1.

Le cauchemar de la fille-lumière


Voler.

Au-dessus d’une mer tranquille de nuages, sous les chauds rayons du soleil. Puis fondre à travers les volutes diaphanes et fendre le ciel à toute vitesse pour venir raser les ondulations de l’océan, sentir l’écume glisser sur ses joues tandis que son corps frôle la crête des vagues, savourer les traces salées sur ses lèvres, apercevoir les falaises brunes de la côte au loin et s’en rapprocher avec un sentiment grisant de totale liberté.

La frustration se manifesta brusquement, au moment où elle se réveilla pour constater que tout cela n’avait été qu’un rêve. Un doux songe.

L’amertume fut d’autant plus forte qu’Ambre avait mal partout. Son dos était meurtri, des ecchymoses marquaient ses bras, et une douleur épouvantable vrillait son front. Ses jambes ne…

Son cœur se serra dans sa poitrine.

Ses jambes étaient insensibles, elles. Depuis l’accident sur le Vaisseau-Vie. Ambre retint les larmes qui montaient. Elle pouvait encore se déplacer, en usant d’une petite partie de son altération, pour se porter, mais cela la fatiguait plus vite, et ce n’était pas pareil, ce n’était plus naturel.

Elle ne sentait plus du tout ses jambes. Aucune sensation, aucun picotement ni contraction musculaire. Rien.

Sa pensée s’organisait. Elle réalisa soudain qu’elle ne savait même pas où elle se trouvait. Son dernier souvenir… le Vaisseau-Vie en feu ! Sa destruction ! Matt, Tania et Chen serrés contre elle, puis la chute au milieu des milliers de débris en flammes, des dizaines de mètres à pleine vitesse avant de s’écraser dans l’eau glaciale. La bulle de protection. Ambre avait créé une enveloppe avec l’énergie du Cœur de la Terre, pour les protéger.

Tobias !

Elle se remémora la cabine ravagée par le brasier. Il n’avait pas survécu.

Puis plus rien.

Elle ouvrit les yeux avec difficulté.

Il faisait sombre. Plusieurs taches de lumière oscillaient. Des bougies. Et puis une odeur âcre comme celle de la sueur, ce qui lui en rappela une autre. L’odeur du gymnase pas aéré. Une vie presque oubliée tant elle semblait lointaine désormais. Son cœur se serra à nouveau.

Elle grimaça. Elle avait vraiment mal partout.

Ses vêtements étaient secs. Il s’était donc écoulé pas mal de temps depuis le naufrage.

Autour d’elle, dans la pièce, des murs de pierre noire, de vieilles poutres vermoulues loin, très haut au-dessus d’elle. Ses doigts palpèrent ce qui la soutenait. Du bois. Une table ? Elle voulut se redresser mais sentit la morsure d’entraves autour de ses poignets.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Où suis-je ?

Ambre leva la tête, paniquée à l’idée d’être prisonnière des Ozdults. L’avaient-ils repêchée parmi les débris ou trouvée sur la plage, inconsciente ?

Elle tira sur ses liens, des chaînes en acier, toutes rouillées. La pièce était vaste, ronde, haute d’au moins trois étages, et l’adolescente distingua plusieurs balcons dans la pénombre, ainsi que des escaliers menant aux différents niveaux. Mais pas un mouvement.

Une ombre la recouvrit tout à coup.

Quelque chose renifla derrière elle, puis grogna. Pas un homme, non, quelque chose de plus animal, un souffle rauque et gras.

Un pas lourd se rapprocha et Ambre se raidit de terreur dès que la silhouette entra dans son champ de vision.

Forme humanoïde mais peau presque grise, toute plissée, couverte de pustules. Le nez semblait avoir fondu pour ne laisser que deux orifices oblongs, les joues pendaient de part et d’autre de ce faciès ignoble, à peine surmonté de quelques touffes de cheveux clairsemés, de la bave s’écoulait en filets des lèvres boursouflées.

Un Glouton.

Il émit un long ricanement en constatant qu’Ambre était réveillée. Puis il leva la tête et poussa un hurlement terrible qui attira une dizaine d’autres Gloutons qui investirent aussitôt les balcons en piaillant de curiosité. La porte principale s’ouvrit et cinq autres accoururent. Tous aussi monstrueux, parodies d’êtres humains, à la peau grise, rouge ou marron clair, infestés de verrues et autres furoncles ; la plupart étaient gras, avec de petits yeux masqués par les plis qui les déformaient.

