11.

Pacte avec le diable


Allongée dans son lit, Ambre pouvait voir les étoiles à travers la minuscule lucarne de ce qui lui servait de chambre, au sous-sol du palais. Le Maester Morkovin l’avait installée là, cachée dans une partie secrète des caves, avec pour unique ouverture sur l’extérieur ce carré étroit qui donnait sur la cour intérieure.

Elle reconnut la Grande Ourse et la fixa longuement, avec l’espoir enfantin qu’elle allait se transformer en fée et descendre exaucer l’un de ses vœux. Où étaient tous ses amis ? Prisonniers quelque part sur les terres impériales ? En train de s’organiser dans les forêts bordant les côtes pour survivre ? Morts, leurs corps dévorés par les crabes de la plage ? Le plus douloureux était de ne pas savoir, ne pas pouvoir s’accrocher à une certitude pour l’intégrer, qu’elle soit sinistre ou pleine d’espoir.

Ses journées ici se ressemblaient toutes. Elle recevait la visite du Maester Morkovin le midi et il lui posait mille questions d’une voix douce, sur elle, sur son histoire, sur cette vie avec les Maturs dont elle ne lui cachait rien. Ambre avait décidé de jouer cartes sur table. Il y avait quelque chose de différent chez Morkovin. Dans sa façon de la respecter lorsqu’il s’adressait à elle, dans son regard, et Ambre ne parvenait pas à se faire un avis tranché sur lui. Était-il plus « humain » que les autres Ozdults ? Il lui semblait qu’il acceptait d’ouvrir son cœur à une enfant, et c’était là un progrès sans précédent parmi les hommes d’Europe. Pourtant, elle captait parfois cette lueur froide qui glissait sous ses prunelles et elle frissonnait en songeant qu’il pouvait être un manipulateur cruel et sans pitié. Ambre ne se faisait pas d’illusions pour autant, Morkovin demeurait un Maester d’Oz et il cherchait à mieux la connaître pour asseoir son propre pouvoir. S’il le devait, il n’hésiterait pas à la tuer. Pourtant, elle voulait s’accrocher à la possibilité d’une faille dans cette carapace de cynique amnésique vers une bonté et une empathie profondément enfouies.

À vrai dire, c’était surtout le singe qu’elle détestait. Il était vil et chafouin, toujours à l’épier de ses minuscules prunelles sournoises, grimpant sur son épaule pour lui donner des pichenettes sur la tempe ou lui tirer les cheveux. Elle se sentait mal à l’aise en sa présence.

Depuis plusieurs jours qu’elle était enfermée, Ambre avait raconté à Morkovin toute son histoire, y compris le Cœur de la Terre, pour qu’il saisisse ce qu’elle représentait face à Entropia et Ggl. Elle ne pouvait pas lui mentir, l’astronax avait trahi sa singularité. Si elle voulait s’en faire un jour un allié, d’une manière ou d’une autre, elle devait être franche avec lui. Gagner sa sympathie et sa compassion par l’honnêteté.

Morkovin s’était montré tout autant passionné par son histoire que par celle des Kloropanphylles qui étaient retenus dans des pièces voisines. C’était la première fois qu’il en voyait, et il voulait tout savoir sur eux, sur leur apparence, leur originalité, et s’ils détenaient des pouvoirs particuliers. Ambre expliqua l’hôpital pour enfants, leurs fragilités face aux bouleversements génétiques de la Tempête, leur présence au milieu d’une immense forêt et l’impact probable de la chlorophylle sur leurs organismes sensibles.

Chaque matin, deux femmes venaient aider Ambre à faire sa toilette, puis à manger, elles l’aidaient à se dégourdir les membres, pour que ses jambes ne développent pas d’escarres, et elles revenaient en fin de journée pour recommencer. C’était le plus difficile à supporter pour la jeune Pan, qui ne pouvait plus user de son altération pour se déplacer par elle-même ni faire voler les objets jusqu’à elle. Les infirmières geôlières n’avaient aucune sympathie pour elle, elles faisaient leur travail. Elles n’affichaient pas plus de douceur que si elles avaient été en train de laver du linge au bord d’un ru. C’était pourtant elles qui avaient apporté des tenues propres, et qui passaient à Ambre, chaque matin, une robe de toile de couleur rouille, ou bien kaki, qui lui mettaient des sandales, et qui lui brossaient les cheveux le soir. Mais elles ne jouaient pas à la poupée, elles faisaient leur devoir, sans parler, sans chaleur. C’était dur à encaisser, cette indifférence totale, surtout venant de femmes.

