30.

Deux esprits valent mieux qu’un


Des rosiers noirs s’entremêlaient de part et d’autre des allées pour former des arches d’où pendaient des roses aux pétales plus sombres qu’une nuit sans lune.

Matt avait rejoint Clara et Archibald sous ce jardin suspendu, dans l’aile ouest du château. Chen, Tania et Orlandia le suivaient.

Il s’abrita des rayons du soleil couchant et leur fit signe de se rapprocher.

– Alors ? s’impatienta Tania. Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?

Matt les avait fait venir en leur expliquant qu’il était parvenu à joindre Ambre et Tobias, et apprendre qu’ils étaient bien vivants avait provoqué un regain d’énergie et d’espoir parmi les rescapés.

– Est-ce qu’on monte une expédition ? demanda Orlandia. Peut-on les rejoindre quelque part ?

Matt secoua la tête.

– J’ignore ce qu’il s’est passé mais la communication a été brutalement coupée. Newton, l’esprit qui faisait le lien entre nous, m’a dit qu’il avait ressenti une sorte de voile passer sur lui, comme un nuage obscur, et il a perdu la liaison avec eux.

– Qu’est-ce que c’était ? s’inquiéta Chen.

– Je ne suis pas sûr. D’après Lanz, il existe des mangeurs d’âmes qui se jettent sur les esprits et les obligent à leur servir de… monture, ou quelque chose de ce genre. Ils en dévorent quelques-uns au passage, comme s’ils étaient aussi une forme d’énergie. Je pense que ces mangeurs d’âmes sont passés tout près de Newton et que leur présence a brouillé le signal.

– Tu n’es pas parvenu à renouer le contact ? interrogea Tania.

– Non. Newton ne ressent plus rien. Il n’y a plus aucune activité dans l’autre confessionnal et je lui ai demandé d’arrêter pour l’instant, on ne sait jamais. Je ne voudrais pas que ces mangeurs d’âmes lui tombent dessus.

– Alors, où sont Ambre et Tobias ? insista Orlandia.

– Loin. Très loin à l’ouest. Mais il est inutile d’aller à leur rencontre. Avant que ça coupe, Ambre a dit qu’ils partaient, ils viennent jusqu’à nous. Si nous nous mettons en route maintenant, nous risquons de nous croiser. Personne ne sait par où ils vont passer.

– Mais comment vont-ils trouver Neverland ? s’exclama Chen. C’est planqué au fond d’une vallée ! S’ils ne savent pas où trouver le château, ils ne pourront jamais y parvenir !

– Ambre a semblé sûre d’elle.

– De toute manière a-t-on le choix maintenant ? lança Clara. Il faut leur faire confiance. Surtout si Ambre t’a dit avoir un plan. Et puis elle est assez puissante pour repousser n’importe quel prédateur.

Matt secoua la tête, moins rassuré :

– Elle ne peut utiliser le pouvoir du Cœur de la Terre sans prendre le risque d’attirer tous les Tourmenteurs autour d’elle.

– Mais elle est maligne, et avec Tobias ils forment un duo redoutable, rappela Chen. Il faut croire en eux.

Matt acquiesça, un peu à contrecœur. Savoir ses amis vivants sans pouvoir les aider était si frustrant…

– En attendant leur retour nous allons continuer de nous organiser, intervint Archibald et sa bouille ronde. Nous avons presque terminé de dresser la liste des survivants du naufrage.

– Combien de Pans et de Kloropanphylles sont morts ? demanda Matt sombrement.

– Pas loin de six cents manquent à l’appel.

Matt ferma les yeux, accablé.

– Mais plus de trois cents sont ici, rappela Clara pour contrebalancer.

– Dont une centaine de blessés, tempéra Archibald, plus négatif. Heureusement, nous sommes bien accueillis et les soins prodigués sont exemplaires. Les rebelles pourraient en apprendre à Eden à ce sujet !

Clara, qui regardait son acolyte avec un peu de sévérité, ajouta :

– Nous sommes en train de nous organiser avec l’aide des Représentants pour nous intégrer à Neverland. D’ici quelques jours tout le monde sera opérationnel et nous pourrons prendre part à la vie quotidienne du château.

– Est-ce qu’on peut leur être utiles dans des domaines particuliers ? demanda Tania.

