Échange de flux
Matt et Plume s’écrasaient.
Tous leurs organes remontaient dans leur corps.
Ils allaient mourir.
Lorsqu’une force invisible les projeta en avant et permit à Plume d’atterrir dans le couloir de l’immeuble éventré. L’instant suivant, l’adolescent et la chienne chancelaient, jambes et pattes tremblantes, déstabilisés et hagards d’avoir ainsi frôlé la mort.
Ambre se tenait de l’autre côté, la main tendue vers le vide.
Aussitôt Floyd et Marmite s’envolèrent à leur tour, projetés par l’altération d’Ambre aux côtés de Matt.
Les uns après les autres, ils franchirent le passage, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’Ambre, Tobias et Gus.
Les rats les entourèrent avant qu’ils puissent s’élancer, et l’échassier surgit dans leur dos.
Matt, qui voulait repartir en arrière pour aller défendre ses amis, hurla de frustration.
Les rats ne lancèrent pas leur attaque, ils laissèrent passer l’échassier qui tendit la main vers Tobias et Ambre pour les saisir.
Un impact si violent dans l’atmosphère qu’il fit apparaître des cercles concentriques d’oxygène semblables à la surface d’un lac dans lequel une pierre venait de tomber. Les ondulations vibrèrent devant l’échassier qui se disloqua immédiatement, ouvert en deux au niveau du ventre.
Ambre venait de frapper un grand coup avec son altération et le Cœur de la Terre combinés.
L’échassier tomba à la renverse avant même d’avoir pu pousser un cri. Ses entrailles n’étaient plus qu’un nuage d’encre qui se répandait au-dessus de lui comme si elles flottaient dans l’eau.
Les rats reculèrent tous en même temps, sous le coup de la surprise, puis se reprirent et chargèrent Gus.
Une tornade surgit de nulle part et les balaya tous en quelques secondes, les projetant dans le ciel à la façon de bouts de papier soufflés par une rafale.
Les cheveux d’Ambre volaient autour de sa tête, et Matt vit alors que Gus ne touchait plus le sol, en lévitation à plusieurs centimètres. Tobias, effaré, se cramponnait à la taille d’Ambre.
La jeune fille développait une énergie considérable.
Son pouvoir allait bien au-delà de ce que Matt avait envisagé. Lui qui pensait qu’elle avait tout donné durant la Grande Bataille comprenait soudain que plus le temps passait, plus Ambre maîtrisait et décuplait ses facultés.
Gus s’envola au-dessus du vide et vint se poser, pas très rassuré, au milieu de ses compagnons.
Ambre cilla comme si elle allait s’évanouir et se reprit.
Tobias l’aida à se maintenir droite sur son chien et elle fit signe que ça allait, qu’elle pouvait continuer.
Un cri strident transperça l’air, puis un autre, plus loin, en réponse, suivi d’un troisième.
– Des Tourmenteurs ! cria Matt.
Floyd donna un coup de talon à Marmite qui bondit dans l’escalier pour rejoindre la rue et fuir le plus loin possible, le plus vite possible.
Une sorte de gros cafard, de la dimension d’un 4×4, surgit devant eux et leva ses antennes.
Tania avait déjà armé son arc et Tobias, avec sa célérité, la rattrapa.
Les deux flèches fusèrent et se plantèrent dans la tête qui les scrutait. Le cafard tituba et s’effondra au moment où la meute de chiens lui passait devant.
– Merci ! fit Tobias à Ambre.
– Je n’ai rien fait !
– Pardon ? Ma flèche ? Tu l’as guidée, non ?
– Non, Toby, ce coup-ci tu ne le dois qu’à toi !
Tobias n’en revenait pas. Un tir si brusque, si difficile !
Ils parvinrent au sommet d’une colline, dans un quartier résidentiel qui dominait le centre-ville.
La brume recouvrait l’horizon, mais les Pans aperçurent les paires d’yeux-projecteurs qui balayaient la cité. Ils devinèrent qu’une faune d’insectes monstrueux sillonnait les artères à la recherche des intrus. Ils distinguaient partout des formes effrayantes, sur les toits, dans les ruelles, et ils les entendaient communiquer à coups de stridulations, de couinements et de cris aigus.
– Il y en a tout autour ! gémit la petite Amy.
Une bonne vingtaine de paires d’yeux-projecteurs creusaient un sillon blanc dans la brume, fouillant, sondant, leurs propriétaires prêts à sonner l’alerte.
La situation était mal engagée.
Soudain une chose venue des airs les frôla dans un battement d’ailes suraigu.
Un énorme coléoptère se posa sur ce qui avait été la pelouse d’un pavillon et leva sa tête cornue dans leur direction. Un son de crécelle jaillit de l’insecte.
– Il appelle des renforts ! s’écria Chen.
