5.

Les Entraveurs


Ambre n’avait presque pas dormi.

Elle en était incapable. Trop inquiète. Trop excitée. Trop triste aussi.

Elle avait attendu l’aube, puis qu’on glisse sous sa porte une écuelle pleine d’une mixture blanche gluante qu’elle préféra ne pas toucher, malgré les supplications de son estomac.

Quand le couloir fut désert, elle ferma les yeux et se concentra sur ses chaînes. Le métal ne tarda pas à se rompre, brisé d’un coup par une pince invisible. Elle s’occupa ensuite de la porte fermée par un simple loquet qu’elle put actionner par le biais de son altération de télékinésie.

– Sois prudente ! chuchota Ti’an à travers la serrure lorsque la jeune femme passa devant lui.

Ambre se déplaçait sans bruit, flottant à quelques centimètres du sol, précédée par le discret frottement de ses vêtements dans l’air.

Une dizaine de cachots s’alignaient dans la pénombre.

Soudain, de l’un d’eux monta une voix chevrotante mais cristalline. Elle chantait. Et Ambre reconnut la mélodie. C’était une chanson inventée à Eden, à l’époque de la guerre contre les Cyniks. Elle l’avait souvent entendue au Salon des Souvenirs, ou bien le soir sur les bords du fleuve. Un air mélancolique et doux qui reprenait toujours la même ritournelle. Brusquement, elle fut incapable d’aller plus loin sans l’écouter.

Sous la lune et sous l’astre d’or,

Nous allons le pas fier et lourd,

Montrez vos courages et soyez forts,

Car le cœur de nos parents est sourd.

Le refrain aussi lui revenait en mémoire. Elle prononçait les mots en même temps, du bout des lèvres :

Que roule le cri de tous nos tambours,

Nous voilà guerriers sans amour.

Le couplet suivant happa Ambre comme le précédent, l’empêchant de poursuivre sa route. C’était une partie de sa vie que résumait ce chant. Une profonde tristesse l’envahit, surtout maintenant que la plupart de ses amis n’étaient plus là.

Nous venons comme des fantômes,

Implacables et sans rien lâcher,

Prêts à tuer tous les monstres et les hommes,

Nous sommes tous des enfants gâchés.

Que roule le cri de tous nos tambours,

Nous voilà guerriers sans amour,

Partis nos rêves, partis nos espoirs,

Chut à l’océan et les vents,

Il ne nous reste que le soir,

Chut à l’âge, nous ne serons plus innocents.

Ambre sentit un sanglot nouer sa gorge. Elle n’avait pas reconnu la voix mais ça pouvait être n’importe qui du Vaisseau-Vie. Plus que jamais elle se devait de sortir tout le monde d’ici. C’était son devoir. Même si c’était la dernière chose qu’elle accomplissait en ce monde !

Elle remonta le couloir sombre jusqu’à atteindre une pièce centrale éclairée par une torche. Le poste de garde donnait sur d’autres corridors obscurs, d’autres cellules.

Combien sommes-nous en fait ? Cinquante ? Cent ?

Un peu d’espoir l’envahit, avant qu’elle ne réalise ce que cela impliquait.

À plus de cinquante sur les routes, nous ne serons pas discrets ! Impossible de fuir avec autant de monde en même temps !

Que fallait-il faire ? S’échapper en petit groupe pour revenir plus tard en force ? Elle n’était pas sûre d’en être capable.

Il faudrait déjà savoir combien nous sommes…

Elle n’avait pas de temps pour ça, pas maintenant. Sa priorité, c’était le visiteur des Gloutons. L’écouter et décider ensuite. Avec un peu de chance, elle pourrait lui soutirer de précieuses informations sur la région, et en déduire comment fuir et dans quelle direction.

Un Glouton était allongé dans un hamac de toile suspendu entre deux poutres. Il venait de s’y installer et tanguait à un mètre du sol. En étant discrète, Ambre pouvait espérer se faufiler sous son nez et gagner l’escalier qui grimpait vers les niveaux supérieurs. Ne pas employer la force, ne pas dévoiler sa disparition, c’était capital pour la suite.

Ambre se concentra et se fit la plus petite possible pour traverser la pièce.

