68.
Tobias
Tout l’équipage du Vaisseau Noir répondit d’un même élan lorsque Mélionche commanda :
– Baissez les voiles !
Trois marins étaient morts dans l’assaut et deux étaient trop blessés pour se jeter dans les haubans, mais les autres, aidés par Chen qui circulait dans les hauteurs plus facilement qu’un singe, décrochèrent les grandes toiles encore enroulées autour des vergues.
La première bordée de flèches qui provenait de la poupe s’abîma dans les voiles arrière, mais celles qui fusèrent du quai eurent raison de deux autres marins et Tobias en prit une entre les côtes alors qu’il tentait de se mettre à l’abri.
Dorine rampa vers lui. Le pauvre souffrait le martyre à cause de sa fracture ouverte.
Matt, le visage tuméfié et couvert de sang, s’était jeté sur Ambre.
– Accrochez-vous ! s’écria Jahrim depuis la tourelle de l’écluse.
Il avait actionné tous les leviers pour vider l’eau du bassin mais cela prenait beaucoup trop de temps. Ce fut en voyant ses hommes se faire tirer comme des lapins qu’il décida de tenter le tout pour le tout.
Il ôta le verrou et actionna la molette pour ouvrir les portes en aval du bassin.
L’eau était encore cinq mètres plus haute que la rivière en contrebas. Un torrent bouillonna par l’ouverture et la jonque fut aspirée par l’avant. La proue cogna dans les battants avant qu’ils ne soient assez ouverts pour que tout le bateau bascule dans le vide. Ils chutèrent quasiment à la verticale.
L’étrave de la jonque s’enfonça dans les flots avec un craquement terrible Orlandia et Lily furent projetées avec deux marins et s’écrasèrent sur le bastingage à l’avant alors qu’un des hommes disparaissait dans l’écume. Dans l’impact, l’annexe qui était arrimée à la poupe se décrocha et guillotina l’un des pirates qui s’accrochait à une vergue.
Le Vaisseau Noir rebondit plusieurs fois et finit par se stabiliser en grinçant. De nombreux haubans et drisses avaient rompu et pendaient entre les toiles tordues ou déchirées.
Le courant se reformait sous la coque et poussait lentement le bateau, attendant que le vent s’engouffre dans les voiles encore intactes. L’annexe flottait, renversée, et la corde qui la maintenait au Vaisseau Noir se tendit pour tracter le canot.
Au sommet de sa tour, Jahrim leva les bras au ciel en signe de victoire.
Ce qui restait de l’armée d’Oz hurlait de colère autour de lui.
Chen, encore accroché dans les hauteurs du mât, le montra du doigt :
– On ne peut pas abandonner le capitaine comme ça !
Mais lorsqu’il observa en dessous, il vit un équipage décimé.
Jahrim avait encore deux flèches plantées dans le corps et malgré cela il se mit à courir sur le sommet de la tour. Il prit son élan et, l’instant d’après, saut de l’ange, il planait au-dessus de la rivière. Les archers impériaux lâchèrent leur essaim noir.
Deux autres flèches le cueillirent en plein vol et son corps creva la surface de l’eau, quinze mètres derrière la jonque.
– Il faut l’aider ! aboyait Torshan en cherchant de l’aide autour de lui.
Mais la jonque était emportée.
Et Jahrim ne remontait pas à la surface.
Lily accourut en titubant et voulut enjamber le bastingage, mais Mélionche l’en empêcha.
– C’est fini.
– Non ! Il est quelque part ! Il faut y aller !
Le second secoua la tête.
– Il ne remontera pas.
– On ne peut pas le laisser comme ça !
Mélionche désigna l’écluse en hauteur. Des archers commençaient à s’y amasser.
– Tu te feras cribler, petite, inutile de donner ta vie pour repêcher un cadavre. Le capitaine savait ce qu’il faisait.
Sans lui laisser le choix, Mélionche la tira à bord tandis que les flèches pleuvaient sans discontinuer à l’arrière du navire.
– Maintenant il s’agit de distancer ces deux brigantins, ajouta-t-il en courant vers la barre.
La jonque se manœuvrait facilement avec peu d’équipage sur des flots aussi tranquilles que ceux de la rivière. Elle prit peu à peu de la vitesse et fila droit vers le sud, sous le soleil de l’après-midi, pendant que les survivants s’affairaient autour des blessés. Tous veillaient néanmoins sur les éléments, craignant l’apparition des Golems ou des Tourmenteurs qu’ils se savaient incapables d’affronter dans ces conditions. Mais pas un seul ne se manifesta, le Cœur de la Terre avait scintillé, mais aucun de ces monstres ne paraissait assez proche pour avoir été attiré.
