13.

Sous un ciel de ténèbres


Elora se frotta le nez de ses mains sales.

– Tobias est mort sur la plage, ajouta-t-elle. Il n’a pas survécu à l’eau froide.

Ambre s’efforça de se composer un air triste alors qu’à l’intérieur elle exultait.

Elora dessinait d’autres lettres sur sa robe.

C-O-L-V-I-G.

C’était l’une des familles qui avaient acheté les Pans aux entraveurs ce jour-là. Morkovin avait parlé de marchands tout juste arrivés à Bruneville. Ambre était folle de joie et sa plus grosse difficulté était de le dissimuler.

Elle remercia Elora, et Compton vint chercher son esclave par le col et la repoussa vers les cuisines sans ménagement. Ambre eut envie de le propulser à travers l’une des baies mais elle se retint. Ce n’était pas le moment de tout faire rater.

– Es-tu satisfaite ? demanda Morkovin. Je suis désolé que ce ne soit pas la réponse que tu attendais. Au moins tu sais, maintenant.

Ambre approuva pour lui faire plaisir.

– Tu vas pouvoir te concentrer sur ce que tu dois faire à présent. N’est-ce pas ?

Il s’approcha et se pencha pour que leurs deux visages soient face à face.

– J’ai été gentil avec toi, ne l’oublie pas, insista-t-il le regard glacial. Ne me déçois pas.

Il y avait plus de menace que de tendresse dans ses intonations et Ambre sut qu’elle n’aurait pas droit à une seconde chance. Il fallait lui donner ce qu’il attendait.

– Demain soir, tu seras prête ?

Ambre hocha la tête.

– Oui. C’est promis. Je vais me concentrer.

La main du Maester lui caressa la joue.

– Il le faut, dit-il sur un ton lourd de sous-entendus.

Compton revint vers eux.

– Je vais aller faire ombiliquer cette petite, confia-t-il fièrement. Je suis satisfait du résultat sur l’autre. Demain, il paraît qu’une longue séance est prévue. La plupart des familles y seront pour opérer leurs grouillots.

Une boule d’angoisse poussa dans l’estomac d’Ambre.

– Les Moder et les Colvig feront poser des anneaux à leurs esclaves, ajouta Morkovin, vas-y avec eux.

Ambre se raidit et regarda le Maester. Il la fixait en retour, et un voile passa dans ses prunelles.

C’était un piège ! Il avait dit cela pour tester sa réaction ! Il se doutait de quelque chose ! Il avait surpris le malaise entre les deux adolescentes. Il avait lancé un hameçon au hasard et Ambre avait bêtement mordu ! Elle en était sûre !

Peut-être pas, peut-être que c’est moi qui deviens paranoïaque… Elle essayait de se rassurer comme elle le pouvait, pourtant, elle avait tout vu dans les yeux de Morkovin. À présent il savait qu’il se tramait quelque chose. Il avait deviné que toute cette histoire n’était pas claire, qu’un lien existait avec les autres familles, avec les Pans achetés ce jour-là.

Comme pour le confirmer, il saisit Ambre par le bras et serra fort.

– Allons-y, j’ai encore beaucoup à faire. Et toi aussi ma chère.

Il l’entraîna sans ménagement à l’extérieur où les quatre gardes du corps les encadrèrent à nouveau et, sans un mot, déambulèrent dans les rues bruyantes de Bruneville jusqu’à entrer dans une autre maison. Là, Morkovin s’entretint longuement avec deux hommes, mais ils parlaient trop bas pour que Ambre puisse comprendre de quoi il s’agissait. Le Maester l’ignorait, comme si quelque chose s’était cassé entre eux. Il savait que les deux adolescentes s’étaient passé un message, même s’il ignorait comment. Et par déduction, il devinait que c’était lié aux autres esclaves arrivés le même jour qu’Elora et l’astronax. Les familles Moder et Colvig.

Ambre était à la fois excitée comme elle ne l’avait plus été depuis longtemps, et terriblement angoissée par la probable ombilication de Tobias le lendemain matin.

Il est en vie ! Toby !

Quelle joie ! Quel bonheur de le savoir, lui avec sa frimousse espiègle, bien vivant, tout près d’ici ! L’avenir était sombre, Ambre ne parvenait pas à imaginer de quoi seraient faites les semaines à venir, pourtant elle se sentait légère et heureuse.

Pour ne pas sortir de son rôle, elle poursuivit ses séances de méditation, assise dans le large fauteuil rouge, près d’une fenêtre qui lui permit de voir les nuages noirs s’amonceler au-dessus de la cité. À quatre heures, une lumière de crépuscule obligea tous les marchands à allumer leurs lanternes.

Lorsque Morkovin eut terminé ses conciliabules, il vint chercher Ambre sans même lui demander si elle avançait dans ses travaux de concentration. Elle comprit qu’il préparait un mauvais tour, que leur confiance était rompue. Ils remontèrent vers le palais, marchant dans la pénombre orageuse, sous l’éclairage des lanternes qui se balançaient. Mais à quelques pas de la porte principale, l’agitation à l’autre bout de la Grand-Place fit ralentir le petit groupe.

Trois cavaliers venaient de faire irruption au galop. Ils stoppèrent en arrivant au niveau de Morkovin.

– Maester ! s’exclama l’un d’eux, c’est notre jour de chance que de tomber sur vous directement.

Ambre les scruta avec attention. Leurs chevaux étaient crasseux, couverts de boue jusque sur les flancs, la crinière et la queue emmêlées, et les hommes n’affichaient pas un meilleur état, capes et armures souillées de terre séchée, couvertes de brindilles et de bourgeons.

