12.

Éclairs de lucidité

Le calme était revenu sur Eden.

Les Pans s’étaient dispersés et rentraient chez eux. Il était déjà tard, et plus personne n’avait la tête à la fête après l’attaque du Tourmenteur et la mort d’Elric.

L’amphithéâtre était désert.

Ou presque.

Ambre, Matt et Tobias restaient assis sur les gradins de pierre, le champignon lumineux diffusant sa clarté argentée sur leurs visages.

L’Alliance des Trois au complet, comme au bon vieux temps.

Quatre mois s’étaient écoulés depuis la Grande Bataille, et il leur semblait ne pas s’être retrouvés ainsi depuis des années.

Les nombreux éclairs au nord avaient finalement disparu. Il ne restait plus qu’un ciel noir, troué de flaques d’étoiles scintillantes.

– Elles brillent plus qu’avant, remarqua Tobias. Je veux dire qu’avant la Tempête, on les voit mieux en tout cas. C’est à cause de la lumière des villes. Vous saviez qu’une simple bougie suffit à gêner l’observation des étoiles jusqu’à deux kilomètres de distance ?

– Tu nous l’as déjà dit des dizaines de fois, répondit Matt avec un sourire un peu crispé.

– C’est vrai. Parce que je suis nerveux. J’ai besoin de parler quand je stresse. Je n’arrête pas de penser à Elric.

– Moi aussi, répondirent en chœur Ambre et Matt.

Tobias secoua la tête.

– Tout est allé si vite… Ce truc… on aurait dit qu’il buvait toute la vie d’Elric en un instant ! C’était monstrueux.

Ambre lui tapota l’épaule.

– Je crois que pour ce soir il vaudrait mieux ne plus aborder le sujet, dit-elle. Si nous désirons dormir en tout cas. Demain, nous verrons.

Tobias étouffa un bâillement.

– Tu as raison. Dis, Matt, faudrait peut-être qu’on rentre se coucher si on veut être en forme demain pour notre départ.

Matt regarda Ambre.

– Toby, dit-il, je… Je ne sais plus si nous partons.

– Ah.

Matt prit la main d’Ambre et le visage de Tobias s’illumina.

– OK ! Tout s’explique. Ça y est, vous vous reparlez ? Il était temps ! Ça me tuait de vous voir malheureux chacun de votre côté.

– C’est un peu compliqué, avoua Ambre qui se tourna vers Matt pour lui adresser un clin d’œil complice.

– Je ne dis pas que nous ne partirons pas, mais peut-être pas pour les mêmes raisons, expliqua Matt. En tout cas pas pour fuir mes sentiments. Si je monte une expédition, ce sera pour mettre mes compétences au service d’Eden. Ce sera plus utile que de rester ici à me morfondre et à tourner en rond. La politique, les décisions du quotidien, je ne suis pas doué pour ça. Ma place est là, dehors.

– Tu veux dire : derrière la colline fortifiée qui nous protège ? résuma Tobias avec une grimace.

– Je ne cherche pas le danger, mais j’ai besoin de mouvement. Il y a des cérébraux, comme Ambre, et des gens qui sont davantage dans le concret. Moi, j’ai besoin de bouger.

– Et moi je me situe où, là-dedans ? demanda Tobias.

– Probablement entre les deux, c’est pour ça qu’on s’entend si bien, tous les trois.

Tobias approuva, satisfait de la réponse.

– Si tu pars, commença Ambre, ce sera pour aller où ? Pour faire quoi ?

Matt devina une pointe d’anxiété dans la voix de la jeune fille, malgré tous ses efforts pour paraître impassible.

– Les Pans ont établi des Postes Avancés aux limites de nos terres explorées, pour guetter d’autres enfants perdus, pour sonder nos frontières. Ils font des missions de reconnaissance, d’études botaniques, zoologiques, minéralogiques, pour Eden. Je compte prolonger ce travail, aller au-delà de nos frontières pour enrichir nos connaissances. Je pensais à l’ouest, atteindre l’océan Pacifique et revenir.

– C’est un très long périple, répliqua Ambre aussitôt.

– Deux à trois mois pour y arriver. Autant pour rentrer.

– Au minimum.

Matt regarda Ambre, devinant en elle ce que lui-même éprouvait : la peur de la séparation, d’autant qu’ils se retrouvaient à peine.

Toutefois, il savait qu’à terme rester ici serait pour lui un piège dans lequel il finirait par se perdre, jusqu’à n’être plus que le fantôme de lui-même.

Partir signifiait s’imposer une souffrance, mais il savait que chaque jour le visage d’Ambre accompagnerait sa mémoire et qu’elle serait le moteur de son désir de rentrer.

Matt prenait conscience d’un étrange paradoxe.

L’amour, cette émotion si puissante, source d’une énergie incommensurable, était également capable de paralyser ses proies.

