46.
Les dernières heures
Neverland pansa ses blessures durant toute la nuit.
Vingt et une personnes avaient trouvé la mort, et presque autant de blessés gisaient un peu partout, chiens et Pans mêlés. L’infirmerie fut rapidement saturée, tous les guérisseurs œuvrant jusqu’à l’épuisement, vidant les stocks de pansementhes et autres baumes médicinaux. D’autres Pans s’affairèrent aussitôt à combler les dégâts dans la façade du château, craignant un affaissement, et les charpentiers travaillèrent d’arrache-pied toute la nuit pour soutenir à coups de madriers en chêne les ouvertures.
Apprenant que les guérisseurs étaient débordés, Ambre voulut apporter son aide mais Matt la retint sur le banc où elle se remettait à peine. Ils étaient au milieu d’un couloir, avec d’autres Pans qui couraient pour apporter de l’eau chaude à l’infirmerie ou qui reprenaient leur souffle, adossés aux murs.
– Non, Ambre, ce n’est pas une bonne idée.
– Tu es livide, approuva Tobias.
– Même, au-delà de ton état, il s’est passé quelque chose ce soir, dit Matt gravement. Ce que tu as dit est vrai, Ambre, ils te cherchaient. Toi et personne d’autre.
– C’est quoi ces Golems ? demanda Tobias. Je n’ai jamais vu de choses aussi impressionnantes !
– Ce sont des esprits de la terre, expliqua Lily de l’autre côté du couloir, assise aussi sur un banc. Ils prennent vie sous forme d’Élémentaire tout d’abord, puis deviennent des Golems. Ils sont soit d’eau, soit de terre, d’air ou de feu. En tout cas ce sont les seuls que nous connaissions.
– Ils étaient en pétard, commenta Chen en tenant une compresse contre sa joue enflée.
Tous étaient couverts d’ecchymoses et de coupures superficielles.
– Ils étaient animés d’une rage pure, rapporta Ambre. Je l’ai perçu. Il n’y avait aucune forme d’apaisement en eux.
Matt nota une agitation subite au bout du couloir et craignant à nouveau le pire, il se leva, pour voir que les Pans s’écartaient craintivement du passage.
Une forme vaporeuse surgit, entourée de son armada de chats.
– Oh, nous avons de la visite.
– Elle fonce sur nous, ajouta Tobias, on dirait qu’elle n’est pas contente.
La dame aux chats stoppa devant Ambre, et ses félins restèrent en retrait, à bonne distance de l’adolescente.
Les couches de mousseline se soulevèrent tandis que la dame levait le bras pour pointer un doigt vers Ambre.
– Les Golems te veulent ! Ils sont attirés par l’étincelle primale ! J’avais tort ! Tu n’es plus la bienvenue.
Matt se décrispa et lâcha la poignée de son épée qu’il avait lentement saisie sous les regards menaçants d’une douzaine de chats noirs.
– Pourquoi me veulent-ils ?
– À cause de l’étincelle que tu portes !
– Mais pour quelle raison ? Que signifie-t-elle pour eux ?
– Je l’ignore, mais tu ne peux rester plus longtemps ici. Trop de dégâts, tu attires trop de forces opposées. Tu dois partir. Sans tarder !
– Laissez-nous reprendre des forces, intervint Matt, ensuite nous quitterons vos terres.
La dame aux chats pivota d’un coup, presque mécaniquement, comme si elle était montée sur ressorts, et Matt recula d’un pas sous la surprise.
– Pas de supplication ! s’énerva-t-elle. Encore moins venant du garçon trop curieux qui ne pensait qu’à nous fausser compagnie ! Dehors !
– Nous partirons après-demain matin, le temps de faire nos sacs, intervint Ambre après s’être levée.
La dame aux chats pivota de la même étrange manière :
– J’ai dit maintenant !
Ambre la toisa :
– Vous préférez que je fasse un peu de ménage dans ce couloir en utilisant le Cœur de la Terre et que j’attire encore deux ou trois Golems ?
Les chats se mirent à feuler avec dédain.
La dame aux chats resta silencieuse, le tulle de sa robe bruissant de nervosité.
– C’est bien ce que je pensais, conclut Ambre. Soyez sans crainte, nous allons partir, mais seulement après-demain.
Et cette fois ce fut Ambre qui s’éloigna avec la stature et l’autorité d’une reine, sous le regard circonspect d’une armée de chats.
