36.

Portrait de famille


La pluie s’intensifia brusquement, couvrant les fenêtres d’un filtre qui déformait le paysage.

Les chats les plus proches de Matt se levèrent pour tourner entre ses jambes, enroulant leur queue autour de ses chevilles avant de s’éloigner en bondissant.

Le fauve qui le suivait fit craquer le plancher sous son poids et Matt devina qu’il devait être énorme. Mais comment était-il arrivé derrière lui sans qu’il l’entende ? Et comment une bête pareille pouvait-elle survivre dans le château sans que personne la remarque ?

C’est ça le secret de Gaspar ! Ils la nourrissent !

Mais pour quoi faire ? Pourquoi ne pas la traquer et la tuer avant qu’elle ne s’en prenne à des Pans ?

Le ronronnement du monstre emplissait toute la pièce, couvrant par moments le fracas de l’orage contre les vitres, et Matt devinait une excitation de chasseur plus qu’une manifestation de joie.

Dans quoi est-ce que je me suis encore fourré ?

Il n’avait aucune arme, seulement son esprit et son altération de force pour s’en tirer, et si tous les chats s’associaient pour l’empêcher de fuir, il n’avait aucune chance ! Et c’était sans compter la chose dans son dos !

Le ronronnement se rapprocha de son oreille et un frisson fit trembler Matt. Il ne se laisserait pas attaquer sans répliquer. Déjà il commençait à fléchir les jambes pour bondir et se retourner, faire face à la menace.

Soudain tous les chats s’écartèrent du centre de la pièce, et Matt réalisa que quelque chose se mouvait tout au fond, dans la pénombre. Une forme arrondie… Une méridienne ! Dessus, une silhouette, Matt en était certain. Il plissa les yeux pour essayer de voir, mais tout ce qu’il distingua fut une sorte de voile évanescent qui tombait sur la forme humaine.

Le ronronnement s’intensifia et Matt sursauta en sentant une moustache lui frôler la nuque.

– Hensel ! s’écria une voix féminine depuis la méridienne. Laisse-le !

Le ronronnement s’interrompit aussitôt et Matt prit son courage à deux mains pour jeter un coup d’œil derrière lui. Il n’y avait là que le matou noir qu’il avait aperçu dans la bibliothèque, si c’était bien lui ! Ils étaient si nombreux et ils se ressemblaient tellement !

Où était donc passé le lion qu’il avait deviné, prêt à le croquer ? Il ne pouvait s’être volatilisé aussi vite !

– C’est donc vrai ce que tes amis racontent à ton sujet, dit la femme dans l’ombre, que tu es intenable ?

Elle parlait d’une voix autoritaire et suave en même temps.

– Vous savez qui je suis ? s’étonna l’adolescent.

– Et je connais ton histoire, Matt Carter.

– Mais… comment… Qui vous a parlé de moi ?

C’était assurément une personne proche, qui était à ses côtés depuis le début. Un des Pans d’Eden. Clara ? Archibald ? Tania ? Orlandia ?

– Approche, que je te voie.

Matt, trop surpris pour se méfier, obéit, et il se plaça à quelques pas de la femme, étendue sur son sofa. Il fallut un éclair pour qu’il puisse constater qu’elle était couverte de voiles de tulle, de mousseline, par-dessus ce qui devait être une longue robe de soie, si bien que ses traits demeuraient invisibles dans la pénombre.

– Qui êtes-vous ? osa-t-il demander.

Il aperçut un mouvement et supposa que c’était une main désignant les chats :

– N’est-ce pas flagrant ?

– Euh… la reine des chats ?

– Si c’est ainsi qu’il te plaît de m’appeler.

– Comment savez-vous tout de moi ? Est-ce que… Oh ! Ce sont… les chats ! Ce sont vos espions, n’est-ce pas ?

Matt hocha la tête. C’était évident, mais comment pouvaient-ils raconter ce qu’ils savaient à un être humain ? Une altération ?

Non, sa voix est celle d’une femme, pas d’une enfant ou d’une adolescente, elle n’a pas d’altération.