– Pour ce qui est de l’altération, nous n’avons rien à leur apprendre. Ils sont très avancés dans leur maîtrise, en tout cas pour ceux qui ont fait le choix de la développer. C’est même plutôt nous qui pourrions prendre des cours ! Mais Orlandia et les Kloropanphylles vont partager leurs connaissances botaniques et Archi et moi sommes en train de faire le point sur tout ce que nous savons du nouveau monde pour échanger nos découvertes avec Neverland.

Chen se tourna vers Matt :

– Je sais que tu n’aimes pas ça, mais tu pourrais donner des cours de combat au corps à corps, tu serais très utile dans ce domaine.

– Non, je ne pense pas qu’ils aient besoin de moi pour ça, et j’ai plus important à faire.

Ses compagnons le regardèrent, surpris.

– À quoi tu penses ? questionna Tania.

– Contacter Eden. Savoir où ils en sont. Entropia ne doit plus être très loin d’eux à présent. Je veux savoir comment ils vont et ce qu’ils ont vu. Peut-être que ça pourra nous servir ici.

Chen approuva et osa la question qui lui brûlait les lèvres :

– Vous croyez qu’on peut avoir totalement confiance en Gaspar et les siens ?

– Bien entendu ! se moqua Clara. Ils sont venus nous sauver la vie !

– Oui, c’est vrai, mais pourtant ils font plein de mystères je trouve.

– C’est vrai qu’ils ont interdit l’accès de la tour ouest à tout le monde, admit Tania.

– Pour des raisons de sécurité, rappela Archibald. Elle s’effondre.

– Je l’ai observée de dehors, rétorqua Orlandia, et elle m’a paru en bon état, comme tout le reste.

– Moi je trouve ça bizarre tout de même, insista Chen. Interdiction de sortir de Neverland la nuit tombée, interdiction d’approcher la tour ouest, et pas d’explications réelles, ils nous cachent quelque chose !

– Nous venons tout juste de débarquer, rappela Clara, c’est normal qu’ils se méfient. Nous sommes nombreux à investir leurs murs, il va falloir du temps avant que le clan d’Eden se fonde et s’intègre dans le clan Neverland.

Matt lut sur les visages de Chen et de Tania qu’ils n’étaient pas aussi confiants et cela le rassura. Il savait au moins sur qui compter s’il devenait nécessaire de fouiner un peu. Il ne voulait surtout pas manquer de respect à leurs sauveurs et hôtes, mais sentir qu’on leur cachait quelque chose d’important n’était pas pour le rassurer. Il se jura d’en parler avec Gaspar. Oui, il fallait commencer par là. Ne pas mal se comporter. Faire confiance.

Mais avant cela, il avait du pain sur la planche.

Les flammes des cierges brûlaient en silence, presque irréelles d’immobilité, créant de petites poches de clarté ambrée dans la chapelle.

Matt s’installa dans le confessionnal et appela Newton. N’ayant aucune réponse, il vida l’air dans ses poumons, s’installa sur le tabouret, et commença à se concentrer en éloignant toutes les pensées parasites qui flottaient dans son esprit. Une fois prêt, il essaya d’ouvrir son être vers l’extérieur, pensa à la croix devant le tabernacle, à l’autel, puis aux voix des morts, et il les appela de toute son âme. Il tentait de se projeter vers eux, et d’un cri silencieux invoquait leur présence, plus particulièrement celle de Newton. Rester centré sur cette démarche exigeait un véritable effort, pour ne surtout pas se laisser voguer vers d’autres pensées. Après une dizaine de minutes, Matt perçut un début de fatigue, il avait du mal à se concentrer.

Soudain tout le confessionnal vibra. Non pas concrètement, mais plutôt comme un frisson qui glisse sous la peau, et la chair de poule envahit Matt en même temps qu’il sentait l’électricité statique crépiter autour de lui.

– Matt ?

– Newton ! J’ai cru que je n’arriverais pas à te contacter.

– Je flottais quelque part, dans l’attente. J’ai écouté tes conseils, je ne suis pas retourné dans l’église où Tobias se trouve. Tu veux que j’aille voir maintenant ?

– Avant cela, il y a quelqu’un que je voudrais te présenter.

Matt se pencha pour ramasser la bible de Lanz et l’ouvrit au hasard.

– Si tu crois que tu peux me réduire au silence comme ça ! s’indigna aussitôt le gardien. C’est honteux mon gars ! Si j’étais là, je veux dire physiquement, je te botterais les miches ! Tu verrais !

