Le vent sifflait entre les conifères, emportant la neige sur le bout des branches comme une poussière cristalline qui scintillait dans la pâle lumière du matin d’hiver.
Jon resserra la couverture sur ses épaules, pour conserver le peu de chaleur que produisait son corps. Ce n’était pas un coup de froid qui allait le faire vaciller. Pas après tout ce qu’il avait vécu.
Lui qui s’était sorti des griffes du Buveur d’Innocence, du cauchemar de l’anneau ombilical, lui qui avait affronté ses problèmes de dédoublement de la personnalité, et qui avait survécu à la Grande Bataille…
Non, Jon en était convaincu, au pire il souffrirait d’un petit rhume, rien de plus.
Une bourrasque vint pousser sur les arcs-boutants du fort et remonta à toute vitesse vers le jeune rouquin qui frissonna.
Il eut l’impression qu’on lui frottait les oreilles au papier de verre.
– Satané vent ! maugréa-t-il entre ses dents.
Et dire qu’il s’était porté volontaire pour venir jusqu’ici !
S’il était resté à Eden, il aurait pu profiter de la paix pour s’improviser cultivateur sur un lopin de terre, faire des rencontres, peut-être une fille et…
Non ! C’est comme ça qu’on devient Cynik ! L’amour ça pousse à devenir adulte. Non merci !
L’échelle en bois craqua tandis qu’un autre Pan, Gavan, grimpait pour le rejoindre sur la passerelle de surveillance.
Le fort était petit et tout en bois : des palissades de rondins pointus, deux tourelles et un chemin de ronde. Ils n’étaient que cinq guetteurs en tout et pour tout. Et cela s’était révélé tout à fait suffisant. Les Postes Avancés avaient été bâtis aux limites du territoire exploré par les Pans, sortes de phares pour observer l’inconnu, il ne s’y passait pas grand-chose, parfois une créature étrange filait au loin, et la minuscule garnison s’empressait d’en faire une description aussi précise que possible au Long Marcheur qui s’arrêtait pour recueillir les dernières informations.
Lorsque Jon s’était porté volontaire, il avait eu le choix de son affectation. L’est n’était pas très intéressant, essentiellement des forts construits sur les côtes, avec l’océan Atlantique pour tout paysage à scruter. L’ouest était plus mystérieux, des milliers de kilomètres restaient encore à sonder, et en de rares occasions, on pouvait même y apercevoir quelques adolescents errants qui se joignaient aux Pans avec gratitude et espoir. Le sud était territoire Cynik, il n’y avait pas de Postes Avancés. Depuis l’Alliance, ce n’était plus utile.
Restait le nord.
Terre de mystères. On continuait de s’interroger sur le nord. Plus aucun Pan n’en était descendu depuis plusieurs mois, les patrouilles envoyées n’étaient jamais montées très haut, et les rumeurs les plus folles circulaient au sujet de ce qui se passait sur l’ancienne terre du Canada. Jon n’avait pas hésité une seconde. Il s’était engagé pour six mois au nord, dans le poste le plus éloigné d’Eden, un fort dressé à plus de dix jours de marche du village Pan le plus proche.
C’était parfait pour lui. Isolé. Pour qu’il se concentre sur lui-même, pour s’assurer que son dédoublement de personnalité n’était plus un problème. Depuis sa libération de l’anneau ombilical, il n’avait plus refait une seule crise, n’avait plus perdu le contrôle. Pourtant il continuait d’en craindre les effets. Parfois il se réveillait en pleine nuit, le souffle court, persuadé d’avoir manqué une partie de la journée passée, et que son autre avait pris le contrôle.
Mais après vérification, rien de tout cela n’était advenu. Comme si la force du traumatisme l’avait guéri.
À quel prix…
Les cauchemars, eux, revenaient souvent, et Jon savait qu’il en était de même pour tous ceux qui avaient porté un anneau cynik au nombril. Les nuits n’étaient plus pareilles. Ils avaient toujours peur.
Peur que ça puisse recommencer un jour.
– Alors ? demanda Gavan.
Jon sursauta.
– C’est aussi animé que d’habitude, dit-il en se reprenant. J’ai vu passer une bande de loups juste après l’aurore, et depuis, rien. Ce serait bien de préparer une sortie, qu’en penses-tu ? Ça nous réchaufferait !
La principale occupation aux Postes Avancés consistait en de courtes expéditions à caractère scientifique, botaniques ou minéralogiques, ainsi qu’en recensements de nouvelles espèces animales.
Gavan soupira.