Tania et Tobias décochèrent leurs flèches, qui cette fois rebondirent sur l’épaisse chitine. Ambre se préparait à lancer l’une de ses attaques mais Matt la déconcentra :
– Garde tes forces, tu as l’air épuisée. Ça pourrait nous servir plus tard.
Il se tourna vers les autres puis sonda le paysage nocturne percé par les regards lumineux des échassiers qui approchaient à vive allure.
– Il faut sortir de cet enfer au plus vite ! s’écria-t-il. Plume, guide-nous dans l’obscurité, trouve un chemin !
La grande chienne partit aussitôt au galop, immédiatement suivie par ses cinq compagnons. Ils slalomèrent d’un quartier à l’autre, croisant des insectes de plus en plus nombreux qui tentaient de leur barrer le chemin, ou qui lançaient leur crécelle pour alerter leurs congénères.
Trois échassiers les prirent en chasse. Des coléoptères les traquaient depuis le ciel, et parfois des sortes de moustiques tout aussi géants devenaient visibles lors d’attaques en piqué. Les Pans les entendaient approcher et devaient se baisser ou faire un écart afin d’esquiver leurs assauts maladroits.
Plus ils fuyaient, et plus Matt réalisait qu’ils étaient cernés. Il en venait de partout.
Puis, loin au nord, les cieux grondèrent et des éclairs bleus et rouges illuminèrent la brume. Alors toute la faune devint plus virulente encore, les insectes excités se jetaient sur les Pans qui ne pouvaient compter que sur la réactivité de leurs montures pour les éviter. Mais les chiens n’allaient plus tenir longtemps.
Un son étrange se mit à monter de la ville.
Répété sans cesse, psalmodié.
Un bruit de gorge. Comme une déglutition difficile, ponctuée de souffles rauques. Toutes les créatures dotées de cordes vocales se rejoignaient dans la même incantation, le même nom, inlassablement.
« GA-GUEU-LLE. »
« GA-GUEU-LLE », répétaient-elles partout, sur le passage des adolescents, dans les ruelles obscures, à l’entrée des souterrains, dans les ruines des bâtiments. Toute la cité invoquait la même entité.
« GA-GUEU-LLE » !
Matt pensait que ça ne pouvait plus être pire lorsqu’une araignée surgit à ses côtés, comme sortie du néant. Elle perça les ténèbres et apparut juste à son niveau, plus haute que lui sur Plume, chevauchée par l’incarnation de la Mort : un Tourmenteur. Celui-ci tenait une haute barre de métal sur laquelle courait une lame rectangulaire, une faux interminable ressemblant à un rasoir démesuré.
Le Tourmenteur leva le bras.
Matt attrapa la poignée de son épée et n’eut que le temps de parer le coup qui fit jaillir une gerbe d’étincelles.
L’altération de Matt lui sauva la vie. Tout autre Pan aurait été emporté par la férocité de l’attaque. Avant même qu’il puisse à son tour frapper, le Tourmenteur avait amorcé un autre moulinet du poignet et la lame s’abattait en direction de son torse.
Matt la repoussa du fil de son épée dans un nouveau torrent d’étincelles qui crépitaient à mesure que les deux lames se frottaient, puissance contre puissance.
Plume fit une embardée sur la gauche et permit à Matt de se dégager.
Le Tourmenteur surgit alors derrière Amy.
Chen le cueillit de deux carreaux d’arbalète dans la nuque en faisant bondir Zap dans le dos du monstre. Ce dernier faillit chuter de son araignée mais se rattrapa et s’apprêtait à frapper Amy malgré une blessure qui aurait dû être mortelle.
Tania et Tobias lui décochèrent leurs flèches en pleine poitrine, et cette fois le Tourmenteur bascula en arrière, juste devant Chen.
Zap fit alors un bond spectaculaire par-dessus la créature.
Ils couraient à présent sur le quai d’un canal occupé par des péniches et des petits yachts pour la plupart à demi coulés, un quai jalonné par une bande de terre aride qui avait dû être un parc. Des formes immondes dépliaient leurs pattes dans les branches mortes des arbustes.
Matt sut qu’ils allaient être débordés par l’ennemi. Il fallait agir, trouver une échappatoire, quelle qu’elle soit, et vite.
Une autre araignée avec son Tourmenteur venait de prendre la relève de la précédente. Aussitôt suivie par une troisième.
Ils ne tiendraient pas longtemps.
– Tous au bateau ! s’écria Floyd tandis que Marmite quittait le quai pour sauter sur le pont d’un voilier.
Sans réfléchir, ils en firent autant et Matt jaillit de Plume pour trancher les amarres avec sa lame.