– Lanz, je suis désolé, il fallait que je me concentre…

– C’est ça, tant que tu y es, tu n’as qu’à dire qu’avec le vieux Lanz dans les parages on ne peut rien faire de sérieux !

Matt soupira. Le vieux bougon était d’une susceptibilité décourageante.

– Lanz, il y a là quelqu’un que vous devriez rencontrer. Newton, voici Lanz. Vous êtes tous les deux les seuls esprits que je connaisse, capables d’initiative, y compris avec votre propre mémoire, avec votre personnalité.

– Lanz ? Oui, je… je le sens, tout près.

– Hey ! s’écria le gardien. Tu occupes beaucoup de place, petit !

Matt ne comprenait pas bien ce que cela pouvait signifier dans une dimension infinie, mais il supposa que c’était une question de « taille de conscience » plutôt que de grandeur d’être.

– Je vous ai trouvé, ajouta Newton. C’est vrai que vous brillez un peu plus que les autres âmes. Bonjour Lanz.

Lanz grommela quelque chose d’incompréhensible, puis finit par se fendre d’un :

– Salut petit.

– Vous êtes étrange. Différent de ce que j’ai senti jusqu’à présent.

– Différent comment ? Par ma nature d’être décorporé ou dans ma nature d’être décorporé ?

– Non, nous sommes de la même essence, je le sens, mais celle-ci est constituée d’une matière plus complexe que celle des autres âmes qu’on rencontre ici d’habitude.

– C’est vrai qu’il a de la conversation, ce morveux.

– C’est presque rassurant en fait.

– Oui, bah ne t’emballe pas non plus, hein ! J’aime bien ma tranquillité, moi !

– N’est-ce pas vous qui vous plaignez de n’avoir personne pour une bonne conversation ? rappela Matt.

– Ah ! petit malin, va !

– Moi aussi je me sens seul ! ajouta Newton aussitôt. Ne vous en faites pas, je peux être présent sans être envahissant. Vous… Vous voulez bien qu’on soit voisins ? On pourrait rester pas trop loin l’un de l’autre et puis…

– Oh ça va, commençons déjà par habiter la même ville, on verra pour investir le même quartier. J’aime bien les voisins quand ils sont loin, chez eux.

Les présentations faites, Matt se lança :

– Je pense qu’ensemble vous seriez plus forts, que vous pourriez vous entraider et devenir particulièrement compétents.

– Compétents ? répéta Lanz avec agacement. Parce que tu crois que je ne le suis pas peut-être ?

– Compétents pour quoi faire ?

– Pour m’aider à communiquer avec Eden, avoua Matt.

– Ah non ! Ça c’est terminé, bonhomme ! J’ai déjà donné ! Je ne veux pas approcher des ombres plus sombres que la nuit ! Hors de question ! J’ignore peut-être où je suis exactement, mais je peux te garantir que ces choses-là, si elles m’attrapent, elles me suceront l’âme jusqu’à la dernière goutte et c’est l’enfer éternel qui m’attend au bout du compte ! Sans moi !

– Lanz, j’ai vraiment besoin de vous.

– Oui, oui, mais moi je n’ai pas besoin de toi !

– C’est là que vous vous trompez. Ces choses qui vous font peur, ces mangeurs d’âmes, ils existent ici aussi, je vous en ai déjà parlé. Ils accompagnent le vide qui se rapproche de nous. Entropia. Elle sera bientôt là. Et si nous ne faisons rien, elle nous engloutira tous. Que ce soit par l’atmosphère parallèle dans laquelle vous êtes ou par le monde physique où je suis, les mangeurs d’âmes finiront par vous dévorer comme nous tous si nous n’agissons pas. Et pour ça, j’ai besoin de votre aide. Je dois contacter mes amis d’Eden pour savoir ce qu’ils ont vu, ce qu’ils savent de nouveau. Entropia est probablement proche d’eux, ils peuvent peut-être nous donner des informations précieuses, nous faire part d’observations per…

– Ça va, ça va, n’en jette plus gamin, j’ai compris, dit Lanz sur un ton étrangement calme.

Matt ne savait si c’était annonciateur d’une tempête ou si le gardien était convaincu.

– Avec Newton, vous seriez assez forts et malins pour vous entraider, pour éviter ces mangeurs d’âmes, osa-t-il ajouter.

– Newton, gamin, tu en penses quoi, toi ?

