28.
Le réveil des morts
Tout avait commencé par des petits tapotements timides contre les planches qui recouvraient les accès à l’église, comme des centaines de doigts demandant la permission d’entrer. Puis cela s’était intensifié, s’infiltrant à travers le bois, venant cogner contre les vitraux, une pluie abondante se déversant des nuages lourds qui obscurcissaient le jour.
Elora avait allumé un cierge. Posé sur le sol en pierre, il diffusait assez de clarté pour les Pans, mais trop peu pour être visible de l’extérieur. Il faisait malgré tout très sombre dans l’église.
Les quatre amis étaient en pleine conversation pour savoir ce qu’il convenait de faire après leur sortie nocturne et l’attaque des fantassins entropiques.
– Les Tourmenteurs savent à présent que des intrus sont en ville, exposa Ti’an, ils vont explorer chaque recoin, rester est dangereux.
– Ils peuvent mettre ça sur le compte d’une altercation qui dégénère avec des Ozdults, proposa Ambre.
Elora était beaucoup plus pessimiste :
– Ou tout simplement comprendre que ça vient de nous ! Que nous sommes encore ici !
– Morkovin seul peut le deviner, fit Ambre. Je doute qu’il ait prévenu Entropia et ses émissaires que nous existions. J’étais son petit secret. Il n’a pas envie de le partager et je ne suis pas certaine qu’Entropia raconte le bilan de ses patrouilles nocturnes au Maester de la ville. Non, le manque de communication entre les deux peut être à notre avantage. Tobias, tu en penses quoi ?
Tobias cligna les yeux. Il n’était pas du tout dans la conversation, entièrement plongé dans ses pensées et le lien qu’il venait de créer avec Newton au petit matin, tandis que tous s’étaient effondrés pour se reposer de leurs émotions. Il s’était glissé dans le confessionnal avec l’espoir de recréer la connexion avec son ami new-yorkais. Et cela avait marché. En moins de temps qu’il ne l’aurait cru. Comme si Newton l’avait attendu, comme s’ils étaient faits pour se parler.
Newton lui avait expliqué qu’il était attiré par lui. Tobias brillait à ses yeux comme un phare dans la nuit.
Ils avaient parlé pendant plus de dix minutes avant que Newton faiblisse. Maintenir le lien lui demandait un effort et ils avaient dû se quitter. Mais avant cela, Tobias lui avait demandé s’il se souvenait de Matt Carter.
– Matt ? avait dit Newton. Oui… Oui je crois que ce nom m’est familier. Je crois que je l’aime bien.
– Tu dois fouiller les ténèbres autour de toi, cherche un autre phare qui t’attire. Si tu es sensible à tes anciens copains, je suis certain que Matt brillera aussi fort que moi.
– Tobias, il y a les monstres. Si je m’aventure trop loin ils risquent de me sentir et de m’aspirer pour me dévorer ! Ils sont terrifiants, tu sais !
– Alors sois vigilant, garde tes distances et fais aussi vite que tu le peux, si tant est qu’il existe de la vitesse dans ton univers.
– Tobias ?
– Tu… Tu crois que je suis mort ?
– Je… Je ne sais pas. J’ai bien peur que ton corps le soit, lui, oui.
– Je m’en doutais. Tu sais, ici c’est pas aussi bien que ce que le père Matters nous racontait quand on allait à l’église.
– Je suis désolé, Newton. Sincèrement désolé.
– Je suppose que de toute façon ça ne sert à rien de râler, pas vrai ? Ça pourrait être pire, je pourrais ne plus avoir de mémoire comme tous les autres.
– C’est vrai. Tu te souviens du père Matters, c’est bon signe.
– À vrai dire, je me souviens de bribes. Des flashes défilent en moi comme… un film. Sauf que je n’ai pas d’yeux, c’est juste que je… je sens les scènes de ma vie. Elles sont en moi, c’est tout. Et le père Matters, il me semble qu’il était là, avec moi et ma famille quand… quand l’église a explosé. En tout cas des éclairs bleus incroyables sont entrés par les fenêtres et ensuite… plus rien.
– Le père Matters n’est pas avec toi, là où tu es maintenant ?