– Parfois j’en viens à espérer un peu d’animation, même un Rôdeur Nocturne ! Ça pimenterait notre quotidien !
Le visage de Jon s’assombrit.
– Ne dis pas ça, les Rôdeurs Nocturnes ça ne pimente rien du tout. À cinq on ne tiendrait pas la nuit.
Gavan haussa les épaules.
– Je parlais comme ça, c’est juste qu’on s’ennuie ici. De toute façon il n’y en a plus au nord. Ils sont tous partis. Tu crois que ça va durer pendant six mois ?
– Je l’ignore.
– Au moins, quand c’était la guerre avec les adultes, on n’avait pas le choix, fallait être vigilants ! Bon, je ne dis pas que je regrette cette époque, entendons-nous bien, mais maintenant, j’ai l’impression qu’on s’endort…
L’Alliance avec les Cyniks avait été signée trois mois plus tôt, et la vie entre les deux peuples s’organisait peu à peu, chacun chez soi, les Maturs – comme il convenait d’appeler les adultes désormais – au sud de la Forêt Aveugle, gouvernés par le roi Balthazar siégeant à Babylone, tandis que les Pans obéissaient au conseil d’Eden qui tentait d’établir des règles justes pour chacun.
La forteresse de la Passe des Loups servait de frontière, une zone neutre où Pans et Maturs avaient leurs ambassadeurs. Bien qu’ils craignent encore grandement les enfants, les Maturs avaient accepté de ne pas tuer leur progéniture. Balthazar tentait de réconcilier ses congénères avec la notion d’amour, les femmes accouchaient et, effrayées par ces nourrissons si différents, pas encore prêtes à les assumer, elles les confiaient aux Pans qui se chargeaient d’eux.
En échange, les Pans qui arrivaient à un âge mûr, ceux qui ne se sentaient plus à leur place parmi les enfants, étaient accueillis par les adultes et intégrés dans la société Matur.
C’était en définitive une bien curieuse civilisation que celle-ci, où les enfants élevaient d’autres enfants, et où les adultes vivaient en repli, craintifs. Tous le savaient, il faudrait du temps pour que l’harmonie devienne possible.
– Quand peut-on espérer la venue d’un nouveau Long Marcheur ? demanda Gavan.
– Le dernier est passé il y a un mois et demi, donc le suivant ne devrait plus tarder. En général il en vient un toutes les six semaines.
– J’espère qu’il aura plein de nouvelles à nous raconter sur Eden, et tout ça !
Jon acquiesça distraitement, le regard fixe.
Il lui avait semblé distinguer un mouvement dans le sous-bois.
Le fort était encadré de collines peu élevées, couvertes de hauts sapins, et il n’était pas rare d’y voir passer des chevreuils, des cerfs et des sangliers. Mais aussi des animaux plus étranges, des créatures nouvelles engendrées par la Tempête, des insectes qui avaient muté ou des mammifères différents qui avaient fusionné.
Pourtant, ce que Jon avait entrevu n’était pas dans l’esprit des formes habituelles. Non, c’était plutôt… agile et debout !
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? T’en fais une tête ! s’étonna Gavan.
– Là-bas, sous le grand sapin, j’ai cru voir quelque chose.
– Une bête ?
– Je ne sais pas… je crois que… je crois que c’était quelqu’un.
– Tout le monde est à l’intérieur, ce n’est pas un des nôtres. T’es sûr ?
Au même instant, une forme longiligne se glissa entre les branches pour disparaître dans les ombres de la forêt.
– T’as vu ? s’exclama Jon.
– Assurément quelqu’un ! On a un visiteur !
Les deux garçons se jetèrent sur l’échelle afin de prévenir leurs trois autres compagnons et ils ouvrirent la porte du fort pour marcher à grands pas en direction de la forêt.
Michael, le plus âgé de la garnison, interpella Jon depuis le seuil :
– C’est pas prudent de tous sortir en même temps !
– J’ai vu un adolescent, comme nous ! Venez ! S’il est craintif nous ne serons pas trop de cinq pour suivre sa trace !
– Mais… et le fort ?
– Ferme la porte, on le laisse toujours comme ça à chaque fois qu’on lance une expédition. Allez ! Dépêchez-vous !
Michael ne semblait pas partager la hâte de Jon, toutefois il fit signe à ses deux compagnons de sortir et ils tirèrent les battants de bois derrière eux avant de presser le pas, dans la neige, pour rejoindre leurs camarades.
– Tu crois que c’est un Pan du nord ? s’étonna Gavan.