La corde du hamac grinçait à chaque balancement. Ambre était au milieu de la salle lorsque la main du Glouton dépassa du lit suspendu. Elle s’immobilisa, tétanisée.

Des ronflements envahirent la pièce.

Ambre relâcha enfin l’air qu’elle avait bloqué dans ses poumons. En un instant elle fut dans l’escalier, soulagée, et se précipita vers les étages. Elle filait dans un labyrinthe mal éclairé, qui sentait la transpiration et le renfermé, et se guidait dès qu’elle trouvait une fenêtre ou une meurtrière, pour se rapprocher du donjon. Par moments, elle devait se dissimuler en toute hâte derrière une pile de détritus, une malle fracassée ou un tonneau vide, pour éviter un Glouton. Mais par chance ils étaient tellement patauds et bruyants qu’elle les entendait venir bien assez tôt.

Au bout de vingt minutes, Ambre finit par se rendre compte qu’elle ne pouvait atteindre le donjon sans passer par un des remparts ou par la cour, ce qui, en plein jour, était un vrai problème. L’extérieur grouillait de Gloutons occupés à entasser des objets en vrac, à scruter l’horizon ou tout simplement à dormir dans un coin.

Tandis qu’elle examinait la cour à travers la fente d’une meurtrière pour ébaucher un plan, elle vit un Glouton sortir d’une tour, le corps d’un adolescent sur les épaules. Il le portait comme un vulgaire sac de pommes de terre et le jeta près d’un feu au-dessus duquel reposait une longue broche prête à accueillir son gibier à rôtir.

Oh non…

Elle saisit chaque bord de la meurtrière comme pour l’agrandir et se rapprocha, jusqu’à ce que son nez émerge.

Le Glouton arracha les vêtements du garçon qui demeura totalement inerte. Il était blanc comme la neige, les lèvres noires, et Ambre comprit qu’il était mort depuis plusieurs jours. Probablement un noyé du Vaisseau-Vie. Par chance, Ambre ne le reconnut pas. Elle n’aurait pas supporté la vision du cadavre d’un de ses amis.

Le Glouton attrapa un long couteau et la jeune femme détourna le regard. Inutile d’en voir davantage.

Quelque chose s’agita dans la cour et plusieurs Gloutons crièrent, des cris rauques où perçait une certaine angoisse. Avant même que tous aient pu s’écarter, six cavaliers jaillirent par les portes ouvertes de la forteresse et faillirent piétiner les humanoïdes sur leur passage.

Ambre, revenue en hâte à son poste d’observation, comprit aussitôt qu’il s’agissait d’humains. Six hommes dont cinq en armure noire, mais aucun n’arborait les couleurs d’Oz : vert foncé avec un O doré au centre. Ils étaient lourdement armés, haches, épées, lances, armures constituées d’éléments disparates, sans homogénéité entre eux. Quant au sixième cavalier, il avait revêtu une tenue plus classique, pourpoint de cuir rehaussé aux épaules, pantalon marron en toile et hautes bottes jusqu’aux genoux. Au milieu de ses troupes, il ne faisait aucun doute qu’il était le chef. Son visage sévère était cramoisi, comme marqué par trop de vin, et une affreuse cicatrice lui barrait le front jusqu’au bas de la joue. Malgré la distance, Ambre devinait son regard froid et perçant.

L’homme fit tourner son cheval pour scruter les remparts qui l’entouraient, et s’immobilisa au pied du donjon.

Sur un petit balcon qui dominait la cour, un Glouton lui faisait face, bras croisés sur la poitrine. Ambre n’en avait jamais vu d’aussi grand et imposant. Il devait mesurer au moins deux mètres dix, et sous sa peau grise et couverte de pustules, une énorme masse musculaire charpentait son corps. Les deux pouces enfoncés dans une large ceinture décorée de six crânes humains, il ouvrit la bouche, et tous les plis de son faciès se détendirent comme pour libérer sa terrible mâchoire. Il avait les dents taillées en pointe.

Un puissant grondement sortit de sa poitrine et résonna dans tout le château en guise de bienvenue.

– Kram ! J’espère que tu ne me fais pas venir pour rien ! s’écria l’homme balafré. Ton messager parlait de dix-sept enfants ! C’est vrai ?