– Non, il n’y a personne. En tout cas personne avec qui vraiment discuter. Les gens autour sont… bizarres. Ils n’aiment pas parler. Ils attendent c’est tout. Comme s’ils flottaient dans l’eau, portés par les courants. Moi ça me rend fou de ne rien faire. C’est pour ça que lorsque j’ai senti une lumière intense un jour, j’ai foncé. Elle a disparu presque aussitôt, mais j’ai continué à guetter et elle a jailli à nouveau, pas longtemps, avant de repartir, puis je t’ai retrouvé.
– C’est moi cette lumière alors… c’est dingue.
– Tu sais, Toby, je n’aime pas être mort.
– Peut-être que tu es entre deux états, Newton. Pas vraiment mort, en tout cas pas ton âme.
– Comme un fantôme ? C’est ce que je me suis dit. J’espère que je ne suis pas au purgatoire. Ça voudrait dire que je vais peut-être finir en enfer…
– Dis pas de bêtises.
– Ou peut-être que tous les trucs de la religion c’étaient des conneries.
– Newton ! Je crois pas que tu devrais blasphémer dans une église ! Surtout si tu es à moitié mort.
– Pardon. C’est vrai.
– En tout cas, toi tu es différent de la plupart des esprits, tu es plus conscient que les autres.
– Je n’étais pas comme ça au début. J’ai mis du temps à me… me réveiller si on peut dire. Mais c’est ta lumière qui m’a ouvert les yeux.
– J’arrive pas encore à comprendre pourquoi je t’ai attiré. C’est peut-être le confessionnal. Trouve Matt, et dis-lui de venir s’y asseoir. Trouve-le et viens me le dire.
– Et s’il n’est pas là ? Je veux dire s’il est invisible à mes yeux ?
– Il va apparaître. Je le connais, c’est un têtu. Il voudra reparler avec les morts pour savoir comment ça va à Eden. Sois attentif.
– OK. Je vais faire ça. Je ne tiens plus, je me sens épuisé. Je vais devoir couper.
– Newton !
– Oui ?
– C’est bon de t’entendre à nouveau. Prends soin de toi. Reste à distance des Tourmenteurs.
– C’est comme ça qu’ils s’appellent les monstres ?
– Oui, fais attention, ne les approche pas. Jamais.
Sur quoi Newton avait rompu la liaison d’un coup. L’électricité statique du confessionnal avait disparu et la tension qui enveloppait Tobias s’était dissipée en quelques secondes.
À présent, Ambre, Elora et Ti’an le guettaient et attendaient sa réponse.
– Tu votes pour qu’on reste encore cachés ici, demanda Ambre, ou pour qu’on tente notre chance sur les routes ?
– Pour aller où ?
– La cité Blanche, à la poursuite du Testament de roche. C’est notre dernière chance, la seule, si on veut espérer s’opposer à Ggl.
– Je… J’ai encore besoin de rester ici.
– Besoin ? insista Ti’an. Pour quoi faire ?
– Faites-moi confiance. Laissez-moi encore un jour ou deux.
– Mais on risque de se faire prendre ! s’angoissa Elora. Si les troupes d’Entropia fouillent l’église, nous serons massacrés !
– La surveillance aux portes de la ville doit être triplée, répliqua Tobias. Ce n’est pas mieux. Non, je crois que tant que nous sommes encore à l’abri, restons-y.
– Je suis du même avis, confirma Ambre.
Le Kloropanphylle hésita, mais se rangea finalement à l’avis d’Ambre pour laquelle il nourrissait toujours la même admiration, celle de la porteuse de l’âme de l’Arbre de Vie.
Elora se rallia à la majorité.
– Comme vous voudrez, fit-elle, plus effrayée que déçue.
Pendant que Ti’an et Elora préparaient de quoi manger, Ambre s’approcha de Tobias.
– Toi, tu veux rester ici, dans cette église ? J’ignore ce que tu prépares, Toby, si tu ne veux pas en parler, tu dois avoir tes raisons, je les respecte, mais fais attention, ne prends pas de risques inconsidérés. Je t’ai vu aller dans ce confessionnal plusieurs fois, fais attention à toi. Et n’oublie pas que je suis là, si je peux t’aider…
Tobias acquiesça et la remercia pour sa confiance. Il ne voulait pas donner de faux espoirs à quiconque.
Une boîte de raviolis était en train de chauffer sur le réchaud à gaz de camping, l’odeur se répandait dans l’église, lorsque le confessionnal lâcha deux flashes blancs consécutifs, comme si des éclairs venaient d’y pénétrer. Ambre et Ti’an, qui n’en avaient pas raté une miette, reculèrent vivement.