Ils ne dormirent que quelques heures avant l’aube, lorsque la tension fut redescendue d’un cran. Là encore, Ambre demanda à Matt de s’allonger contre elle et ils sombrèrent dans un sommeil sans rêve, bercés par leurs respirations respectives.
En milieu de matinée, leurs sacs étaient prêts. Orlandia, Tania et Chen s’occupaient de préparer les provisions pendant que l’Alliance des Trois prenait la direction de la chapelle. Matt avait rassuré Ambre sur la présence des Tourmenteurs, et il tenait à leur présenter les deux télégrâmes qui œuvraient pour eux désormais.
Johnny revenait à peine de l’infirmerie où il s’était fait poser des bandages sur les mains. Des cernes profonds témoignaient de son état de fatigue et il tenait à peine debout après avoir tant donné. Johnny était d’une endurance exceptionnelle face à son altération.
– Tu as été admirable, le félicita Matt. Hier soir, contre les Golems, il paraît que c’est toi qui as mené l’assaut !
– Je me suis souvenu de notre expérience avec l’Élémentaire d’eau c’est tout, répondit-il, faussement modeste, toute sa fierté illuminant son sourire.
– Qu’est-ce que tu t’es fait aux mains ?
– Oh, elles sont… brûlées. C’est pas très grave, t’en fais pas, c’est juste très douloureux. Je crois que j’ai un peu forcé sur ma capacité de feu… Avec tous ces scararmées dans le dos !
Johnny plaisantait mais on pouvait voir qu’il souffrait. Le blondinet se tourna pour présenter deux filles de son âge, douze ans environ, et un dernier garçon, plus vieux et robuste. Matt reconnut Piotr et ses pommettes hautes, joues creuses et regard dur, qui le salua de son accent qui roulait les « r ».
– Ce sera mon équipe pour surveiller les télégrâmes.
– Ne dis surtout pas à Lanz que vous les surveillez, se moqua Matt, sinon il risque de se vexer pour un long moment ! On peut les appeler ? Je voudrais que mes amis fassent leur connaissance.
Johnny désigna le tabernacle :
– Concentre-toi et ils devraient arriver rapidement. Ils sont d’une réactivité incroyable. À croire qu’ils ne font qu’attendre nos appels.
– En même temps j’ai bien l’impression que c’est un peu le cas…
Matt s’exécuta et il n’attendit pas plus d’une minute avant que l’église s’illumine des flashes argentés du tabernacle.
Lorsque Matt expliqua qu’il était avec Ambre et Tobias, Lanz les accueillit froidement, comme à son habitude :
– Oui eh bien quoi ? Tu vas me présenter toute ta famille comme ça ?
De son côté, Newton fut plus chaleureux bien que triste. Entendre ses deux anciens copains lui parler depuis le monde des vivants lui fichait un coup. Ils bavardèrent et philosophèrent sur la mort, et sur cette atmosphère parallèle dans laquelle était emprisonné l’esprit de Newton. Ils se demandaient pourquoi lui avait plus de conscience et de souvenirs que la plupart des autres âmes errantes qu’il côtoyait, mais personne ne put lui répondre. Était-ce le hasard ? L’intelligence ? La curiosité ou une action qu’il avait faite juste au moment d’être frappé par la foudre de la Tempête ? Nul ne le savait. Il en allait de même dans le royaume des morts que dans celui des vivants : la majorité des survivants adultes avaient perdu la mémoire, et même l’envie de s’interroger. Ils n’étaient plus que des coquilles à remplir, tandis qu’une petite poignée se souvenait, et cela les rendait plus forts, mais aussi, certainement, plus seuls, comme Newton.
– S’il continue, il va finir par me vexer le Newton ! râla Lanz. Je suis là, moi, maintenant ! Nous sommes deux ! Et comme l’a dit le gamin l’autre jour : on peut très bien recruter ! Lever une armée ! Ha ! Ha !
Lanz se faisait rire tout seul.
Ils abordèrent le sujet d’Eden mais Newton n’avait reçu aucun message à faire passer depuis la dernière connexion.
– Tu peux les joindre ? interrogea Matt.
– Je vais essayer. En tout cas je devrais trouver Patricia de Caseyville.