– Mes petites pattes me répètent tout, confirma-t-elle, en même temps qu’elles veillent sur ma demeure et mon domaine.

Matt se souvint de l’impression d’être observé à l’entrée de la vallée, lorsqu’il était arrivé, et il imagina sans peine les chats courant de branche en branche pour le suivre.

– Comment faites-vous pour communiquer avec eux ?

– Tu es très curieux, Matt Carter. Personne ne t’a jamais dit que c’était à la fois malpoli et dangereux ?

– Je suis désolé, je voulais juste savoir.

– J’ai toujours été entourée de chats. Toujours. Aussi loin que je puisse me souvenir.

Cela lui rappela l’histoire de Balthazar. Tobias la lui avait racontée : le vieil homme, passionné de serpents, avait presque fusionné avec ses bêtes au moment de la Tempête. Au point qu’il en avait gardé certaines caractéristiques qu’il pouvait faire remonter à la surface sur demande, comme de modifier ses yeux ou sa langue pour la rendre fourchue.

– Vous vous souvenez de votre ancienne existence ? Avant la Tempête ?

– Curieux comme un chat !

Matt se vexa d’être ainsi remis à sa place comme un enfant.

– Pourquoi vous cachez-vous ? insista-t-il.

– Tu viens jusqu’à moi pour me couvrir de questions ? Mais tu oublies l’essentiel, Matt Carter : nous sommes entre mes murs. Ne suis-je pas « la reine des chats » comme tu l’as dit toi-même ? Est-ce là une attitude face à une souveraine ?

Matt, qui commençait un peu à se détendre, se crispa de nouveau face à l’autorité du ton.

– Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il.

– Puisque tu es venu me la proposer : ta compagnie.

Matt haussa les épaules.

– Je suis là.

– Tu vas t’installer, nous avons tout le temps de faire connaissance.

– Est-ce que je peux revenir avec mes amis ?

La femme se redressa, parfaitement droite :

– Revenir ? Mais non, Matt Carter. Tu vas plutôt rester.

– C’est que… Il est tard et je commence à être fatigué.

– Mes pattes vont te faire de la place.

– Je préfère revenir quand…

– Je ne te demande pas ton avis.

– Je n’ai pas beaucoup de temps, j’ai des choses importantes à régler.

– Tu as neuf vies pour cela, accorde-moi donc celle-ci.

Matt serra les poings. Il sentait les chats s’agiter, ronronner, miauler, courir d’un coin à l’autre, comme s’ils partageaient l’excitation de leur maîtresse. L’étau se resserrait. Matt n’était pas un invité, mais un prisonnier.

Il recula et les chats se mirent en mouvement. Ils couraient partout, sautaient, et se rapprochaient de plus en plus de ses jambes, l’empêchant de faire un pas sans risquer de tomber. Un ronronnement beaucoup plus sonore se mit à vibrer. Il était de retour, le lion. Le chat géant. Matt devina sa présence immense dans son dos.

– Tu seras bien parmi nous. J’ai envie de compagnie, j’ai envie que tu me racontes le monde de l’autre côté de l’océan.

Matt sentit la panique monter. Il ne voyait aucune sortie possible, aucune fuite. Le lion était là, derrière lui, prêt à le clouer au sol d’un simple coup de patte.

Matt n’avait pas le choix.

– Rassure-toi, tu seras nourri, aimé, et même caressé. La dame aux chats aime toutes sortes de chats. Et si tu te comportes bien avec nous, lorsque tu nous auras tout dit, alors nous ferons de toi l’un des nôtres.

Les couches de voiles s’allongèrent et Matt devina une main tendue pour embrasser toute la pièce d’un geste.

– Tu seras à nouveau dans une famille aimante, avec tes frères et tes sœurs. Bienvenue chez nous, Matt Carter. Je suis la dame aux chats, je suis ta nouvelle maîtresse aimante. Je vais prendre soin de toi.

Le plancher grinça derrière Matt et le ronronnement puissant vint se poser tout près de son oreille droite, tandis que les éclairs embrasaient la pièce et que le tonnerre martelait la vallée.