34.
Miroir d’âme sous la lune
Le soleil tombait de biais par les immenses fentes étroites qui servaient de fenêtres dans le hall, et ses rayons venaient frapper juste sur le cadran nacré de l’horloge.
Matt se tenait devant, trois mètres plus bas, et admirait les aiguilles qui bougeaient avec seulement le cliquetis de ses mécanismes dissimulés derrière le corps de bois. C’était une très belle et grosse horloge, qui avait la particularité de ne sonner qu’au crépuscule, au moment où le soleil se couchait, et à l’aube. Matt n’avait jamais vu ça, il ignorait comment elle fonctionnait, mais son puissant gong résonnait dans tout le hall, se propageant dans les deux tours mitoyennes pour remonter par les escaliers dans les deux ailes principales, et ainsi alerter tous les habitants de Neverland qu’il n’était plus temps de sortir. Les heures nocturnes qui encadraient les deux gongs n’étaient pas sûres : voilà ce que, tous les soirs, l’horloge proclamait avec une fidélité et une précision jamais prises en défaut.
Les rayons obliques s’étaient teintés d’une profonde nuance de rouge, dégradant les reflets jaunes comme si l’or était la transition entre le jour lumineux et le sang annonciateur des ténèbres de la nuit. Un peu de violet apparut sur le fond immaculé de l’horloge.
Les ombres s’épaississaient dans le grand escalier, derrière Matt.
Le soleil était presque couché.
Il se posa les paumes sur les oreilles juste au moment où le dernier rayon touchait le cœur du cadran, point de départ des deux aiguilles.
Un puissant gong retentit depuis les entrailles de l’horloge, si puissant qu’il fit trembler les dalles du sol et vibrer les pieds de Matt, pour se répandre dans tout Neverland. Le martèlement de cloche se répéta douze fois avant qu’il ne reste plus que son écho rebondissant de mur en mur, jusqu’à la dernière tourelle, jusqu’au dernier corridor de pierre.
– Impressionnant, n’est-ce pas ? fit une voix familière dans le dos de Matt.
Gaspar le salua. Lui et ses cheveux hirsutes, ses yeux vert pâle si reconnaissables. Il avait les bras croisés sur le torse, soulignant les muscles de ses épaules. C’était un sportif accompli, à n’en pas douter.
– C’est vous qui avez installé ce système ? C’est assez incroyable !
– Non, c’était déjà ainsi quand nous sommes arrivés ici.
Matt était surpris.
– Ah bon ? Mais alors, comment ça fonctionne ?
– Nul ne le sait. Sinon par la force d’un esprit.
– Ici ? Dans les murs du château ?
Matt se frappa le front du plat de la main.
– Bien sûr ! Lanz !
Gaspar secoua la tête.
– En fait, non. Un autre. Plusieurs esprits hantent les murs de Neverland.
– Pourtant Lanz m’a dit qu’il était seul dans la chapelle.
– Oui, il était certainement seul dans la chapelle au moment où la Tempête a transformé le monde, mais d’autres que lui vivaient entre ces murs, des gens très attachés à cet endroit, au point de créer un lien particulier, au point que lorsque leur enveloppe s’est volatilisée, leur âme a refusé de suivre, elle s’est imprégnée ici, dans ce lieu.
– Plusieurs, tu dis ?
Gaspar hocha la tête, pensif. Puis il balaya l’air devant lui d’un air résigné et enchaîna :
– Alors il paraît que vous avez terminé la carte avec Lily ?
– Oui. Après cinq jours. Je ne suis pas mécontent de notre travail. J’ignore si ça pourra vraiment nous être utile mais c’est mieux que rien.
– Aucune nouvelle des télégrâmes ?
– Non. Johnny, Lily, Archibald et Clara se relayent avec moi dans la chapelle dans l’attente d’un signal, mais rien ne vient.
– Tu crois que Lanz et ton ami, Newton, peuvent s’être perdus dans les limbes ?
– J’espère que non. Cela dit, le temps ne s’écoule pas pour eux comme pour nous, ils ne s’en rendent pas compte.Peut-être qu’ils sont pris par leur tâche et qu’ils ne pensent pas à venir nous tenir au courant.
Gaspar approuva. Ses yeux brillaient de malice.
– Pourquoi tu ne m’as pas parlé de ce qu’étaient le Raupéroden et la reine Malronce pour toi ? demanda-t-il soudain. Clara me l’a dit. Ne lui en veux pas, elle pensait que tu m’en avais parlé.
Matt haussa les épaules.
– Ce n’est pas un secret. J’attendais le bon moment, mais tu es toujours très occupé.