– Quatorze, lâcha le Glouton d’une voix sifflante. Il y a eu perte.

– S’ils sont en état de voyager, je te les paye au prix habituel. Un enfant, une arme.

Le Glouton émit un grognement, il semblait soudain en colère. Ambre ne voyait pas bien de là où elle se tenait, mais des formes s’agitaient derrière le chef Glouton.

Soudain celui-ci lança quelque chose à travers la cour et une épée s’abattit aux pieds du balafré dont le cheval fit un brusque écart. Sur le coup, Ambre crut que la lame était couverte de sang avant de comprendre. L’arme était toute rouillée.

– Mauvaise arme ! aboya le Glouton.

– Mauvais enfants ! répliqua l’homme sans se démonter. La plupart étaient blessés ou malades ! La moitié sont morts avant d’avoir atteint la ville !

– Je veux armes ! Belles armes !

– Tu auras ce que mérite ta marchandise !

– Je veux arcs ! Je veux arba-lètes !

Certains mots semblaient difficiles à prononcer pour le Glouton.

Le balafré étouffa un rire.

– Et puis quoi encore ?

– J’ai quatorze enfants ! Et j’ai… fille-lumière !

Cette fois le Glouton avait hurlé pour se faire bien comprendre, et le balafré s’agita sur son cheval.

Ambre frissonna. Ils parlaient d’elle.

– Qu’est-ce qui te fait croire que c’est la fille-lumière ?

– Pouvoirs ! Grands pouvoirs !

– Et elle est encore là ? Entre tes murs ? Vieux singe, si c’était vraiment la fille-lumière, elle se serait déjà enfuie depuis longtemps !

– Fille-lumière contre arcs ! Contre arba-lètes !

Le Glouton émit un nouveau cri, plein de rage celui-là, dévoilant encore ses horribles dents.

– Très bien, montre-moi ce que tu as, et je te dirai ce que je te donne en échange !

Ambre recula dans l’ombre du couloir. Elle devait agir vite. Se cacher ou se précipiter vers sa cellule. L’homme ressemblait plus à un marchand qu’à un général des armées d’Oz. Il proposait de racheter tous les Pans aux Gloutons. C’était une opportunité de sortie qu’il fallait saisir. Une fois loin, une fois qu’il aurait parlé, Ambre pourrait libérer ses compagnons. Ses pouvoirs le lui permettaient. Ce serait moins dangereux que de se sauver tous d’ici avec une centaine de Gloutons agressifs sur les talons. Elle n’hésita pas plus longtemps et fonça à travers les entrailles du château.

La tour du donjon était remplie de Gloutons. Chaque balcon qui surplombait la grande salle était bondé d’humanoïdes excités, des dizaines et des dizaines. En bas, au centre de la salle, Kram se tenait assis dans un large fauteuil en cuir craquelé, dominant ses visiteurs depuis une estrade surélevée. Ses soldats firent entrer tous les prisonniers et les alignèrent face au balafré et à ses soldats. Ambre avait compté douze garçons et filles entre dix et seize ans environ, et deux Kloropanphylles dont Ti’an. Leurs visages lui étaient familiers pour certains, elle les avait croisés sur le Vaisseau-Vie.

L’homme à la cicatrice entreprit d’ausculter brièvement chaque Pan, plongeant son regard froid dans les yeux des adolescents, vérifiant leurs dents en leur ouvrant la bouche sans ménagement, les repoussant brusquement pour vérifier s’ils tenaient bien debout, ou leur tapotant la joue avec une condescendance qui exaspéra Ambre. Il se figea devant les Kloropanphylles lorsqu’il comprit qu’il ne s’agissait pas de maquillage, que leurs lèvres étaient naturellement sombres, tirant sur le vert, que leurs chevelures ressemblant à des lianes, leurs dreadlocks, n’étaient pas une perruque, et que leurs yeux de jade brillaient réellement, presque comme deux minuscules ampoules. L’homme resta bouche bée durant plusieurs secondes, avant de pivoter vers Kram :

– D’où viennent ceux-là ?

– Mer ! Repêchés à la mer ! aboya l’imposant Glouton avec fierté.

Le balafré eut l’air très intrigué.

