43.
Une démonstration orageuse
Ti’an était allongé, encore brûlant de fièvre.
Dans le lit voisin, Rudi se reposait, et une douzaine d’autres Pans occupaient les couches suivantes, la plupart luttant contre des affections sévères. Les blessés légers, qui étaient arrivés en même temps que Matt, avaient déjà quitté l’infirmerie.
Ambre glissa jusqu’au centre de la pièce.
– Reculez, commanda-t-elle aux compagnons qui l’avaient suivie, ainsi qu’aux guérisseurs.
La dame aux chats se déplaçait étrangement, une démarche chaloupée, encadrée par une partie de son armada féline, le reste suivant et investissant tout le couloir où les enfants et adolescents du château guettaient anxieusement cette procession inattendue. La plupart s’étaient cloîtrés dans leurs chambres mais d’autres au contraire avaient suivi à bonne distance et s’amassaient sur les marches, au bout du long corridor de pierre.
La dame aux chats était grande et ses voiles dansaient autour d’elle comme s’ils étaient animés d’une vie propre. La mousseline noire, le tulle argenté et même les rubans de soie gris clair qui composaient sa fascinante robe la dissimulaient entièrement. On pouvait parfois reconnaître un bras qui se levait en transparence, et la parure tout entière suivait de manière à ce qu’on ne puisse jamais distinguer sa peau. Même son visage n’était qu’une tache floue dans les replis vaporeux de son costume, enfoncé sous un masque vibrant. En la voyant ainsi filer dans Neverland, tandis qu’elle se coulait entre les ombres prenant soin d’éviter chaque rayon du soleil, Matt s’était demandé si elle n’avait pas seulement fusionné avec ses chats au point de les comprendre, mais également avec sa robe le jour de la Tempête.
– Montre-moi ! répéta-t-elle avec une étrange fascination.
Ambre ferma les yeux et se concentra. Elle leva les bras, paumes vers le plafond. Une longue minute passa sans que le moindre changement intervienne, puis tous perçurent un picotement sur la nuque. L’électricité statique envahissait la salle, pourtant vaste. Plusieurs lanternes à lumivers se mirent soudain à briller avec une intensité incroyable et Ambre se souleva dans les airs. Ses pieds flottèrent aussitôt à un mètre du parquet.
Il y eut une sorte de bourdonnement, plusieurs lits grincèrent en s’agitant tout seuls et une fumée blanche s’éleva des blessés.
Un guérisseur voulut se précipiter mais Matt le retint et lui fit « non » de la tête.
La fumée s’intensifia et deux garçons se mirent à gémir avant qu’un troisième ne hurle carrément.
Pourtant, les plaies se refermaient. Les suppurations fondirent, les organismes prenaient le dessus sur les infections. Le sol se mit à trembler, le bois craquait de partout, tout comme les vitres des hautes fenêtres.
Puis les bras d’Ambre retombèrent et la jeune femme s’affaissa.
Tobias fut sous elle à la vitesse de l’éclair pour la rattraper juste à temps.
Tous retenaient leur souffle après un tel spectacle.
Cela n’avait duré que deux ou trois minutes, mais l’air gardait la trace d’une puissante réaction. Certains prononcèrent le mot « magie », d’autres se contentèrent de regards ébahis.
Les blessés eux-mêmes se redressaient dans leurs lits, hagards.
Ce qui était encore de vilaines plaies nécrosées une heure plus tôt était à présent une cicatrice rouge ou un hématome.
Les lanternes à lumivers retrouvèrent leur intensité normale, avant de décroître, les insectes étant épuisés par tant d’influx.
Tous les chats se mirent à miauler, un râle inquiet, une plainte entre la supplication et l’avertissement, et comme ils étaient très nombreux, leurs pleurs devinrent immédiatement assourdissants.
Mais leur maîtresse cria plus fort que sa meute :
– Silence ! Mes fidèles petites pattes, n’ayez point peur ! Ce n’est pas la sorcellerie des sorcières chat-seuses de poils, non ! C’est la magie de notre monde, mes amis ! La fille a dit vrai ! Elle abrite la vie ! Un fragment de l’étincelle première qui donne naissance à l’inanimé. Ne râlez plus mes tendres ! Nous sommes sauvés ! Le monde est sauvé ! La fille est avec nous !