Le silence revint dans la chapelle et les Pans discutèrent à voix basse pendant une heure, avant que Newton ne réapparaisse :
– Matt ? Quelqu’un est là pour vous parler. Je m’efface pour créer un pont entre ici et là-bas.
Peu après la voix d’un garçon résonna dans le chœur :
– Matt ? demanda-t-il. C’est Melchiot !
L’Alliance des Trois le salua, extatique, criant presque, et en même temps frustrée de ne pouvoir le serrer dans leurs bras. Ils étaient heureux d’entendre la voix de celui qui était parmi les plus influents à Eden depuis leur départ, mais aussi l’ami qui leur manquait. Melchiot fut rassuré d’apprendre le retour d’Ambre et de Tobias, et se retint de les presser de questions. Ambre fit un rapide résumé de ce qu’ils avaient vécu depuis le naufrage du Vaisseau-Vie et Matt conclut :
– Nous partons demain matin pour le sud.
– Sans savoir combien de temps cela va vous prendre pour atteindre la région où se trouve le dernier Cœur de la Terre, n’est-ce pas ?
– Plusieurs semaines. Peut-être des mois.
Ils entendirent le soupir de Melchiot.
– Nous tiendrons, dit-il. On va essayer.
– Vous en êtes où à Eden ? demanda Matt.
– Les premiers convois sont déjà partis, nous espérons avoir évacué toute la ville d’ici la fin de la semaine. Les bateaux des Kloropanphylles et des Becs sont presque tous terminés, nous descendrons le fleuve ensuite jusqu’à l’océan, puis nous voguerons vers le sud, le plus loin possible d’Entropia. Mais ça ne sera pas éternel. Ggl finira tôt ou tard par nous rattraper.
Ambre et Tobias se regardèrent, toute la pression du monde sur les épaules.
– La bonne nouvelle c’est le retour d’Ambre et Tobias, reprit Matt. Fais circuler l’information, rassure les troupes, qu’ils aient de l’espoir.
En disant cela Matt savait qu’il contribuait à renforcer les attentes, que la charge allait être plus lourde que jamais, mais ils s’étaient lancés dans cette aventure pour s’opposer à Ggl, et le salut du plus grand nombre ne passerait que par le succès d’une petite bande, il ne servait à rien de se mentir davantage.
– C’est bon à entendre, avoua Melchiot. Les brumes d’Entropia sont à quelques kilomètres à peine au nord d’Eden, et je dois bien vous confier que les motifs de satisfaction manquent à notre quotidien. Je vais le dire à tous, et tous les soirs nous allumerons une bougie pour vous sur chaque navire lorsque nous aurons quitté les côtes. Ce sera pour rappeler aux ténèbres que nous sommes derrière vous. Tous.
– Pas de nouvelles de Balthazar et des Maturs ? s’enquit Matt.
– Rien de neuf. Notre dernier Long Marcheur est rentré hier de leurs terres, il dit qu’ils s’affairent beaucoup au sud de Babylone, ils se rassemblent, mais nous ignorons pour quoi faire. Depuis que nos Ambassadrices sont rentrées de la forteresse de la Passe des Loups, nous n’avons plus de communications officielles des Maturs. C’est un peu chacun pour sa peau. Les Maturs sont nerveux, ils ont peur.
– Tu ne sais pas si les émissaires qu’ils ont dépêchés auprès d’Oz ont atteint les rives d’Europe ?
– Non, aucune nouvelle. J’ai fait envoyer des pigeons avec des messages, mais ils ne sont pas rentrés. Cela dit, les corbeaux entropiques pullulent sur la région depuis peu et je crois qu’ils tuent nos messagers. Entropia nous isole, il est temps de partir.
Le tabernacle se coupa deux fois et, comprenant que Newton avait des difficultés à maintenir le pont ouvert, les Pans se saluèrent avant que Melchiot ne prenne la parole une dernière fois :
– Cette église sera bientôt ensevelie sous les miasmes d’Entropia, n’essayez plus de prendre contact avec nous. Je ferai de mon mieux pour que nous puissions vous adresser de nos nouvelles avant d’embarquer, restez à l’écoute.
Il y eut un silence gêné, puis il ajouta :
– Notre survie est à présent entre vos mains.
Et la communication se coupa brusquement dans un crépitement argenté avant que le tabernacle redevienne parfaitement normal.
Seul Lanz trouva l’envie de plaisanter :
– Pas efficace le Newton aujourd’hui.