– Vous n’endossez pas l’écu de Bruneville sur vos tuniques, répondit aussitôt Morkovin en se plaçant devant Ambre.

Le premier cavalier releva sa cape de son épaule et désigna le poing fermé brodé en or au-dessus de son cœur. Ambre comprit enfin pourquoi certains soldats n’arboraient pas le même logo en plus du O impérial.

– Nous venons de Castel d’Os, Maester, nous sommes les soldats de l’empereur en personne.

La voix de Morkovin changea. Bien que grave, elle semblait moins assurée que d’habitude :

– L’empereur en personne descend sur mes terres ?

– Pas que je sache, mais il envoie une partie de ses armées accompagner les forces entropiques.

– Notre nouvel allié ? Ils viennent jusqu’ici ?

– Oui, Maester. Ils ont traversé par le tunnel sous la mer, et nous devons les accueillir comme il se doit.

Cette fois, Ambre devina la peur dans la voix du cavalier, comme si l’évocation d’Entropia le perturbait.

Une forme bougea sur la croupe d’un des chevaux et des jambes s’agitèrent. L’homme qui se tenait juste devant attrapa son passager et le jeta à terre.

Un garçon roula sur le pavé, les poings liés.

– Qu’est-ce donc ? fit Morkovin en dévisageant le prisonnier.

Ambre ne le voyait pas très bien de là où elle se tenait, et elle ne voulait surtout pas attirer l’attention. Elle vit les longues mèches brunes qui dansaient dans le vent devant des traits fins, bien que couverts de saleté. Le garçon ne devait pas avoir plus de dix-sept ou dix-huit ans.

– Une saleté de rebelle !

– Rebelle ? Il n’y en a pas sur mon territoire ! répliqua Morkovin.

– C’est pourtant ce que c’est ! Il était armé, bien équipé, et ils étaient plusieurs ! Nous les avons surpris un soir dans leur campement.

– Où sont les autres ?

Un des cavaliers cracha devant son cheval.

– Enfuis, avoua celui qui dirigeait le trio. Ils sont malins, les bougres.

Morkovin s’accroupit et força le garçon à lui faire face.

– Des espions chez moi ?

Le garçon avait le regard vif. Il se déroba d’un mouvement d’épaule à l’emprise du Maester qui se releva.

– Mes hommes vont vous montrer où est la prison de la ville, dit Morkovin, où vous pourrez escorter notre… invité. Nous l’interrogerons plus tard, quand cette histoire de forces entropiques sera réglée. Dois-je organiser un banquet en leur honneur ?

– Ce ne sera pas nécessaire, Maester. Mais de nouveaux commandements sont à annoncer sans plus tarder.

– Par ordre de l’empereur ?

– Par… Par ordre des Rêpboucks, les émissaires alliés.

Ambre tressaillit. Les Rêpboucks ! Le nom entropique des Tourmenteurs.

– Allons bon ! s’emporta Morkovin. Dois-je me faire dicter toutes mes règles par ces étrangers ?

– Avec l’accord de l’empereur, ils vont investir toutes les villes de notre territoire. Vous devez montrer l’exemple, Maester. Leur premier commandement est l’instauration d’un couvre-feu. Dès ce soir. Du coucher au lever du soleil, seuls les militaires et les forces entropiques sont autorisés à circuler en ville.

Morkovin balaya l’air du poing.

– Dès ce soir ! Rien que ça ? Qu’ils commencent déjà par arriver ! Je n’entends pas me faire dicter la loi sur mes terres sans une petite explication.

– Oh, Maester, vous allez pouvoir en discuter très vite, à vrai dire…

Le cavalier n’avait pas terminé sa phrase que des cris surgirent de l’autre bout de la Grand-Place. L’effroi venait de saisir la rue et tout le monde s’empressait de fuir au passage du nouvel arrivant.

Ambre se démit le cou pour essayer de distinguer ce qui se passait, et lorsqu’elle reconnut les longues pattes fines de l’araignée géante, elle sut ce qui la montait sans un bruit et qui terrorisait la foule tout autant que le monstre.

Morkovin fit un pas en arrière.

Il pivota aussitôt vers Ambre et d’un geste de la main appela le garde le plus proche tandis qu’il faisait apparaître un nouvel entraveur de sa ceinture. Ambre n’eut pas le temps de protester que le cuivre se refermait déjà sur sa peau dans le claquement de son cadenas. Morkovin était inquiet.

– Si ces créatures sont bien ce que tu m’en as dit, jeune fille, tâche de te faire toute petite ! murmura-t-il en terminant de l’harnacher.

Le froid et la désolation envahirent la jeune femme en un instant, coupant son altération aussi facilement qu’un interrupteur. Le collier était fraîchement rechargé du jus de scararmées, et diffusait à merveille son pouvoir d’annihilation. Elle s’effondra sur elle-même, rattrapée en vol par le garde qui la hissa sur son épaule.

– Dans sa chambre, commanda Morkovin. En vitesse !

Et tandis que le garde soulevait Ambre, cette dernière aperçut une petite silhouette noire au sommet de la tour. Un petit corps luisant qui les observait de ses billes transparentes. Un corbeau d’Entropia. Un mouchard !

Elle s’empressa de tirer sur la capuche de sa cape et, pour une fois, remercia le Maester. Il avait eu raison de la protéger des regards malveillants.

Derrière elle, le cliquetis des pattes de l’araignée se rapprochait à toute vitesse.