La dame pivota vers Ambre et lui tendit les bras :
– Tu es celle que nous attendions ! Nous te faisons nôtre dès à présent ! Nous allons te choyer.
Matt ouvrit la bouche pour protester mais se ravisa. Ce n’était pas le moment. Il n’avait aucun doute sur ce que la dame aux chats désirait, et il était impensable qu’Ambre devienne sa prisonnière, mais il était plus sage d’attendre.
– Sois bénie ma belle ! continua la dame. Tu es ici chez toi désormais. Tu seras la gardienne de notre temple. À jamais, tu nous protégeras du mal. Notre lumière éternelle contre les ténèbres.
L’agitation était retombée. Tout Neverland n’avait parlé que de ça jusqu’au dîner inclus. Ceux qui avaient vu la dame aux chats expliquaient ce qu’ils avaient cru distinguer à travers les voiles à ceux qui s’étaient terrés chez eux, et ceux qui avaient assisté à la démonstration d’Ambre ne tarissaient pas d’éloges à son sujet, confirmant toutes les rumeurs les plus folles qui circulaient depuis son arrivée. Cette fille était vraiment particulière et la plupart considéraient que le point de vue de la dame aux chats était tout à fait rassurant. Ambre n’était pas prisonnière à leurs yeux, mais fortement incitée à rester.
Ne supportant plus les regards permanents et les apartés sur son passage, Ambre avait fini par quitter le réfectoire et monter prendre son repas dans le petit salon de l’aile nord, en compagnie de sa garde rapprochée : Matt et Tobias.
Gaspar et Lily se présentèrent un peu plus tard, tandis que le feu crépitait doucement dans la cheminée pour réchauffer l’atmosphère. Depuis le début de la soirée, un vent froid s’était mis à tourbillonner dans la vallée et s’immisçait dans le château par toutes les ouvertures.
– Comment ça va ? demanda le Représentant à Ambre.
Elle haussa les épaules.
– Je devrais m’habituer à force, mais je déteste qu’on me prenne pour une bête de foire chaque fois que j’use du pouvoir du Cœur de la Terre. La bonne nouvelle c’est que les blessés seront sur pieds dès demain je suppose…
– La mauvaise c’est que nous ne partirons pas d’ici aussi facilement que prévu, fit Tobias d’un air dépité.
– Ambre a bien assez de ressources pour que les chats ne puissent pas nous retenir, intervint Matt. Je suis plus inquiet de l’attitude des habitants du château.
Gaspar repoussa l’idée d’un geste de la main :
– Ne t’en fais pas. Ils suivront l’avis des Représentants qui seront de votre côté. Ils ont peur, donc Ambre les rassure avec ce qu’elle incarne. Mais si on leur explique que vous devez partir pour nous sauver autrement, personne ne s’y opposera. Ne vous inquiétez pas.
Matt s’enfonça dans son fauteuil, face à la cheminée.
– Si tu le dis.
Lily s’adressa à Ambre :
– Je te demande pardon pour l’attitude de mes camarades, dit la fille aux cheveux bleus. Ils ne sont pas méchants, tu sais, ils ont beaucoup souffert et tu apparais soudain, comme un miracle, il faut les comprendre…
– Tu n’as pas à t’excuser pour eux, je ne leur en veux pas.
Lily acquiesça.
Gaspar, lui, se pencha vers Matt :
– Je suis moins catégorique que toi néanmoins sur la dame aux chats. Ne sous-estimez pas son influence. Vraiment. Nous l’avons souvent fait, et nous avions tort. Si elle décide que vous ne partirez pas, croyez-moi, à moins d’un affrontement terrible dont personne ne sortira vainqueur, vous ne pourrez pas nous quitter. Ses chats sont partout, tout le temps, plus nombreux que vous ne pouvez l’imaginer, et ils ont un pouvoir de suggestion qui peut rendre fous les plus solides. Réellement.
– Alors que doit-on faire ? Lui servir le petit déjeuner au lit pendant les cinquante prochaines années ? s’énerva Matt.
– Il n’y aura pas cinquante années à vivre si nous restons là, rappela Ambre. Toby et moi avons vu l’avant-garde d’Entropia à Bruneville et ils seront ici avant qu’une année ne s’écoule, j’en mets ma main à couper.