Ambre alternait les périodes de conscience et de sommeil. Matt le savait, lorsqu’elle puisait dans le Cœur de la Terre il lui arrivait ensuite de dormir des jours entiers. Lily et Orlandia étaient couvertes d’ecchymoses et de bosses, rien que des dégâts superficiels. Tobias était de loin celui dont l’état préoccupait le plus Dorine et elle le transféra dans la cabine de Jahrim pour l’allonger sur un vrai lit. Il était inconscient mais gémissait tant il souffrait.
L’os dépassait de la manche longue de son T-shirt déchiré et le sang l’avait repeint d’une teinte sinistre.
Matt avait refusé qu’on s’occupe de son visage enflé et il épongeait le front de son ami avec un linge humide.
– Tu vas pouvoir faire quelque chose ? demanda-t-il.
Dorine déballait son matériel sur les draps : flacons de baume, pansementhes, chenilles-hygiéniques…
– Je ne vais pas te mentir, aider à ressouder un os légèrement fracturé, c’est dans mes compétences, mais là il est complètement ressorti ! C’est d’un hôpital et d’un chirurgien dont il aurait besoin ! Éventuellement Ambre et les miracles qu’elle peut accomplir avec le Cœur de la Terre, mais moi et ma modeste altération, franchement ? Non ! Je vais essayer de stabiliser l’hémorragie, mais je n’ai aucune idée de comment faire avec… avec son os !
– Ambre a tout donné, elle est HS, rappela sombrement Matt.
Il passa la main sur la joue de Tobias. Cette fois ils avaient été trop loin. Il n’allait pas s’en remettre. Il perdait beaucoup de sang et cela ne semblait pas vouloir s’interrompre. Qu’allaient-ils faire avec sa fracture ouverte ? S’ils se montraient incapables de la réduire, Tobias ne pourrait pas survivre.
Il fallait que Dorine donne son maximum, qu’elle puise dans les réserves de son altération.
Étrangement, Matt, entièrement tourné vers son ami, n’était plus sensible à toutes les douleurs de son propre corps pourtant meurtri.
Dorine déchira la manche jusqu’à l’épaule et commença à nettoyer la plaie qui saignait tellement abondamment que Matt se demanda si Dorine parviendrait à endiguer l’hémorragie. Elle posa ses mains autour de la blessure et, après cinq minutes, le sang cessa de couler. Mais Dorine transpirait, elle n’était pas bien. Elle venait à peine de débuter le travail et se sentait déjà à bout de forces.
Soudain Matt fut traversé par un éclair de lucidité.
– Je reviens !
Il rapporta les bocaux de scararmées que Tobias entassait dans leur cabine et les disposa autour de la guérisseuse.
– Maintenant tu as assez de ressources d’énergie pour que tu rayonnes comme un soleil en pleine nuit, expliqua-t-il.
– Me mets pas la pression, dit-elle, déjà concentrée.
Une fumée blanche s’échappa presque aussitôt de ses mains jointes. Tobias se souleva.
– Tiens-le ! ordonna Dorine.
Matt se pencha pour maintenir Tobias et grimaça lorsqu’il dut forcer pour empêcher les convulsions de cambrer son ami. Matt se concentrait pour ne surtout pas puiser lui-même dans les scararmées, tout laisser à Dorine.
Le panache blanc s’épaississait de plus en plus, et une odeur de cochon grillé se répandit dans la pièce.
– Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Matt.
Dorine ne répondit pas, les yeux fermés sur le blessé, tout entière absorbée par sa tâche.
Les scararmées brillaient avec une intensité surprenante. Matt les avait rarement vus ainsi. Et, chose plus étonnante encore, certains commençaient à s’éteindre.
Elle prend tout ce qu’elle peut. Dorine est en train de boire jusqu’à la dernière goutte d’énergie disponible !
Il se demanda soudain si ce n’était pas dangereux pour lui, si dans sa frénésie de guérison, dans sa soif de combustible, elle ne risquait pas de puiser aussi en lui, puis il décida que Tobias valait au moins ça et il ne bougea pas.
Dix minutes de ce traitement firent convulser le pauvre garçon de nombreuses fois. Son corps craquait d’horrible façon, sa plaie produisait des bruits de succion et il frissonnait des pieds à la tête.
Lorsque Dorine s’effondra sur lui, son bras était tout gonflé, sa peau noire marquée d’une tache rouge boursouflée, mais l’os n’était plus apparent.
Elle y était parvenue ! Matt la félicita en la prenant par les épaules mais elle dormait déjà, harassée.
Derrière elle, l’équivalent de quatre bocaux de scararmées s’étaient totalement éteints.