La Tempête avait transformé les adultes au-delà de l’acceptable. En les privant de leur mémoire, elle les avait coupés de ce qui faisait leur essence : la somme de leur évolution, leur humanité. Était-ce une conséquence imprévisible du grand coup de balai protecteur que la planète avait donné, ou y avait-il derrière tout cela une volonté particulière ? Dans quel but ? Quelle expérience cruelle pouvait être menée ainsi ?

Morkovin avait accepté qu’on apporte des livres pour aider Ambre à passer le reste du temps, et plusieurs rayons de romans et manuels de jardinage, de bricolage et de livres de régime s’étaient entassés dans un coin de la chambre.

Chaque jour, elle en prenait plusieurs et faisait semblant de les parcourir avec intérêt. Puis, lorsqu’elle était certaine que plus personne ne l’observait depuis le judas de la porte, elle mettait son plan à exécution.

Car si Morkovin était peut-être un adulte compréhensif, Ambre n’était pas du genre à rester désespérément sans rien faire, à attendre un quelconque deus ex machina salvateur qui risquait de ne jamais venir. Dès qu’elle le pouvait, elle faisait le vide en elle pour se concentrer sur son rythme cardiaque, sur son souffle, et sur sa perception de la chaleur dans le bas de son ventre. Les premiers jours, cela n’avait servi à rien, elle ne sentait absolument aucune connexion possible. Puis, peu à peu, elle perçut les filaments chauds qui ondulaient en elle et qui se transformèrent en mouvements légers.

Le Cœur de la Terre était là, en elle, et ils reprenaient leur dialogue.

Là-dessus, Ambre mentait au Maester. Lorsqu’il lui demandait pourquoi elle ne s’en servait pas, elle répondait invariablement d’un ton triste et humilié que l’entraveur la coupait totalement de toute sensation.

Elle se doutait que Morkovin ne tarderait pas à lui changer le collier contre un autre au jus de scararmées frais, le Maester n’ignorait pas le pouvoir limité dans le temps des entraveurs, pourtant il ne semblait ni pressé ni inquiet. Était-il si sûr de ses propres capacités grâce à l’Élixir qu’il n’éprouvait aucune méfiance, ou la sous-estimait-il ?

Le quatrième jour de sa présence entre ces murs, Ambre sentit qu’elle était à nouveau prête à puiser dans le Cœur de la Terre. Il lui suffisait de se concentrer et elle pourrait voler comme avec son altération, ou même faire sauter les gonds de la porte. Pourtant, elle préféra ne pas s’en servir. Dévoiler trop rapidement son jeu c’était prendre le risque de tout faire échouer si elle ne parvenait pas à libérer les Kloropanphylles et à fuir le palais du Maester.

Et puis il y avait cette histoire d’astronax qu’elle voulait éclaircir. Comment était-il arrivé jusqu’ici ?

Lorsque Morkovin vint frapper à sa porte, elle s’efforça de ne pas trahir la joie qu’elle éprouvait depuis le matin, et afficha le même air résigné que d’habitude.

– Comment te sens-tu aujourd’hui ? demanda le Maester.

Ambre haussa les épaules en guise de réponse. Si elle racontait presque tout à son interlocuteur, elle ne se montrait pas pour autant chaleureuse. Elle était sa prisonnière et tenait à le lui rappeler chaque fois.

– J’imagine que cette chambre froide et humide doit être pénible à la longue, concéda-t-il. C’est pourquoi aujourd’hui nous allons conduire notre entretien à l’étage, dans mes appartements.

Il claqua des doigts et deux hommes entrèrent pour porter Ambre. L’accès aux cellules des enfants se faisait par une trappe dissimulée dans le mur, entre deux gros fûts de bière qu’il fut assez difficile de franchir pour les deux soldats avec leur « paquet » sur les bras. Ensuite ils traversèrent un long couloir éclairé par des lanternes à huile et grimpèrent par un escalier à vis jusqu’au rez-de-chaussée. Ambre mémorisait chaque passage, guettait la moindre porte entrouverte sur l’extérieur et notait les postes de garde et les lieux fréquentés par le personnel. Ils prirent un autre escalier, droit et large celui-là, aux marches recouvertes d’un tapis vert sombre, et pénétrèrent dans une salle au parquet bruyant. C’était un salon douillet, avec une cheminée dans laquelle une bûche se consumait lentement, aux murs lambrissés et aux divans moelleux. Deux immenses fenêtres donnaient sur un balcon de pierre et Ambre vit qu’ils dominaient la Grand-Place de Bruneville.