Quand vint son tour, Ambre se retint de lui donner une bonne leçon à coups d’altération. Elle devait l’utiliser pour son plan, éveiller sa curiosité, pas sa colère, afin qu’il les emmène avec lui.

Kram se leva de son trône de pacotille.

– Fille-lumière ! s’écria-t-il en désignant Ambre.

Le balafré posa sur elle des yeux bleus où se lisait le scepticisme.

– Ma petite, dit-il d’une voix perfide, tu as deux options : soit tu me prouves maintenant que ce dégénéré dit vrai, soit je t’arrache tes vêtements et je te jette dans leurs bras dégoûtants. À toi de choisir.

Ambre serra les mâchoires. Elle détestait déjà ce sale bonhomme, mais elle n’avait pas le choix. Il fallait qu’elle sorte de là tous ses camarades.

Elle soutint le regard qui la défiait puis leva ses prunelles d’émeraude vers le premier balcon. Elle se concentra sur les battements de son cœur qui s’accélérèrent brusquement. Elle perçut son sang qui tourbillonnait jusqu’au bout de ses doigts, ses tempes qui cognaient. Sa gorge s’assécha d’un coup. Elle était en phase avec son altération. Alors elle puisa encore plus profondément en elle, vers ce qu’elle avait de plus lointain, de plus précieux, de plus chaud. Et elle devina les filaments ondoyants du Cœur de la Terre qui tournaient lentement en elle, enfouis en son giron. Il était là, presque engourdi. Ambre puisa en surface, elle ne voulait surtout pas faire étalage de toute sa puissance, il ne fallait user que d’une infime partie de cette formidable source d’énergie.

Son regard n’avait pas quitté le balcon.

Soudain, toutes les poutrelles qui le soutenaient éclatèrent en même temps, la pierre dans laquelle s’enfonçaient les madriers se fendit et toute la structure vacilla, projetant une demi-douzaine de Gloutons dans le vide, cinq mètres plus bas. Ils chutèrent sans même hurler, et toute l’assemblée se tut, médusée, dans le fracas des matériaux qui s’écrasaient tout près du trône de Kram.

Le balafré pivota à nouveau vers Ambre. Cette fois son expression avait changé. Il semblait fasciné. Il posa ses doigts gantés de cuir sur le menton d’Ambre.

– Je ne sais pas si tu es bien la fille-lumière comme ils t’appellent, mais tu as de grands pouvoirs. Tu vaux une fortune, ma chérie.

Un sourire cruel dévoila ses dents jaunes et il fit signe à l’un de ses soldats qui se tenait dans le dos d’Ambre.

Ils allaient sortir de ce château, se rassura-t-elle aussitôt. Ils seraient bientôt loin des Gloutons, alors elle parlerait avec le balafré. Elle l’interrogerait sur leur position, sur la région, sur ce qu’il savait du naufrage. Elle jouerait d’abord la carte de la candeur, de la petite fille un peu idiote qui cherche à comprendre. Et si cela échouait, elle userait de ses capacités pour prendre le contrôle. Pour exiger. Avant de libérer ses camarades.

Ambre poussa un long soupir. Oui, ils étaient presque tirés d’affaire, mais il resterait à retrouver les autres. Retrouver Matt. Même si Entropia devait recouvrir la terre, Ambre ne pouvait envisager le monde dans le chaos sans la présence de Matt à ses côtés. Main dans la main.

Un soldat vint se placer derrière la jeune femme et il referma un collier autour de son cou. Elle perçut le déclic d’un cadenas. Le métal glacial lui fila la chair de poule.

Le balafré fit un pas en arrière pour l’admirer, sans se départir de son sourire féroce.

Tout à coup, Ambre sentit que le froid du métal se propageait en elle. Et à mesure qu’il descendait, elle comprenait que son altération se flétrissait. Prise de panique, elle voulut l’arracher mais il était solidement verrouillé sur sa nuque, et bientôt plus aucune force exceptionnelle n’anima son corps.

Les derniers reliquats de son altération s’épuisèrent, dispersés par le sinistre collier, et Ambre s’effondra.

Elle n’était plus portée par son énergie. Elle n’avait plus aucune force. C’en était terminé d’elle.

Même le Cœur de la Terre ne bougeait plus. Comme s’il l’avait désertée. Ou comme s’il était mort.