– Les esprits prennent contact ! dit-elle.
Tobias bondit sur ses jambes et fit signe de ne pas intervenir. Il souleva le rideau et se glissa dans la cabine.
Deux nouveaux flashes jaillirent, aveuglant Tobias.
– Newton ? demanda-t-il. C’est toi ?
L’électricité statique souleva le duvet qui recouvrait la peau de Tobias sur ses avants-bras, sa nuque et même son visage.
Un fin bourdonnement emplit le confessionnal, signe que le royaume des esprits était présent tout autour de lui.
– Newton ? répéta Tobias.
– Quoi ? fit une voix assez lointaine à travers la petite grille. Qui est là ?
– Qui est là ? C’est pas toi, Newton ?
– To… Tobias ? C’est toi Tobias ? fit la voix avec autant d’excitation que de surprise.
– Matt ? Oh mince ! Tu… Tu es… mort ?
– Non ! Pas du tout ! Mais… Et toi alors ? Comment es-tu passé dans le monde des morts ?
– Je n’y suis pas ! Je suis dans le confessionnal d’une église !
– Moi aussi, j’ai eu un message de Newton ! C’est lui qui m’a dit d’entrer dans le confessionnal.
Plusieurs crachotements brouillèrent le son, comme s’il passait à travers une grande quantité d’eau, puis la voix de Newton s’adressa à eux :
– Salut les gars ! Je n’ai fait que relayer la demande de Tobias.
– Je pensais pas qu’on pourrait discuter directement ! s’enthousiasma Tobias. C’est incroyable ! J’espérais seulement que tu pourrais faire le lien entre Matt et moi pour transférer nos messages, c’est tout !
– C’est parce que je me concentre pour vous mettre en relation. En fait je… je sens vos paroles passer à travers moi. J’ai l’impression d’être une sorte de… de haut-parleur. Oh non, je suis devenu un fichu téléphone, les gars !
Matt et Tobias éclatèrent de rire, ivres de bonheur de s’entendre. Matt découvrait que son meilleur ami était en vie, mais en même temps il ne pouvait s’empêcher de penser à Newton.
– Je suis tellement content de vous entendre tous les deux !
– Et moi donc ! fit Matt. Où es-tu, Toby ?
– À Bruneville, dans le nord de ce qui était autrefois la France, je crois. Je suis avec Ambre ! Et Ti’an ! Et une autre fille que tu ne connais pas.
– Ambre est avec toi ? Elle va bien ?
– Oui, t’en fais pas, je veille sur elle. Enfin, pour être plus honnête, c’est elle qui veille sur nous !
– Quel soulagement de vous savoir en vie ! Oh si tu savais comme je me sens mieux tout d’un coup !
– Et toi, où es-tu ?
– À Neverland ! Le château des Fantômes ! Les rebelles d’Oz. C’est à des centaines de kilomètres de là. Est-ce que vous êtes en sécurité ? Est-ce que vous pouvez tenir dix jours, le temps que j’arrive ? Peut-être deux semaines, ça dépendra des difficultés rencontrées sur la route. Quand je vais dire à Plume que c’est pour vous retrouver, elle va galoper sans s’arrêter !
Le rideau s’ouvrit en grand et Ambre apparut, avec Ti’an à ses côtés.
– Non Matt, intervint-elle, nous allons partir.
– Ambre ! Que je suis heureux de t’entendre ! Partir ? Mais pour où ? Vous ne savez même pas où est Neverland !
– Nous allons à la cité Blanche. Le Testament de roche est là-bas. Dans les mains de Colin et bientôt dans celles du Buveur d’Innocence.
– Non ! Ne faites pas ça ! C’est trop dangereux !
– Il le faut, Matt ! Sinon nous n’aurons plus aucune chance contre Ggl !
Ambre parlait sans joie, alors même qu’elle entendait la voix du garçon qu’elle chérissait plus que tout. Elle demeurait pragmatique, dans le contrôle, comme si elle craignait de perdre tout jugement si elle se laissait aller à ses sentiments.
– Pas toi, refusa Matt. C’est un risque trop grand. Si jamais tu tombes entre les mains du Buveur d’Innocence, tu sais très bien ce qu’il adviendra de toi. Et s’il a la carte et la boussole en même temps, rien ne l’empêchera plus de mettre la main sur le dernier Cœur de la Terre. Tu ne peux pas y aller.