L’amour pouvait être aussi bénéfique pour aller de l’avant que tétanisant.

Et l’amour lui imposait une véritable épreuve, un choix terrifiant : partir et souffrir ou rester et se perdre.

– Rien n’est encore décidé, dit-il en se levant. Allons, rentrons.

Les trois amis empruntèrent le sentier traversant l’épaisse friche et gagnèrent le Bazar occidental. Tous les lampions de la fête étaient éteints, il ne restait plus que quelques lanternes sous verre qui veillaient, celles qu’on laissait toute la nuit pour ne pas se perdre dans le dédale des bazars et des rues de la ville.

L’Alliance des Trois remonta vers la grande place, où l’immense pommier brillait de mille feux argentés.

Ils filèrent le long de la Bibliothèque circulaire, et tandis qu’ils passaient non loin du Hall des Colporteurs, Tobias ralentit.

– Qu’est-ce qu’il y a ? s’étonna Matt.

– Chut ! Écoutez.

– Je n’entends…, commença Matt avant de se taire.

Il devina un léger soupir, puis un reniflement humide.

– On dirait des pleurs, devina Ambre.

Tobias se rapprocha du Grand Hall en forme d’église et, se guidant à l’ouïe, il s’enfonça entre deux arches pour s’agenouiller près d’une ombre recroquevillée dans un coin.

– Ça ne va pas ? demanda-t-il.

Matt et Ambre restèrent en retrait, laissant leur ami opérer.

– Pourquoi pleures-tu ? insista Tobias avec douceur.

L’ombre ramena ses genoux contre elle, sous sa cape, et renifla. Une mèche blonde sortit de sous le capuchon.

– Tu peux me faire confiance. Je m’appelle Tobias. Et toi ?

– Elle s’appelle Amy, fit Matt en approchant. Qu’est-ce qu’il y a, Amy ? Un cauchemar ?

Il s’agenouilla face à elle et lorsqu’elle le reconnut elle se jeta dans ses bras, à la grande surprise de Matt qui finit par la réconforter, un peu mal à l’aise. La jeune fille se remit à pleurer à chaudes larmes.

– Les éclairs, dit-elle entre deux sanglots, ce sont les éclairs !

– L’orage de tout à l’heure ?

– Oui. Je les ai vus au loin, au nord ! Ce sont les mêmes !

– Les mêmes que quoi ?

Elle se recula pour trouver le regard de Matt.

– Que quand j’étais à Fort Punition. L’horizon au nord était tout noir. Et le soir, il y a eu des éclairs partout, ça ne s’arrêtait pas ! Je ne saurais l’expliquer, mais…

Devinant qu’elle n’osait en dire plus, Matt insista :

– Mais quoi ? Qu’as-tu vu ?

– Ces éclairs… ils n’étaient pas normaux. Je l’ai ressenti dans mes tripes, ils dégageaient quelque chose, une mauvaise impression. Ce soir-là, j’ai eu la certitude qu’ils étaient pour quelque chose dans ce qui s’était produit au fort !

Ses yeux s’embuèrent à nouveau et ses poings se serrèrent sur le polo de Matt.

– Je n’ai pas osé vous en parler, ajouta-t-elle, vous m’auriez prise pour une folle. Mais je sais que ce sont ces éclairs qui l’ont fait ! Il y avait des empreintes d’enfants un peu partout, et ce sont les éclairs qui les ont rendus fous ! Je l’ai senti en les voyant dans le ciel ! Leur lumière est différente ! Elle est… maléfique !

– Calme-toi, tu es en sécurité maintenant, tu es à Eden.

Amy secoua vivement la tête.

– Non, pas en sécurité. J’ai vu les éclairs tout à l’heure. Et ils cherchent quelque chose ! Ils vont revenir ! J’en suis certaine ! Ils vont revenir, et ils rendront fous certains d’entre nous ! Personne n’est en sécurité !

Matt lui prit les mains et les serra entre les siennes.

– Amy, regarde-moi ! Écoute-moi. Il ne t’arrivera rien, d’accord ? Tu t’es fait peur, c’est tout. C’est un violent orage, il y en a beaucoup au nord, tout le monde le sait, c’est ainsi. Il ne va rien te faire, c’est juste un orage comme les autres, tu comprends ? Tu es en sécurité ici, avec nous. Nous allons te protéger.

Mais tandis qu’il parlait, Matt réalisait qu’il n’était pas sûr de ce qu’il affirmait.

Lui aussi l’avait senti.

Ces orages n’étaient pas normaux.

Ils ressemblaient à ceux qui accompagnaient le Raupéroden.

Et à ceux par quoi tout avait commencé.

Les éclairs de la Tempête, ceux-là mêmes qui avaient vaporisé le monde qu’ils connaissaient.