– Qui veux-tu que ce soit d’autre ? Il n’était pas très grand, comme nous. Et habillé. J’ai vu qu’il avait un vêtement sur lui. Un survivant qui saura sûrement nous en dire plus sur ce qu’il y a au-delà des fleuves glacés. Tu te rends compte ? Le premier rescapé du grand nord ! Et c’est nous qui allons le rencontrer !
Passé les abords du fort, ils progressaient difficilement dans la neige, obligés de lever haut les jambes, mais ils se rapprochaient.
Gavan avisa la hachette que Jon portait à sa ceinture de cuir.
– Si tu crois que c’est un survivant Pan, pourquoi tu as pris ton arme ?
– On n’est jamais trop prudent. Ça regorge de bestioles moins sympathiques qu’un Pan par ici !
Ils se faufilèrent sous les premières branches et scrutèrent la pénombre à la recherche du visiteur.
– Ohé ! cria Gavan. Nous sommes des amis ! Tu peux sortir de ta cachette !
Les appels du jeune Pan demeurèrent sans réponse. On n’entendait que les craquements du bois sous le poids de la neige et le souffle du vent qui ne parvenait pas à s’engouffrer dans la forêt, fouettant les frondaisons et arrachant une écume de flocons à chaque tentative.
– N’aie pas peur ! Nous sommes de ton côté ! cria Gavan.
Michael secoua la tête.
– Vous êtes certains de ne pas avoir rêvé ? demanda-t-il.
– Aucun doute, répliqua Jon. Il était…
Le visiteur se dressait au sommet d’une butte, entre deux branches. Il était vêtu d’un manteau brun à grosse capuche, semblable à un moine sans visage. Il ne mesurait pas plus d’un mètre soixante.
Jon leva la main en signe de paix.
– Bonjour, dit-il. Bienvenue au Poste Avancé septentrional. Je m’appelle Jon.
Comme la forme ne bougeait pas, Gavan enjamba un tas de bois brisé et s’approcha lentement.
– Ne sois pas effrayé, dit-il. Est-ce que tu parles anglais ?
La capuche pivota vers Gavan sans pour autant que le visage apparaisse dans la pénombre ambiante.
Gavan franchit les derniers mètres qui les séparaient et se pencha vers le visiteur, une main tendue en guise de salut.
De là où il se trouvait, Jon ne pouvait distinguer les détails, mais il vit Gavan reculer précipitamment.
Un long cri aigu leur parvint.
Un cri de terreur.
– Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria Michael.
Le petit moine gonfla sa poitrine, et bondit si brusquement qu’il parut monté sur ressorts. D’un saut, il fut sur Gavan, deux petites mains à la peau parcheminée, couvertes de furoncles noirs jaillirent des manches du manteau et saisirent le visage de Gavan qui ne put esquiver.
Avant même que les autres Pans n’aient réagi, une épaisse fumée noire giclait, comme un jet d’eau, de la capuche et inondait la tête de Gavan.
Michael sortit une longue dague et fonça vers l’agresseur.
Une lanière noire surgit de nulle part et s’enroula aussi sec autour de sa gorge.
Jon pivota pour découvrir une deuxième silhouette derrière lui. Elle tenait ce qui ressemblait à un fouet.
Un mouvement sur le côté attira son attention et il se jeta au sol sans réfléchir, juste à temps pour éviter une troisième attaque. Un genou au sol, Jon faisait tournoyer sa hachette.
Combien étaient-ils ?
Ils surgissaient de partout. Il en compta bientôt six.
Tous identiques, petits, les mains horribles et le visage dissimulé sous une capuche.
Avant même que Michael puisse parler, sa tête se sépara de ses épaules et s’envola dans les airs.
– NON ! hurla l’un des Pans.
Deux silhouettes fondirent sur lui, la première bloqua son coup de poing tandis que la seconde lui crachait un nuage poisseux en pleine face.
De son côté, Gavan titubait, pris de convulsions. Il ouvrait la bouche comme un poisson hors de l’eau, les yeux exorbités, les lèvres noires. Soudain sa peau se colora d’un gris sinistre, de grosses veines noires apparurent sous ses joues, ses tempes et son front, et il s’effondra.
Autour de Jon, les quatre Pans tombèrent en moins de cinq secondes. Sans vie.
Jon reculait.
Il fallait courir. Courir jusqu’au fort.
Et ensuite ? Jamais je ne pourrai tenir seul face à ces… monstres !
Une silhouette se glissa devant lui sans un bruit.
Elle releva la tête.
Jon vit alors ses traits.
Il lâcha sa hachette et sut qu’il n’y avait plus d’espoir.