Gaspar prit une profonde inspiration et acquiesça.
– Trop même, tu as raison. Tu n’es pas sans savoir que j’ai vécu quelque chose de semblable ici, en Europe ?
– Lily m’a raconté, en effet. Aussi terrible que cela puisse être pour toi, j’avoue que j’ai trouvé ça… presque rassurant pour moi.
Loin de s’en offusquer, Gaspar se fendit d’un sourire amusé.
– C’est exactement ce que j’ai ressenti, lâcha-t-il. Je ne suis pas unique, ce n’est pas moi qui attire les ennuis.
– Des enfants dont les parents sont devenus des forces incarnées, des entités exceptionnelles, et dont la lutte a eu une influence sur tous leurs camarades.
Gaspar tendit la main vers Matt.
– Je suis content que tu sois parvenu jusqu’ici, dit-il avec un air presque ému.
Matt lui serra la main et ils se donnèrent une brève accolade, un peu maladroite.
– Moi aussi. Tu veux bien m’accompagner dehors, pour discuter un peu ?
– L’horloge a retenti, Matt, c’est dangereux.
– Le soleil n’a pas tout à fait disparu à l’horizon, et nous resterons dans l’enceinte du château si tu veux, mais j’ai besoin de respirer, de prendre un peu l’air, je suis resté enfermé depuis mon arrivée ici !
Gaspar lui emboîta le pas, avec une grimace résignée.
Ils descendirent dans la grande cour, puis Gaspar attira Matt vers une série d’arches et, par une étroite bordée de marches, ils parvinrent à une promenade sous les remparts, longeant la falaise. La cime des plus hauts sapins qui poussaient en contrebas dressait un mince rideau protecteur contre le vent du soir.
– Pourquoi est-ce aussi dangereux de sortir après le crépuscule ? s’enquit Matt en guettant les derniers rayons qui rosissaient l’horizon entre les cols des montagnes.
La lune était déjà perchée au-dessus de la vallée, nimbant l’immense forêt de son œil argenté.
– Beaucoup de prédateurs habitent les forêts environnantes, et la plupart chassent la nuit.
– Ils viennent jusqu’au château ?
Gaspar acquiesça d’un air sévère.
– Certains sont même déjà entrés.
Matt haussa les sourcils d’étonnement.
– Ça doit être dur pour toi, dit-il après un silence, je veux dire : la plupart voient en toi un héros, alors qu’en fait, tu as été obligé de te battre contre ta mère et de chasser ton père.
– C’est vrai. Le plus dur c’est surtout vis-à-vis de lui.
– Luganoff ?
Gaspar ne parut pas surpris que Matt connaisse l’identité de son géniteur.
– Le bras scientifique de l’empereur, confirma-t-il. Il me déteste, tu sais ?
– Il a peur. Il n’a plus de mémoire, tout ce qui concerne les enfants a été rejeté, et il croit que tu as tué sa femme, alors c’est…
– Et il a raison, Matt. J’ai tué ma mère. Avec mon frère, nous l’avons détruite parce qu’il n’y avait plus d’autre solution. C’était un monstre. Elle n’avait plus rien de commun avec celle qui nous avait mis au monde.
– Je sais ce que c’est, fit Matt tout bas.
– Depuis, Luganoff me hait. C’est de cette haine qu’il tire sa motivation pour créer des machines monstrueuses et nous asservir.
– J’en ai eu un aperçu.
Gaspar plongea ses mains dans les poches de son jean et fixa le mince sentier de terre qui courait entre les herbes folles.
– Tu sais que c’est lui qui a inventé les usines à Élixir ?
Matt pivota vers son compagnon. Ce dernier avait le visage tendu, des nuages de sombres pensées couvraient ses traits pourtant séduisants. Matt lui donna une petite tape amicale, un peu maladroite, sur le bras.
– Tu n’es pas responsable de ses actes, rappela-t-il.
– Mais c’est moi qui lui inspire ces terribles inventions.
– Non, c’est le ressentiment qui est son moteur, ne mélange pas.
Gaspar approuva sans joie, ni grande conviction.
– Il se murmure que Luganoff prépare une arme secrète pour Oz.
– Ce doit être le Testament de roche, le plan pour trouver le Cœur de la Terre. Enfin, la moitié du plan…
– Non, c’est autre chose, il y travaille depuis longtemps. Il s’agit de sa « grande œuvre ». Quelque chose de puissant, de redoutable.
– Comment l’as-tu appris ?
– Nous avons plusieurs espions à la cité Blanche.
– Comment vous avez fait ?