– Je suis pour. Tout plutôt que de végéter dans le néant. Et ce sont mes amis. J’ai senti ces mangeurs d’âmes, moi non plus je ne veux surtout pas tomber entre leurs griffes, mais s’ils approchent par le monde physique, alors que pourrons-nous faire ? Lorsque tous les lieux de culte seront investis par leur présence, que ferons-nous sans nulle part où nous cacher ?

– Ah, la peste vous emporte ! Scolopendres ! Infâmes petits vermisseaux !

Matt n’entendait pas de véritable colère dans ces mots, rien qu’un chapelet d’insultes de principe, comme une sorte de rituel propre à Lanz.

– Peut-on compter sur vous ?

Le gardien bougonna quelque chose qui ressemblait à un oui lointain, étouffé, presque à contrecœur, et s’empressa de préciser :

– J’accompagne le Newton dans le vide mais entendons-nous bien : au moindre danger je vous laisse ! J’ai la responsabilité du château, moi, pas d’un gosse paumé dans les limbes !

– Croyez-moi, le meilleur moyen de protéger votre château, c’est de nous aider. Dans un premier temps, ce qu’il faudrait c’est…

– Orienter les flux d’esprits qui nous entourent pour qu’ils recherchent tous Patricia de Caseyville, oui, je sais !

– Exactement.

– On va faire ça comme des gardiens de troupeau, pas vrai, le Newton ?

– Appelez-moi Newton, ce sera plus simple.

– Toi et moi comme ces cow-boys des grandes étendues sauvages du Middle West ! Ah ! Allez, en selle mon gars !

– Matt, cette quête peut être longue, pas pour nous j’entends, puisque nous n’avons plus la notion du temps, mais pour toi. Ne crois-tu pas qu’il serait préférable, avant cela, que je tente de joindre Tobias encore une fois ? Au cas où… ?

– Bonne idée, ils ne sont peut-être pas encore partis. Vas-y, je reste là.

Matt patienta plusieurs minutes, la bible de Lanz sur les genoux. Le vieux gardien l’inondait de commentaires fantasques et barbants, lorsque l’adolescent devina un changement dans le confessionnal. L’air devint plus lourd, plus électrique encore.

Quelque chose grésilla à travers la grille qui séparait les deux cabines, par là où Newton s’exprimait d’habitude, et Matt fut soudain convaincu qu’une présence était avec lui, il pouvait presque la voir, tache plus sombre dans la pénombre du treillage de bois.

– Newton ?

La voix de son ami surgit, lointaine et terrifiée, elle passait à travers un complexe réseau de tuyaux et son timbre était métallique :

– Sors de là Matt ! Fuis ! Fuis !

Matt bondit sur ses jambes et brusquement, quelque chose inspira bruyamment à travers la grille, un souffle sifflant, similaire à celui d’un asthmatique en pleine crise. Matt eut alors l’impression que la peau de son visage se décollait, aspirée de l’autre côté par une force terrible. Il s’écrasa contre la paroi du confessionnal et le froid l’envahit, s’immisçant par son nez, sa bouche, ses yeux… Il y avait bien une présence de l’autre côté, mais ce n’était pas dans la cabine, non, c’était véritablement de l’autre côté, dans le monde des esprits. Un être diabolique était en train de le boire. Il avait plongé un appendice invisible dans sa tête et ingurgitait sa substance. Sa personnalité, ses humeurs, ses désirs et même ses souvenirs étaient en train de peu à peu remonter vers ce trou béant.

Matt voulut hurler, mais aucun son ne sortit de sa bouche plaquée contre la grille. Il souffrait le martyre, sa cervelle était en train de se liquéfier, il mourait à petit feu.

Au loin, il entendait Newton qui criait, prisonnier dans des entraves d’acier, et même Lanz beuglait de peur, incapable de comprendre ce qui se passait.

La présence de l’autre côté se faisait de plus en plus pesante, étouffante, elle l’ensevelissait de son aura maléfique. Elle détruisait l’espoir en lui. Matt le comprit, tout ce qu’il était, sa vie, son âme allaient servir de carburant à cette chose.

Il allait fondre en elle et se dissoudre dans le néant, à jamais.

Les serres de cette créature, ce mangeur d’âmes, comme il l’avait à présent deviné, se plantèrent plus profondément en lui, et l’effroyable moteur entropique qui l’animait s’accéléra, semblable aux pales immenses d’une hélice qui se mirent à l’attirer plus bas encore vers les ténèbres.