– Alors j’irai, fit Tobias.
– Et moi avec toi, ajouta Ti’an.
– Non, répondit Matt avec fermeté. À deux vous n’avez aucune chance. Et puis comment feriez-vous pour rapporter le bloc ? Il pèse des tonnes !
Ambre insista :
– Matt, je vois où tu veux en venir, mais le temps que tu viennes jusqu’à la cité Blanche, le Testament de roche sera peut-être parti ailleurs sans que nous sachions où et tout sera perdu. Si je m’y rends, il suffira d’une consultation rapide entre mon corps et la carte pour savoir où aller, nous n’aurons pas besoin de rapporter le Testament jusqu’à Neverland.
– En l’état il ne sert à rien au Buveur d’Innocence. Crois-moi, s’il a la pierre, il a un plan pour obtenir ce qui lui manque : toi. Et ce plan, j’en suis sûr, c’est d’attendre que tu viennes à lui. Il sait très bien combien cette carte est vitale pour nous. S’il a transporté le Testament de roche jusqu’à la cité Blanche, ce n’est pas un hasard !
– Parce que le Maester Luganoff s’est rallié à lui dans le dos de Ggl. Il va l’aider à cacher la pierre ! expliqua Tobias.
– Toby, si le Buveur d’Innocence voulait la cacher, il la garderait avec lui à Castel d’Os, bien planquée dans les sous-sols. Crois-moi, si elle est là-bas c’est pour une raison bien précise. Et plus j’y pense, plus ça me paraît évident : la cité Blanche est le repère de quelques rebelles, il doit le savoir maintenant. Il s’est renseigné. Soyez sûrs que d’ici peu, nous allons recevoir ici à Neverland des informations nous indiquant que la pierre est cachée dans le palais, ou je ne sais où. Il compte là-dessus ! C’est un piège ! Il sait que nous serons attirés comme des moustiques par une lampe !
– Nous n’avons pas le choix ! s’emporta Ambre. C’est ça ou la mort ! Entropia avance, Matt !
Un long silence s’installa entre les amis. Chacun songeait à ce que Matt venait de dire. À l’évidence, le Buveur d’Innocence n’agissait jamais par hasard, c’était un manipulateur, un froid calculateur. La pierre ne lui servait à rien pour l’instant, Matt avait raison. Et Ambre était à la fois la clé de leurs espoirs et le plus grand danger possible si elle tombait entre les mains du nouvel empereur.
– D’accord, finit-elle par admettre à contrecœur.
– Alors qu’est-ce qu’on fait ? demanda Tobias.
– Vous m’attendez, je viens vous chercher, répondit Matt.
– Non, c’est dangereux pour toi de venir, dit Ambre avec fermeté. C’est nous qui allons venir.
– Comment ? Vous ne savez même pas où est Neverland !
– C’est de la folie, vous…
– Fais-moi confiance ! Je trouverai. De toute façon nous ne pourrons pas tenir deux semaines ici sans nous faire attraper.
– Ambre, Neverland est un endroit caché, il est impossible de le découvrir en allant au hasard et vous…
Un cri perçant traversa toute l’église depuis le chœur, et tous se retournèrent en même temps.
– Qu’est-ce que c’était que ça ? s’inquiéta Matt.
Elora reculait lentement, l’air terrorisé.
La trappe de la crypte était ouverte et une silhouette se dessinait dans la pénombre.
– Je sens des… comme des ondulations, lança Newton un peu paniqué. Des vagues qui me secouent dans tous les sens ! C’est bizarre, ça me… on… ça… paras… je…
La grille du confessionnal émit un long bourdonnement à travers l’eau, et soudain ce fut le silence. Toute l’électricité statique était retombée d’un coup.
La silhouette devant la crypte se rapprocha des bougies, et tous retinrent leur respiration en découvrant qu’il s’agissait de Chris, l’adolescent ombiliqué qui était mort quelques jours plus tôt. Il était livide et sa peau retombait légèrement, comme si son corps manquait de tonicité, seulement mû par une force intérieure, laissant la plupart des muscles inutiles pour se mouvoir.
Puis il leva la tête dans leur direction, et tous virent son regard.
Totalement noir. Envahi par les ténèbres.