Tobias approuva vivement, les mains ouvertes devant les flammes.
– Je confirme ! Faut se tirer d’ici en vitesse !
Ambre se tourna vers Gaspar.
– Comment puis-je convaincre la dame ? demanda-t-elle.
– Je ne pense pas que ce soit possible. Je suis désolé. Quand elle décide quelque chose, rien ne la fait changer d’avis. Elle veut avoir le contrôle et elle est très têtue.
– Elle a forcément des points faibles ? Ou quelque chose qu’elle convoite ? Une monnaie d’échange possible…
Gaspar secoua la tête.
– Je suis désolé.
– Il ne reste que la manière forte, murmura Matt dans son coin. Je le dis depuis le début. Avec elle, je ne vois pas comment faire autrement. C’est une folle !
Gaspar lui jeta un regard réprobateur.
Ils continuèrent à bavarder ainsi pendant une heure, cherchant des solutions, envisageant de fuir en empruntant des passages secrets, mais chaque fois Gaspar leur rappelait que les chats circulaient partout, à tout moment, et que prendre leur vigilance en défaut semblait tout bonnement impossible.
Le vent sifflait de plus en plus fort contre les fenêtres et dans le conduit de la cheminée, et des éclairs lointains électrisaient la nuit. Tobias se mit à bâiller et envisageait d’aller se coucher lorsque le son de pas courant dans le couloir le fit s’immobiliser. Chen entra tout d’un coup, essoufflé, et s’écria :
– Il se passe un truc pas normal ! Venez !
Chen les conduisit jusqu’au rempart le plus proche et à travers les rafales qui les forcèrent à s’emmitoufler dans leurs vêtements, il pointa son doigt vers l’amas orageux qui descendait les pentes des montagnes les plus proches.
– Regardez ! hurla-t-il pour se faire entendre.
La nuit était clairement divisée en deux parties. Celle, insondable, de l’orage distant, et celle plus bleutée qui flottait sur le château. Sur l’horizon désigné par Chen, les contreforts avaient à présent disparu, ensevelis par l’obscurité de la tempête. Ils n’apparaissaient plus que sous forme spectrale lorsque la foudre s’abattait sur les pics acérés.
– Tu crois que c’est Entropia ? s’alarma Matt. Si vite ?
– C’est l’utilisation du Cœur de la Terre qui l’a attirée droit sur nous ! s’écria Lily.
Ambre se rapprocha du mur, dans l’embrasure d’un créneau, ses cheveux claquaient de part et d’autre de son visage, comme aspirés par la tempête qui approchait.
– Non, ce n’est pas Entropia, dit-elle. Le ciel au-delà n’est pas rouge. Et la dame aux chats était catégorique : il n’y avait pas de Tourmenteur à proximité pour sentir le Cœur de la Terre lorsque je l’ai utilisé. C’est autre chose.
– Vous ne voyez donc pas ! s’exclama Chen. L’orage ! Il vient vers nous ! Droit sur nous !
– Et alors ? fit Tobias en criant pour que sa voix porte dans les hurlements de la tempête imminente.
– Mais le vent souffle dans l’autre sens ! L’orage remonte vers nous à contre-courant !
La révélation de ce qui était d’une logique implacable les cloua sur place. Seul Gaspar avait reculé en comprenant.
– Oh non, dit-il, tandis que ses mots s’envolèrent, perdus à jamais.
– Qu’est-ce que c’est ? aboya Matt.
Lily lui agrippa le bras.
– Tu te rappelles la créature que nous avons affrontée sur le pont effondré pendant notre voyage ?
– L’Élémentaire d’eau ?
– Oui. Tu te souviens que je t’ai dit qu’un Élémentaire c’est un esprit en formation ? C’est comme un enfant en pleine croissance si tu préfères. Eh bien voilà l’adulte : un Golem.
Au souvenir de l’affrontement terrible qui avait failli leur coûter la vie, Matt frissonna. Il avança jusqu’au bord du vide. La chose faite de nuages opaques, de pluie tourbillonnante et d’éclairs frénétiques fonçait droit sur eux.
– Un Golem d’air ! hurla Gaspar.