Morkovin la fit installer au milieu des coussins confortables et lui tendit une tasse de thé fumant.

Monsieur Judas, le singe, apparut soudain en piaffant et s’installa sur une chaise, comme pour assister au spectacle. Ambre lui adressa un regard mauvais.

– Quand pourrai-je voir mes deux amis ? demanda-t-elle sans préambule.

Le Maester parut surpris par la brutalité de la requête, mais après un court moment de réflexion, il répondit en prenant sa tasse :

– Tu as peur que je leur fasse du mal, n’est-ce pas ? Je comprends. Sache qu’ils vont bien. Je les traite comme toi, avec respect. Et même s’ils ne se montrent pas aussi coopératifs que toi, je suis un homme patient et je laisse le temps faire son ouvrage pour délier leurs langues.

– Si vous me laissiez leur parler, je pourrais peut-être…

Morkovin secoua la tête et l’interrompit :

– Ne prenons pas le risque de bouleverser un équilibre qui s’amorce à peine. En temps et en heure, je requerrai ton assistance au besoin. Alors, jeune femme, et si, après nos passionnantes conversations, nous passions aux exercices pratiques ?

– Pardon ?

Morkovin but une gorgée de thé et reposa la tasse sur la table basse en verre.

– Ton entraveur est en place depuis longtemps déjà, il doit s’épuiser. On dit qu’ils tiennent au minimum une semaine sur des grouillots normaux. Mais tu n’es pas normale, n’est-ce pas ? Alors je suppose que ce… Cœur de la Terre, comme tu l’appelles, s’il est si puissant, se manifeste déjà depuis au moins hier, sinon plus ?

Ambre en fut déstabilisée : comment réagir ? En indignée naïve, ou avouer et encourager le début de confiance qu’elle avait bâti avec le Maester ?

– C’est que…, bredouilla-t-elle, je ne suis pas très concentrée et… l’entraveur a complètement modifié ma perception… Je…

– Mais tu sens qu’il est présent en toi, n’est-ce pas ? Il remonte de jour en jour.

Le regard de Morkovin était si perçant, si inquisiteur, qu’Ambre ne trouva pas la force de lui mentir sans se trahir.

– Oui, avoua-t-elle, c’est vrai. C’est encore très lointain, mais je le sens.

Le Maester se fendit d’un sourire complice et son singe hocha vivement la tête. Il passa une main sur sa barbe tressée de deux nattes.

– Voilà ce que je te propose : puisque tu es droite avec moi, je vais aussi me montrer amical. L’autre jour, j’ai compris que tu étais préoccupée par cette histoire de grouillots vendus le jour où l’astronax est arrivé en ville. Je me suis renseigné pour toi. J’ai le nom des trois familles qui ont acquis des esclaves ce jour-là. Les Moder, Colvig et Compton. Les deux premiers sont des marchands, les Moder vendent de l’alcool, et les Colvig je n’en sais trop rien encore, ils viennent d’arriver en ville. Quant au dernier, c’est un officier de ma garde.

– Et vous avez aussi trouvé les noms des Pans qu’ils ont achetés ? s’enthousiasma Ambre.

– Tttt-Tttt-Tttt, modéra Morkovin. Donnant-donnant ma chère. Tu m’expliques beaucoup de choses depuis notre rencontre, mais maintenant je veux une preuve.

– Je ne peux pas, pas encore, c’est beaucoup trop difficile ! s’empressa de répondre la jeune femme qui trouvait que tout allait trop vite.

Morkovin se leva brusquement et Ambre prit peur. Il fit le tour du canapé et se posta juste derrière elle.

– Je vais te prouver à quel point j’ai confiance en toi, dit-il.

Il fouilla dans une poche et Ambre entendit le cliquetis de petites clés. Il attrapa son entraveur et se pencha en même temps, jusqu’à ce que sa bouche soit tout près de l’oreille de l’adolescente.

– Toutefois, s’il te venait la stupide idée de vouloir t’enfuir, n’oublie pas que je suis le Maester de cette ville. J’ai accès à tous les meilleurs Élixirs en priorité, et je suis capable de choses que ton imagination ne pourrait même pas inventer. Notre relation ne fonctionne que parce que nous nous faisons confiance.

D’un déclic il lui ôta l’entraveur et le déposa dans ses mains, avant de revenir prendre place en face d’elle.