Ambre se sentit plonger dans un cauchemar. C’était impossible. Elle allait se réveiller. La vie ne pouvait être à ce point cruelle. Après la disparition de Tobias, finir ici, dans cet endroit puant, au milieu de tous ces dégénérés, c’était trop. Elle s’interrogea alors sur le sort de Matt, et des autres Pans, ceux qui avaient survécu au naufrage…

Le Glouton qui l’avait surveillée tendit un doigt boudiné vers elle.

– Fille…, dit-il avec gourmandise. Fille à… nous !

Sa voix passait à travers un épais tamis de glaires qui la rendait horrible.

L’un d’eux s’approcha et le repoussa violemment pour se camper devant elle. Ses lèvres retroussées dévoilèrent une rangée de chicots jaunes et noirs, des gencives pourries. Un peu plus grand que les autres, il exhibait une puissante musculature sous la graisse qui l’enveloppait.

C’est alors qu’Ambre remarqua qu’ils ne portaient pas de guenilles, comme à leur habitude, mais de véritables vêtements en peau et en fourrure. Ces Gloutons-là s’étaient non seulement disciplinés pour vivre en communauté, mais ils s’étaient développés au point de confectionner des habits, et aussi des armes, nota Ambre en avisant la ceinture de celui qui se comportait comme le chef. Plusieurs lames rouillées étaient glissées entre la tunique rudimentaire et la ceinture en cuir.

Le chef avança la main et lui toucha la poitrine. Ambre laissa échapper un cri de surprise et voulut se redresser mais les chaînes la bloquèrent.

Le chef poussa un soupir de satisfaction et un frisson glacé parcourut l’échine de l’adolescente. Pour la première fois depuis qu’elle avait repris conscience, elle réussit à plonger son regard dans celui du Glouton. Avec le sentiment qu’il la détaillait comme un magnifique steak qu’il s’apprêtait à déguster, mais peu à peu elle n’en fut plus tout à fait sûre. Une lueur plus perverse jouait dans ce regard.

Il la déshabillait de ses prunelles lubriques.

Un grondement d’excitation monta de sa gorge et il lui écarta les jambes d’un geste sec.

– Non ! hurla Ambre.

Le Glouton parut apprécier qu’on lui résiste et il saisit les chevilles de la jeune fille pour la contraindre à obéir. Elle se débattit, ses chaînes claquèrent, mais l’acier était robuste.

Autour d’eux, la foule commençait à s’énerver, grognant, ricanant et lançant des cris d’encouragement.

L’ombre du chef recouvrit Ambre entièrement.

Cette fois, traversée autant par la panique que par la colère, Ambre laissa exploser ses émotions.

– J’AI DIT : NON ! hurla-t-elle en faisant remonter à la surface le pouvoir du Cœur de la Terre.

Les chaînes se rompirent aussitôt et d’un mouvement rageur de la main, Ambre projeta le chef Glouton dans les airs, à plusieurs mètres de haut, si violemment qu’il se fracassa les os contre la pierre et s’écrasa au sol en couinant.

Ambre flottait maintenant à quelques centimètres au-dessus de la table, les bras ouverts, le regard étincelant.

L’assemblée avait fait un pas en arrière en retenant son souffle.

Tous la scrutaient avec terreur et fascination.

Celui qui lui avait servi de gardien tendit un index tordu dans sa direction.

– Fille-lumière ! s’exclama-t-il comme s’il avait la révélation tant attendue. Fille-lumière !

Ambre flottait toujours, ignorant quoi faire. Y avait-il encore d’autres Gloutons à l’extérieur ? Et où était-elle ? Où étaient ses amis ?

Deux humanoïdes voulurent l’approcher, elle tendit la main et ils s’envolèrent aussitôt pour s’écraser dans les balcons qu’ils détruisirent au passage.

La foule poussa un hurlement de peur et d’excitation. Il se passait enfin quelque chose d’incroyable ici, sous leurs yeux hagards. Tous la montraient du doigt en crachant des mots incompréhensibles.

Utiliser plus que son altération avait été une erreur, songea Ambre. Se servir du Cœur de la Terre allait attirer les Tourmenteurs de la région. Elle devait fuir, rapidement.

Peut-être qu’il n’y en a pas. Peut-être que je suis loin d’Oz et surtout d’Entropia…

Il fallait partir sans plus s’interroger, ne plus perdre de temps.

Les Gloutons s’agitaient dans tous les sens, ils gloussaient, sautaient et commençaient à courir partout telle une meute de chimpanzés frappés de folie.

Je dois m’enfuir, loin, très loin. Maintenant !

Mais à cet instant elle reçut un puissant coup à l’arrière du crâne et elle bascula sur la table.

Elle perçut encore les cris de joie des créatures, au loin, puis tout devint sombre. Elle perdit connaissance.