Ce faisant, il réalisa combien leur refuge était précaire. Jamais ils n’auraient le temps de sortir les voiles, malgré l’aide de Tobias, qui s’y connaissait un peu, et de s’éloigner du quai, quand bien même le navire ne s’enfoncerait pas dans l’eau grise dès la première manœuvre. Les Tourmenteurs et leur ménagerie monstrueuse les auraient mis en pièces avant même que la proue ne s’éloigne du bord.
Et juste au moment où Matt l’envisageait, un Tourmenteur se posta devant lui, sur le dos de sa monture abjecte, et leva sa longue hache.
Le voilier trembla et la dernière amarre, celle que Matt n’avait pas encore tranchée, se tendit brusquement.
La lame frôla le visage de Matt sans le toucher.
Ils partaient. Un mètre du quai déjà. En à peine une seconde !
Matt donna un coup d’épée et coupa la corde.
Le Tourmenteur avait sauté à terre et les regardait partir, décontenancé.
Une présence se matérialisa soudain à ses côtés et une araignée lancée dans son élan tenta de bondir sur le pont.
Quatre flèches et carreaux la cueillirent en plein vol, la tuant sur le coup.
Mais son cavalier roula parmi les Pans sur le pont et se releva aussitôt pour tenter de décapiter Floyd, lequel ne dut son salut qu’au réflexe prodigieux de Tobias qui l’avait bousculé.
Ambre était focalisée sur le navire, le poussant à la surface de l’eau par la force de sa pensée. Elle ne pouvait leur venir en aide, cette fois.
Alors Matt se posta devant le Tourmenteur, l’épée levée en signe de défi. Le Tourmenteur s’immobilisa, surpris.
Il serra ses doigts de cuir et d’acier sur le manche de son arme redoutable et se prépara à l’abaisser.
Matt surprit tout le monde en demandant :
– Qui est Gagueulle ?
Le Tourmenteur se redressa. Ce qui devait être sa colonne vertébrale émit des craquements métalliques et le capuchon s’inclina.
Une voix, presque un souffle, sortit du tréfonds de ses entrailles et prononça cet unique mot, dépourvu de toute voyelle :
– Ggl !
Il l’articulait avec lenteur, étirant les lettres comme si chacune d’elles formait un mot à part entière. Dans une bouche humaine, ce mot étrange devenait Ga-gueu-lle.
Puis le Tourmenteur sonda chaque Pan à bord, d’un pivotement de son capuchon de ténèbres.
Le cuir de ses mains crissa et il sembla revenir à la réalité.
Alors il abattit sa hache vers Matt qui avait anticipé le coup.
Tenant son épée d’une main, l’adolescent dévia la lame pour éviter de se faire fendre le crâne, et il plongea l’autre dans le vide du capuchon en espérant y saisir un visage.
Ses doigts ne rencontrèrent que le néant. Un néant qui lui glaça la peau et dont le froid remonta le long de son bras comme se propage une maladie contagieuse.
Le Tourmenteur s’était figé.
Matt avait l’impression qu’un liquide glacial s’infiltrait dans son sang, filant vers son épaule puis dans sa nuque jusque dans son cerveau. Là, le liquide se répandit en un instant et prit la forme d’une main aux longs doigts crochus qui agrippa son esprit.
Matt se raidit.
Il était incapable de bouger. Et la chose était en lui.
Il avait voulu bien faire, improviser une attaque efficace, et il se retrouvait prisonnier du Tourmenteur.
Une onde électrique parcourut le liquide, comme un influx, et la douleur explosa.
Une souffrance abominable. Des centaines de hameçons s’enfonçaient dans sa chair, et Matt crut qu’on lui arrachait les nerfs. Il voulut hurler, se débattre, mais ne put rien faire, totalement asservi.
L’influx pénétrait son cerveau. Il commençait à ouvrir des portes, à saisir des informations, il fouillait l’intérieur de Matt. Sa mémoire, ses connaissances. Son intimité.
L’adolescent vit des projectiles s’abattre contre le Tourmenteur sans que celui-ci frémisse.
Il paraissait insensible, invulnérable.
Soudain une porte sauta dans l’esprit de Matt sans qu’il puisse identifier ce qu’elle abritait et l’influx se mit à ronronner ; un bourdonnement insupportable. Matt avait le sentiment que tous ses nerfs formaient un filet dans lequel s’étaient pris les hameçons et que ceux-ci tiraient de plus en plus fort pour l’arracher.
Il n’allait plus tenir. Il allait devenir fou ou perdre conscience.
L’influx se documentait et tout d’un coup il s’arrêta.
Tout se referma brutalement.
L’influx repartit à toute vitesse, avec les hameçons et le liquide froid, et Matt fut libéré.
Le Tourmenteur était criblé de flèches et de carreaux.
Il pivota vers l’arrière du bateau.
Puis il se jeta par-dessus bord.