– Au gré des situations. Surtout des adolescents qui approchent l’âge adulte et qui décident de nous quitter, mais une fois là-bas ils continuent d’être de notre côté. Certains obtiennent leurs informations auprès des enfants esclaves, d’autres se mouillent directement et volent des documents, écoutent des conversations, et parfois se débrouillent pour travailler auprès des gens importants de l’empire.
– Ils ne vous trahissent pas ?
– Non. Pas eux.
– Chez nous c’est plutôt le contraire… Les Pans qui vieillissent finissent par ne plus se retrouver parmi les plus jeunes, et ils nous quittent, mais parfois ils le font après nous avoir trahis, pour gagner leur place auprès des adultes.
– C’est moche… Ici ceux qui ne sont plus heureux parmi les jeunes s’en vont dans la zone franche rejoindre les villes. Les trahisons sont rares.
– Et cette arme, vous ignorez quelle est sa nature ? Quand elle sera prête ?
– Le secret est bien gardé. Mais tôt ou tard il faudra agir, nous ne pouvons prendre le risque d’attendre.
Gaspar avait parlé d’un ton étrange, lointain, comme s’il était perdu dans ses pensées. Matt se retrouvait en partie en lui, et soudain il comprit :
– Tu penses y aller toi-même, pas vrai ? Régler le problème.
– Oui.
Matt en était sûr. Il lui avait suffi de songer à ce que lui-même aurait voulu faire.
– C’est suicidaire. Surtout pour toi. Luganoff a sûrement placardé ton portrait dans toutes les casernes !
– Il faudra bien que lui et moi réglions un jour notre différend. Et nous ne pouvons attendre qu’il ait terminé son arme et vienne nous exterminer.
– Entropia va envahir toute l’Europe, les choses vont évoluer de toute manière. Attends un peu. Ils ont besoin de toi ici, tous voient en toi le chef derrière lequel se ranger.
– Je ne veux pas de ce rôle. Ce n’est pas moi.
– Pourtant il le faut. La plupart sont encore jeunes, ils ont besoin d’une figure rassurante pour les guider. Tu fédères, tu as l’autorité nécessaire et le charisme. Ta place est ici. Je sais ce que tu ressens, tu voudrais qu’on te fiche la paix, te sentir libre d’agir comme bon te semble, sans la pression de toute la communauté sur les épaules, mais tu ne peux pas. C’est important. Ce rôle dépasse tes envies, parce qu’il unit tous ces garçons et ces filles. Tu es l’autorité, l’espoir, et la cohésion des tiens.
Gaspar ricana de dépit. Il toisa Matt.
– Tu sais de quoi tu parles, pas vrai ?
– En tout cas, j’y ai pas mal réfléchi. N’oublie pas que tu n’es pas tout seul. Ils sont tous derrière toi.
Les deux garçons avaient bavardé sans se rendre compte que les ombres sourdaient de la terre. Elles avaient gagné en force et le ciel n’était plus qu’un voile bleu en train de foncer, émaillé de milliers d’étoiles qui se montraient enfin. Ils étaient presque rendus au bout du jardin en friche suspendu et Gaspar attrapa Matt par le coude, à l’approche d’une grille branlante et couverte de ronces noires.
– Il faut faire demi-tour.
Matt s’étonna du subit élan de panique de son compagnon et réalisa que ce n’était pas tant la nuit que ce qui s’étendait devant eux, au-delà des ronces, qui le dérangeait. Matt se pencha pour découvrir un maquis encore plus sauvage de buissons épineux et de racines tellement tordues qu’on pouvait se demander si ce n’était pas à cause d’une sinistre souffrance végétale. Les tiges et les feuilles étaient d’ébène sans que Matt sache dire si c’était à cause de la nuit tombée, et lorsqu’il distingua les pierres tombales il comprit.
– Un cimetière !
– Où il est très mauvais de traîner, encore plus la nuit ! Viens !
Cette fois Gaspar le tira violemment et ils prirent la direction du château à grandes enjambées, ne laissant pas à Matt le temps d’en voir plus. Il lui avait semblé apercevoir de nombreuses stèles, qui lui rappelaient le cimetière de l’île Carmichael.
– Que se passe-t-il avec les cimetières ? Chez nous c’est pareil ! Toutes les plantes autour noircissent et il s’en dégage un sentiment malsain !
– Je l’ignore, mais c’est un lieu mauvais, je peux te l’assurer.
Ils s’empressèrent de remonter vers la grande cour, puis de gagner l’abri rassurant du château.
Aucun des deux garçons n’avait remarqué la silhouette sombre du chat qui les avait suivis entre les herbes depuis le début. Les oreilles aux aguets, sans jamais les lâcher de son regard vert.