d’apercevoir les archers sur le toit qui aboyaient des ordres aux guerriers en retrait.
Chaque pas devenait une souffrance, Matt ne tenait plus debout, il se cognait à tout le monde, se faisait insulter, et la tête lui tournait de plus en plus. Au loin il devina des grondements de colère et d’indignation, la foule protestait. Puis ils fendirent le dernier rideau et Matt comprit.
Les passants étaient bloqués. Une quinzaine d’hommes en armes barraient la route.
Dès que Matt apparut, un individu portant le tatouage d’Oxxen pointa le doigt dans sa direction :
– Les gamins, là !
Matt pensa à faire demi-tour, mais là aussi la foule maugréait. D’autres mercenaires accouraient. Ils étaient pris en tenaille.
Cette fois l’affrontement devenait inéluctable. Ambre n’était plus en état, pas plus que Tania. Dorine et Lily n’étaient pas des combattantes, il ne restait que lui, Chen, Torshan et Orlandia, contre quinze devant, autant derrière, plus les archers sur les toits.
Matt se donnait peu de chances. Surtout que leurs adversaires allaient recevoir des renforts, à n’en pas douter.
Il fit glisser Tania de son épaule et cette dernière, claudiquant, se tint à Lily.
Des cris provenant du bas de la rue, près des quais, se propageaient de plus en plus vite dans leur direction. Quelque chose remontait vers eux, qui effrayait tout le monde sur son passage.
Lorsque le mur de mercenaires explosa sous le galop de Plume, Lycan et tous les autres chiens menés par Tobias sur Mousse, Matt reprit espoir. Kolbi, Plume et Draco expédièrent d’un coup de patte les aventuriers trop hardis qui tentèrent de s’interposer et se postèrent devant les Pans qui sautèrent sur leur dos.
Les gens s’étaient écartés pour laisser passer la meute, terrorisés par ces créatures géantes qui fonçaient en arrachant des fragments de la chaussée au bout de leurs ongles. L’homme au sifflet arriva seulement sur place, s’égosillant pour sonner l’alerte, mais il ne put que les voir lui échapper en direction des quais. Là, des silhouettes munies de longues piques et de lances d’acier s’organisaient au pied de la capitainerie.
– Et maintenant ? s’écria Tobias. Toute la ville est à nos trousses !
– On colle au plan ! ordonna Matt en cherchant parmi la forêt de mâts un navire assez gros pour les transporter mais pas trop dur à manœuvrer dans l’urgence.
À présent qu’ils étaient en plein cœur de l’action, cette idée lui apparut complètement folle.
Il fouillait malgré tout du regard le port en quête d’un miracle. Les quais étaient bondés et encombrés de marchandises, les navires trop immenses ou trop petits. Il fallait changer de plan.
Mais comment échapper à ses poursuivants sur une île ?
Une corne se mit à sonner. Elle rugit à travers tout Mangroz d’une étrange façon, comme si elle se déplaçait très vite.
Une grande jonque apparut du côté de l’île, fendant les flots à pleine vitesse. Ses gigantesques voiles noires entièrement dépliées, elle manœuvrait si rapidement qu’elle penchait à bâbord, dévoilant son pont envahi de marins arrimés à leur poste et elle fonçait le long des docks, s’apprêtant à en raser l’extrémité.
La corne beugla à nouveau, attirant toute l’attention, imposant un silence incroyable sur le port.
La jonque n’allait pas s’arrêter, elle ne le pouvait pas, elle allait se contenter de frôler Mangroz, et son équipage voulait que tout le monde le sache.
– Je crois…, dit Ambre, absorbée par la scène surréaliste, je crois que c’est pour nous. Ils nous appellent !
– Nous ? fit Tobias. Pourquoi nous ?
– Ils ne font pas ça par hasard !
Matt fixait le navire flamboyant :
– J’ignore si elle a raison, dit-il, mais c’est notre dernière chance !
Il donna un petit coup de talons dans les flancs poilus de Plume qui s’élança aussi prestement qu’un bolide de course.
Les neuf chiens galopaient à travers le port et la jonque remontait en sens inverse, portée par les vents.
Il se dégageait une telle puissance, une telle force des neuf monstres hirsutes que les gardes, malgré leurs longues lances, reculèrent en les voyant arriver droit sur eux, et la panique termina de les disperser.
Des hommes et des femmes se jetaient sur le côté pour éviter la meute, et certains n’hésitèrent pas à sauter dans l’eau trouble.
Enfin les chiens atteignirent le dock le plus long, telle une piste de décollage, et Plume accéléra encore, surprenant Matt. Les autres en firent autant, galvanisés par l’enjeu devenu défi individuel. Chaque chien voulait aller plus vite que l’autre. Leurs ongles tintaient sur les planches qui claquaient sous leur poids.
La jonque était presque au bout du dock. Matt comprit que ça allait être juste.
Lorsque Plume s’envola, son jeune cavalier cramponné à sa fourrure, tout alla si vite et fut si impressionnant qu’il hurla comme il ne l’avait jamais fait, de peur, de résignation et d’excitation mêlées.
Plume frappa le pont principal et, emportée par son élan, termina sa course dans un tas de cordages, bientôt percutée par Lycan, Mousse, Gus et tous les autres.
Les Pans geignaient, ils avaient mal partout. Tania était inconsciente, Orlandia s’était assommée à l’atterrissage et Ambre luttait pour rester éveillée. Mais ils l’avaient fait.
Ils étaient à bord de la grande jonque aux voiles noires et Matt ignorait si c’était une bonne chose.
Au moins Mangroz et ses trois quartiers étagés qui brillaient de toutes ses torches s’éloignaient tandis que la jonque changeait déjà de cap pour s’enfoncer dans les méandres du marais.
Matt poussa un gémissement en essayant de se relever. Il n’était plus que douleurs.
Une main se tendit pour l’aider.
Un homme aux boucles sombres et à la moustache finement roulée le dominait.
– Voilà un embarquement qui ne manque pas de panache !
Matt reconnut Mélionche.
Le bras droit de Jahrim le pirate.