– Maintenant, tu peux faire un pas dans ma direction. Je crois que le mien était très grand.

La chaleur du Cœur de la Terre se mit à grossir en quelques secondes, elle envahit tout le corps d’Ambre et un frisson presque électrique la traversa de la tête aux pieds. C’était comme se plonger dans un bain chaud après être resté une heure sous la neige. Une vague de bien-être l’avait envahie et la berçait doucement. Ambre ne s’était pas sentie aussi bien depuis une éternité. Depuis la dernière fois que Matt l’avait embrassée, se souvint-elle, un flash à la fois doux et amer, nostalgique.

Le regard du Maester Morkovin se faisait pressant.

Ambre hésita. Elle pouvait le terrasser en un clin d’œil. Le coller au plafond et lui briser tous les os, en même temps qu’écraser sa gorge pour qu’il ne puisse même pas appeler à l’aide. Elle pouvait repousser tous les gardes qui accourraient, foncer à la cave et libérer ses deux amis pour s’enfuir le plus loin et le plus vite possible. Tout ça, elle le sentait, elle en était à présent capable. Toutefois, fuir ne lui semblait pas la meilleure option pour l’instant. Elle avait encore à faire à Bruneville. Et surtout, elle ignorait à quel point Morkovin était puissant. Quel Élixir buvait-il chaque matin ?

Si je déchaîne le Cœur de la Terre, tous les Élixirs du monde ne suffiront pas à lui sauver la peau ! s’emporta Ambre avant de se reprendre.

Morkovin la toisait.

Même le singe se mit à glousser d’impatience.

Ambre ne pouvait s’en sortir sans rien lui donner en échange.

Alors elle se concentra sur son altération et, en une seconde, elle retrouva toutes ses sensations. Son corps se redressa et elle se mit à flotter à deux centimètres du sol.

– Merci, fit-elle en inclinant la tête. Je rêve de retrouver l’usage de mes jambes depuis plusieurs semaines.

Le visage de Morkovin s’illumina.

– Voilà un bon début ! Mais c’est encore loin des prouesses dont tu m’as parlé !

– Il faut un peu de temps, Maester, que je retrouve mes sensations.

– Combien ? Quand ?

Il s’impatientait, tel un enfant qui n’a pas le jouet qu’il attendait.

– Je l’ignore, peut-être une semaine, peut-être dix jours, je ne peux pas savoir. Le temps que mes sens se reconnectent avec le Cœur de la Terre. C’est une énergie immense, elle ne se maîtrise pas en un instant. L’entraveur a rompu toutes mes sensations. C’est complexe.

Ambre était en pleine possession de ses moyens, il lui aurait été aisé de faire remonter le Cœur de la Terre à la surface et de s’en servir pour bluffer le Maester. Pourtant, quelque chose en elle lui commandait de n’en rien faire. Un instinct profond, semblable à un pressentiment très vif. Elle devait gagner du temps. Le plus possible. Pour s’organiser, pour élaborer un plan précis.

– Je t’ai prouvé ma confiance, Ambre, insista-t-il, au bord de la colère.

Monsieur Judas bondit sur ses longues jambes fines et poussa un cri strident de frustration pour accompagner son maître.

– Laissez-moi une semaine, je vais m’entraîner, je vais me concentrer ! Nuit et jour s’il le faut !

– Oh je crois que nous n’en sommes pas là de notre confiance mutuelle, ma chère amie. Je ne peux te laisser libre sans ton entraveur lorsque je ne suis pas à tes côtés. Mais j’entends tes besoins et nous allons trouver un arrangement. Tu vas m’accompagner partout où j’irai dans la journée, ton devoir sera de te concentrer pour faire… ce que tu dois, pour contrôler à nouveau le Cœur de la Terre. Je te laisse trois journées.

– Mais c’est trop cou…

Il la fit taire d’un index impérieux.

– J’ai été généreux ! rappela-t-il sèchement. Trois jours pour me prouver que toi aussi tu peux l’être. Dans soixante-douze heures, à la fin du jour, tu libéreras la puissance du Cœur pour moi et nous serons amis. Sinon, si je dois me comporter comme un tyran pour obtenir ton assistance, alors je le ferai. Si tu ne déploies pas toute ta magie pour moi, alors je recyclerai un de tes deux amis aux cheveux verts.

Il se pencha vers Ambre, le regard terriblement noir :

– Et tu sais ce que recycler signifie, pas vrai ? ajouta-t-il en faisant tinter les fioles d’Élixir qui pendaient à sa ceinture.